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Guillaume Gonème, confesseur du roi Jean, homme d'une vie régulière et sans ambition personnelle, que la reine avait fini par éloigner de la cour et contraint à quitter l'île de Chypre. Gonème s'intéressa au sort du prince exilé comme lui et s'attacha à sa fortune. Sans pouvoir diriger sa nature impérieuse, il parvint souvent à s'en faire écouter, et lui rendit de grands services par sa prudence, son dévouement et sa dextérité.

L'espoir de retenir encore Jacques dans la carrière des honneurs ecclésiastiques détermina la reine à consentir ensuite à son rappel. Il rentra en Chypre, avec Gonème, dans l'année 1457. Mais le fond de sa nature hautaine et emportée reparut bientôt. Peu après son retour, il tua de sa propre main un chevalier de la famille de Gourri qui l'avait bravé. Personne n'osa sévir contre lui à cette occasion. On semblait le craindre déjà, et on évitait d'irriter celui que l'on voyait maître de l'avenir. Grâce à cette disposition des esprits, il obtint sa réinstallation complète à l'archevêché, dit Georges Bustron, « avec les droits, les honneurs, et les revenus qu'avait eus son oncle le cardinal1. »

La nomination romaine lui manquait seule, pour avoir la plẻnitude du droit archiepiscopal, et il ne l'obtint pas, quoiqu'elle fût souvent demandée au Pape, non-seulement par le roi et la reine Hélène, mais même par quelques influences étrangères 2 qui, dans l'intérêt de la paix du royaume de Chypre, auraient voulu fermer absolument l'accès du trône à Jacques. Jamais le pape Pie II ne voulut régulariser une nomination, faite au mépris des droits de l'église, d'un enfant illégitime et aujourd'hui souillé de sang. Jacques ne s'en tenait pas moins pour archevêque, et prétendait agir comme tel dans toutes les choses temporelles. Il consentait, du moins, pour éviter de consommer le sacrilége, à laisser à son premier vicaire, Antoine Soulouani, toutes les fonctions purement religieuses de la dignité métropolitaine 3.

La reine Hélène Paléologue étant morte au mois d'avril 1458, les grands officiers, profitant de l'indécision du roi, parvinrent à

1. Ms., fol. 12, v. Edit. Sathas, p. 423.

2. La république de Florence le demanda à Nicolas V. (Hist. de Chypre, t. III, p. 73, n., où il est dit, par erreur, que Jacques le Bâtard fut mis en possession de l'archevêché dès la mort du cardinal Hugues, son grand-oncle.) Venise agit dans le même sens auprès du pape, sans plus de succès.

3. Georges Bustron, fol. 17, 19; Edit., p. 427.

faire refuser à l'Apostole l'autorisation d'assister aux obsèques royales. On lui notifia d'avoir à se tenir renfermé dans l'archevêché. Ce fut pour lui un mortel déboire; il obéit néanmoins, semblant compter sur un prochain dédommagement. Ses pressentiments ne l'avaient pas trompé. Le roi, comme affranchi par la mort de la reine d'un joug intolérable, osa montrer sa volonté. Il appela le jeune prince au palais, il l'autorisa à venir le voir souvent, et bientôt, ne se contenant plus, il lui témoigna devant tous et en particulier la plus vive tendresse. Cette haute faveur et cette reconnaissance publique ne devaient, semblait-il, porter aucune atteinte aux droits de Charlotte, la fille et l'héritière, que le roi Jean entendait bien respecter. Mais l'effet fut tout autre que le roi ne le pensait; et de son vivant il put en pressentir et en calculer les redoutables conséquences. Deux partis se formèrent aussitôt dans la cour et dans la population suivant les événements qu'on prévoyait et qui allaient forcément séparer le frère et la sœur jusque-là unis par une véritable affection.

