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avait déjà des lépreux en France au milieu du VIe siècle. Une charte de l'an 634 révèle même l'existence d'hôpitaux de lépreux aux portes de notre pays. Le nombre de ces infortunés devait même être assez considérable, puisque les conciles jugeaient à propos de s'intéresser à leur sort. Il est probable que les mêmes causes qui avaient fait naître cette maladie dans d'autres contrées, la produisirent aussi en Occident. « Ne l'attribuons point parmi nous aux Croisades, dit un traducteur : les irruptions des barbares, la servitude du gouvernement féodal, l'abrutissement des peuples, l'abandon de l'agriculture : voilà les vraies causes qui la perpétuèrent si longtemps en Occident (1). »

A ces causes, nous en ajouterons une autre qui ne paraîtra pas la plus faible: l'absence de toute police hygiénique dans les villes du moyen-âge. Aussi le séjour des villes était-il insalubre à l'excès. Personne n'ignore que la capitale de la France ne fut pavée que sous le règne de PhilippeAuguste. « Un jour le bon roi se mit à une des fenêtres de la salle, à laquelle il s'appuyait aucunes fois pour regarder la Seine couler.... Si advint en ce point que charette qui charriait vint à mouvoir si bien la boue et l'ordure dont la rue était pleine, qu'une pueur en issit si grande, qu'elle monta vers la fenêtre où le roi était. Quand il sentit cette pueur corrompue, il s'entourna de cette fenêtre en grande abomination de cœur; lors fit mander li prévôt et borgeois de Paris, et li commanda que toutes les rues fussent pavées, bien et soigneusement, de grès gros et fort (2). » Auparavant les bourgeois aisés ne circulaient dans Paris que montés

(1) DE PONGERVILLE, notes sur le Vle livre de Lucrèce.

Parmi les causes de la lèpre, ARNAULD DE VILLENEUVE place l'usage immodéré du vin pur. C'est à cela, dit-il, que la France et la Bourgogne doivent de compter un si grand nombre de lépreux. On ne s'en douterait guère aujourd'hui. Voir au reste Arnaldi de Villa Nova opera, Lugduni, 1504, Brevarii lib. sec., cap. 46 de lepra, fol. 186.

(2) Chronique de Saint-Denis, ao 1182.

sur leur mule, et les pauvres piétons enfonçaient péniblement leurs jambes dans une boue noire et profoude. Ajoutez à cela des masses de maisons irrégulièrement amoncelées sur des rues étroites, tortueuses et infectes (1), et vous aurez à peu près une idée de l'insalubrité de cette ville; et quand on songe que tout cela se passait dans la première ville de France, on se demande ce que devaient être les autres villes du royaume. Aussi l'air fétide qu'on y respirait devait-il allumer dans le sang des maladies affreuses et souvent incurables, connues sous les dénominations diverses de pourpre, de feu sacré (2), de mal des ardents; mais ce fut la lèpre qui exerça le plus de ravages.

Toutefois, il faut bien le reconnaître, ce fut à l'époque des Croisades que la lèpre se propagea surtout en Occident et dans toute l'Europe. Les rapports plus suivis qui s'établirent alors entre l'Occident et l'Orient, ont certainement contribué à cette propagation. Mais ce que nous voulons constater, c'est que la lèpre était connue en Occident bien longtemps avant les Croisades. Le cinquième concile d'Orléans, tenu en 549, contient une disposition spéciale relative à l'entretien des lépreux. « Quant à ce qui concerne particulièrement les lépreux, y est-il dit, la charité exige que chacun des évêques secoure ceux des habitants de sa ville ou de son territoire qui auront contracté cette infirmité, et qu'il pourvoie, sur les biens de l'église, et dans la mesure de ses moyens, à leur alimentation et à leur habillement; il ne faut pas que les soins de la miséricorde fassent

(1) CAPEFIGUE, Histoire de Philippe-Auguste, chap. V.

(2) Il y a quelques années, M. Dɛ MERSSEMAN a cherché à établir, au sein de l'Académie royale de Médecine de Belgique, que l'ignis sacer était la lèpre crustacée ou la lèpre squammeuse. M. FALLOT pense avec OZANAM, que l'ignis sacer est l'ergotisme. Vr Bull. de l'Académie roy. de Méd. de Belgique, t. IX, sqq. et p. 497 sqq.

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défaut à ceux qu'une cruelle infirmité condamne aux étreintes d'une intolérable misère (1). »

Le troisième concile de Lyon, en 583, porte aussi que chaque évêque donnera la nourriture et le vêtement aux lépreux de son diocèse, et il ajoute ut illis per alias vagandi licentia denegetur (2). On sentait donc déjà le besoin d'empêcher les lépreux de promener leur hideuse maladie, et d'en répandre la contagion.

Le pape Grégoire II, écrivant à l'évêque Boniface à la date de 726, lui dit entre autres choses: Quant aux lépreux, s'ils sont fidèles chrétiens, qu'on les admette à la communion; mais il faut leur défendre de s'en approcher avec les personnes saines (3).

On voit que les lépreux étaient assez nombreux déjà pour préoccuper les évêques des Gaules, et les décider à soumettre au Saint-Siége certaines questions relatives à ces malheureux. Un peu plus tard, en 754, nous voyons un autre pontife, Étienne II, répondre à un évêque qui l'avait consulté touchant le mariage des lépreux. Un parlement tenu à Compiègne en 757, régla aussi certaines questions relatives au même sujet, et sur lesquelles nous reviendrons (4). Enfin un capitulaire de Charlemagne de l'an 789, défend aux lépreux de se mêler au reste du peuple ($).