Les anciennes familles de race française demeurèrent généralement fidèles à Charlotte, héritière légitime de la couronne, la gardienne en quelque sorte de l'honneur et de la tradition royale. Jacques, issu par sa mère du sang hellénique, trouva des sympathies dans toutes les populations indigènes. Il s'entoura d'un corps armé de 200 ou 300 hommes, recrutés en partie parmi les orientaux, en partie parmi les étrangers espagnols et génois qui fréquentaient Nicosie et les ports de mer. Il se fortifiait ainsi chaque jour, et attendait avec confiance les événements qui marchaient au reste au gré de ses désirs. Quatre mois après la mort de la reine, le roi Jean mourut aussi (juillet 1458), et Charlotte, à peine âgée de 22 ans, fut proclamée reine de Chypre. L'Apostole se hâta de venir au palais, et rendit hommage à sa sœur. Mais on lui défendit d'assister au couronnement de la reine, dont les cérémonies furent faites par les vicaires et le chapitre à Sainte-Sophie, le dimanche 3 ou 10 septembre. On crut avoir consolidé le pouvoir de Charlotte et réduit le bâtard à la soumission. On n'avait fait qu'enflammer sa colère, ses rancunes et ses convoitises. Il sut pourtant se contenir quelque temps encore, grâce vraisemblablement aux conseils de frère Gonème.

La rupture éclata vers la fin de l'année 1458 ou au commen

1. Georges Bustron, fol. 16, 17, p. 427.

cement de 1459. Les chevaliers, justement inquiets des réunions et des préparatifs militaires qui ne cessaient à l'archevêché, ayant profité de l'absence de Jacques, pour faire visiter et saccager son palais, l'archevêque saisit ce prétexte et lève résolûment le

masque.

Muni de ressources suffisantes et suivi de quelques amis dévoués, parmi lesquels nous retrouvons frère Gonème, il s'embarque à Larnaca, et fait voile vers l'Egypte. Parvenu bientôt au Caire, il sait se ménager des amis dans le divan, il reçoit la pelisse d'investiture royale du sultan, qui lui livre lâchement les ambassadeurs mêmes envoyés par la reine; il repart aussitôt avec un corps de mameloucs enrôlés à ses frais; il débarque à Haïa Napa, au sud de Famagouste, marche sur Nicosie et se fait proclamer roi de Chypre au mois de septembre 1460, pendant que la reine Charlotte se renferme avec la cour et quelques fidèles chevaliers dans le château de Cérines.

Peu de temps après, enhardi et croyant tout justifié par son incroyable succès, Jacques osa députer au pape Pie II deux ambassadeurs, l'évêque de Limassol et le chevalier Philippe Podocator, qui n'obtinrent pas même l'honneur d'être reçus en audience officielle 3.

Le Saint-Siége, sans vouloir régulariser la nomination de Jacques le Bâtard comme archevêque, ne s'était pas hâté de pourvoir à la vacance du siége de Nicosie. Pie II s'y résolut cependant, quand il devint évident que le prince Jacques ne descendrait pas du trône pour accepter l'archevêché, y fût-il canoniquement nommé par le Saint-Siége. La décision apostolique paraît être, d'après une pièce citée par Rinaldi, de la fin de

1. C'est, du moins, ce qu'assure Georges Bustron, assez favorable à l'archevêque.

2. L'édition des Mémoires de Pie II, donnée sous le nom de Gobelin, son secrétaire, porte par erreur Episcopus Nicosiensis, au lieu de Nimosiensis (Hist. de Chypre, t. III, p. 154, n.). Ce texte fautif a jeté quelque confusion dans les histoires du roi Jacques le Bâtard, au sujet de ses rapports avec la cour de Rome. On a cru que Guillaume Gonème avait été envoyé à Pie II, tandis qu'il n'alla en Italie que sous Paul II; on a dit, d'autre part, que l'archevêque Louis Perez Fabrice, parti en ambassade en 1471, avait été chargé de se rendre auprès de Pie II, qui était mort dès 1464. (Lusign., fol. 181.) Toutes ces assertions sont inexactes.

3. Hist. de Chypre, t. III, p. 153, n. 155, n.

4. Rinaldi, Ann. 1459, 8 85; mais la lettre citée paraît être de la 3e année du

l'année 1460, ou, plus vraisemblablement, des premiers mois de l'année 1461.

L'archevêché de Chypre fut alors donné en commende avec l'archevêché de Négrepont et le patriarchat de Constantinople, au cardinal Isidore de Thessalonique, archevêque des Russes, un des prélats orientaux généreusement associés aux efforts de Bessarion et des pères de Florence pour tenter de réaliser l'union des deux grandes églises d'Orient et d'Occident.

Isidore resta toute sa vie fidèle aux sentiments qu'il avait témoignés au Concile. Il vécut à Rome, cardinal-évêque de la Sabine, jouissant en outre de quelques revenus et des prérogatives, souvent honorifiques, qui pouvaient lui provenir de ses commendes en Orient, quand elles ne lui étaient pas contestées par des compétiteurs. De l'église de Chypre, il n'eut que les soucis d'une administration à peu près illusoire et stérile, car le roi Jacques, après tant d'autres hardiesses, avait disposé de la manse archiepiscopale en faveur de Gonème.

Isidore mourut à Rome le 27 avril 1463, du vivant de Pie II1.

§ 2.

ANTOINE TUNETO, JEAN FRANÇOIS BRUSATO ET GUILLAUME GONÈME.

Un des premiers actes de Jacques le Bâtard, devenu roi, avait été de transférer l'archevêché de Nicosie à frère Gonème, sans s'inquiéter de ce qui pouvait être ou de ce qui serait décidé à Rome.

Il y eut donc alors, au moins nominalement, deux prélats à la tête de l'église chypriote : le cardinal Isidore, archevêque commendataire et seul légitime, et le frère Guillaume Gonème, archevêque de fait, mais qui probablement, avec sa prudence habituelle, ne se hâta pas de prendre le titre de sa dignité.

Gonème appartenait à une famille grecque de l'île de Chypre, parvenue à la noblesse sous les Lusignans, et qui garda ses entrées

pontificat de Pie II (Lib. III, Bull., p. 464), dont les limites sont du 3 sept. 1460, au 2 sept. 1461.

1. Ciaconius, Vitæ pap. et cardinal., t. II, col. 904.

2. Georges Bustron, éd. Sathas, p. 445. Voy. Hist. de Chypre, t. III, p. 97,

au grand conseil du royaume, remplaçant l'ancienne haute cour féodale, jusqu'à la fin de la domination vénitienne.

Après la perte de l'île, plusieurs de ses membres se retirèrent à Venise1. Son nom a été écrit diversement Gonème, Gonem, Gounème, Guyneme, Guynemé et Coumène. Ces deux dernières formes sont les moins bonnes. Le vrai prénom du religieux augustin, d'abord confesseur du roi Jean II, devenu l'ami du roi Jacques le Bâtard, est Guillaume. Le prénom de Julien, que lui donnent souvent les chroniques, est une erreur de traduction ou de transcription. Cette erreur provient de ce que Georges Bustron a rendu en grec le prénom français de Guillaume par le mot Guiliam ope Tap, mot dont les écrivains postérieurs écrivant en italien, comme Florio Bustron, ont fait Guiliamo et Giuliano.

On ne voit pas pour quelle raison le P. Lusignan, après avoir donné d'abord à Gonème son vrai nom personnel de Guillaume2, semble l'oublier tout-à-coup quelques pages après, et ne le nomme plus jusqu'à sa mort qu'Elie ou Hélie3. Sur la foi de Lusignan, ce nom est passé avec quelques autres inexactitudes dans l'Oriens Christianus et dans les Familles d'Outremer. Frère Guillaume Gonème, bien que saisi matériellement de l'église et des revenus de l'archevêché de Chypre à partir de la fin de l'année 1460, ne fut d'abord qu'un intrus et un pseudométropolitain pour les princes légitimes, comme pour la cour de Rome.

Les dispositions du Saint-Siége ne paraissent pas avoir changé à son égard lors de la mort du cardinal Isidore, survenue en 1463. Pie II attribua successivement le titre d'archevêque de Nicosie à deux prélats, nommés l'un Antoine Tuneto, l'autre JeanFrançois Brusato. Ni Tuneto ni Brusato ne semblent avoir conservé longtemps ce titre, qui paraît avoir été pour eux purement honorifique; nous n'en devons pas moins, avec Le Quien, inscrire ces prélats dans le catalogue chypriote des métropolitains réguliers et canoniques.

Antoine Tuneto est qualifié d'archevêque de Nicosie dans un

1. Et. de Lusignan, fol. 83. Cicogna, Iscriz. venez., t. III, p. 225. 2. Lusign., fol. 158, v°, 163, v°, 165, vo.

3. Lusign., fol. 167 à 179. Colbertaldi, auteur d'une médiocre histoire de Catherine Cornaro, dont j'ai imprimé quelques extraits (Hist., t. III, p. 445), donne aussi le nom d'Elie au frère Gonème. Ms. de Venise, fol. 38, 47.

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