Ces précautions prouvent assez que l'on croyait la lèpre contagieuse. Il y a plus, on la croyait incurable. On a contesté ce double caractère de la lèpre. Mais ces différentes appréciations ne viendraient-elles pas de ce qu'on ne se se

(1) Concilia antiqua Galliæ, t. I, p. 283; Conc. Aurelianense V, cap. XXI. (2) Ibidem, Concilium Lugdunense tertium, cap. VI.

(3) Ibidem, t. I, p. 1629, ap. MARTENE, De antiquis ecclesiæ ritibus, lib. III, cap. 10. La même prescription se trouve dans le XXXIe canon du concile de Worms de l'an 868. Acta concil., t. V, col. 742.

(4) Dom BOUQUet, V, 644.

(5) CANCIANI, Barbarorum leges antiquæ, t. I, p. 244; Concilia antiqua Galtiæ; Baluzii Capitul., etc.

rait pas entendu au préalable sur ce qu'il faut voir dans le mot de lépre? Dans la classification anglaise par exemple, le mot de lepra a une tout autre acception que celle que lui donne le vulgaire des médecins (1). Il est certain qu'il faut distinguer entre lèpre et lèpre. Un médecin du XIIIe siècle, célèbre à divers titres, Arnauld de Villeneuve, établit quatre sortes de lèpre, qu'il appelle: Leonina, alopitia, elephantia et tiriasis. Les deux premières espèces, dit-il, sont incurables. L'elephantia et le tiriasis se guérissent quelquefois, bien que réputés également incurables. Du reste, dit-il encore, la lèpre invétérée ne se guérit jamais (2).

Au surplus, d'après le témoignage même des écrivains du temps, et, en particulier, des médecins placés à la tête des léproseries, beaucoup de maladies différentes de la lèpre étaient admises et traitées dans ces hôpitaux. Ainsi, Grégoire Horstius, à Ulm, dit expressément que diverses maladies cutanées, et en particulier le psora des Grecs, existaient dans l'établissement qu'il dirigeait. Le célèbre Forestus fait la même remarque en Hollande, et Rieldinus à Vienne (3).

Dans la langue romane, la lèpre est désignée sous les différents noms d'éléphantie, de ladrie ou ladrerie, de mesellerie, etc. Les lépreux sont souvent appelés ladres, du nom de Lazare, dit-on, prononcé à l'italienne (4). Quant au mot de mesel ou meseau, on le fait venir de misellus, comme si l'on voulait dire que l'homme attaqué de cette maladie est

(1) GIBERT, Manuel des maladies spéciales de la peau. Brux. 1835, p. 269. (2) Arnaldi de Villa Nova opera, Lugduni, 1504; Breviarii lib. II, cap. XLVI de lepra, fo 186.

Les journaux annonçaient à la fin de juin 1854, que l'on avait découvert dans la plante appelée Hydrocatyle, qui croît aux Indes, la propriété de guérir la lèpre. Le ministre de la marine en France ordonna des envois de feuilles et d'extraits aqueux de cette plante dans les colonies de la Guyane et de la Guadeloupe, où l'on devait faire de nouveaux essais pour déterminer le mode de

traitement.

(3) GIBERT, Manuel, p. 320. Voir aussi BRITZ, Anc. droit belg., p. 511. (4) Dict. de la Conversation, au mot ladre.

parvenu au comble du malheur (1). Du Cange, dans ses observations sur l'histoire de saint Louis par Joinville, dit que ladre et meseau sont synonymes. Barbazan prétend qu'il faut en faire la distinction. Mesel, dit-il, est un homme couvert de plaies et d'ulcères, et ladre est un homme insensible. Toutefois, il est bien certain que l'un et l'autre de ces mots ont signifié lépreux. Il paraît aussi que les meseaux étaient traités moins sévèrement que les ladres. La mesellerie avait d'ailleurs ses degrés comme le prouvent ces vers du Pèlerinage de l'humaine lignée :

Homs, qui ne sçet bien discerner

Entre santé et maladie,

Entre le grant mesellerie,

Entre le moienne et le menre (2).

Nous sommes porté à croire que le mot générique est le mot ladre, comme en flamand melaetsch (3). Dans cette dernière langue, on appelle aussi ces malheureux Lazarussen. Enfin dans la Flandre, on disait encore Ackerziecken, et à Anvers, Veldtziecken (malades des champs); mais ces deux derniers mots désignent plutôt ceux qui demeuraient dans la campagne, par opposition à ceux qui peuplaient les hôpitaux. A Ypres, on les trouve nommés hoogeziecken (4).

C'est sous tant de noms différents que cette affreuse maladie exerçait les ravages qui justifient si bien l'horreur qu'elle inspirait. Le naïf chroniqueur Joinville nous offre un curieux exemple de la terreur qui s'attachait à cette affection. Voici en quels termes il raconte une conversation

(1) BRITZ, Anc. droit belg., p. 510, explique mescaus par nécessiteux, qui a besoin.

(2) ROQUEFORT, aux mots: Ladrerie et mesellerie.

(3) BRITZ, loc. cit., dit que melaetsch vient probablement de melaenaticus, melaena, peλavà, scil. vócos, la maladie noire. Nous n'aimons guère cette étymologie.

(4) Sieck man belasert wesende. BRITZ.

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