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ÉTUDE

SUR LES CLASSES SERVILES EN CHAMPAGNE

DU XI AU XIV SIÈCLE.

(Suite et fin.)

IV.

L'exploitation seigneuriale s'étend encore à tout ce qui est d'un usage commun aux habitants de la villa.

Le seigneur laisse, en général, à ses serfs l'usage des forêts et des terres en friche dont il n'espère pas tirer grand profit. Ainsi, les hommes de Cortanoul, de Massangy, de Dissangy, « estoient saisis de l'usuaire dou bois Saint-Germain a penre le mort bois por ardoir et le vif pour edifier; » on leur laissait aussi le miel et la cire des abeilles qu'ils trouvaient dans ces bois1. Le plus souvent ces droits d'usage ne sont concédés que moyennant une redevance; les paysans ne peuvent faire paître leurs porcs qu'en acquittant une taxe spéciale, que les textes latins désignent par le mot pasnagium2. D'ailleurs, le propriétaire n'accorde pas toujours sans difficulté le droit de pâture; souvent éclatent à ce sujet des procès qui durent fort longtemps 3.

Le seigneur est encore plus jaloux, s'il est possible, de son droit de pêche il se réserve presque toujours la possession exclusive

1. Bibl. nat., Cinq Cents de Colbert, t. LVI, fol. 110 v et suiv.

2. Les hommes de Venizi, qui ont des droits d'usage dans la forêt de SaintPierre de Venizi, « costumas solitas reddent Pontiniacensi ecclesie et pasnagium de porcis suis» (Quantin, Cartulaire de l'Yonne, t. II, p. 117-18).

ceux-ci

3. Le monastère de Mores a un procès avec ses hommes de Selles renoncent au droit de pâture dans les prés qui touchent à la grande porte de Mores, mais ils conserveront le droit de vaines pâtures dans le reste des finages de Selles et de Mores (L'abbé Lalore, Chartes de l'abbaye de Mores, dans les Mémoires de la Société d'agriculture de l'Aube, t. XXXVII, p. 91).

REV. HISTOR. LVII. 1er FASC.

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de l'eau et du pêcheur attitré1. Ce sont droits que l'on mentionne à part dans les ventes ou les donations: en 1087, Hugues, comte de Troyes, cédant un village à l'abbaye de Molesme, déclare céder, en même temps, toutes les eaux qui lui appartiennent, ainsi que plusieurs pêcheurs et leurs familles.

Mais, parmi les droits seigneuriaux, il en est peu d'aussi caractéristiques que les banalités : elles comprennent les moulins, les fours, les pressoirs, les foires, les marchés2. — Chaque village possède un four et un moulin, qui appartiennent en toute propriété au seigneur; le meunier et le fournier lui sont directement soumis3; ce sont, en général, des hommes de la villa que le maire désigne pour remplir cet emploi. Lorsque le village appartient à plusieurs propriétaires, ceux-ci possèdent en commun le four et le moulin 5. Le seigneur a le monopole de ces banalités; personne ne peut avoir, par exemple, un four en particulier, car ce serait un préjudice porté à l'exploitation domaniale. Les habitants sont strictement astreints à venir au moulin pour faire moudre leur blé, au four pour faire cuire leur pain : s'ils se dérobent à cette obligation, on leur inflige une amende ou l'on saisit les pains qui ont été cuits dans un autre four". C'est que souvent il y a comme une concurrence entre établissements voisins en 1179, nous voyons le comte de Champagne faire tous ses efforts pour attirer à son domaine de Bierges les habitants des environs; à tous ceux qui

1. Chartes de Molême, p. 253-254. Lalore, I, 47.

· Cf. Cartulaire de Saint-Loup, dans

2. Voy. l'énumération des diverses sortes de banalités, dans Varin, Archives administratives de Reims, I, 258-59.

3. En 1173, Érard, chambrier du comte de Troyes, donne à la Maison du Temple « apud Columberium molendinum suum cum molendinario » (D'Arbois de Jubainville, Histoire des comtes de Champagne, t. III, Pièces, no XXIX). 4. Cartulaire de Saint-Loup, dans Lalore, I, 83 et suiv.

5. Voy., par exemple, le pariage conclu entre Henri, comte de Troyes, et Saint-Médard de Soissons, pour le four de Damery, en 1175 (D'Arbois de Jubainville, op. cit., t. III, Pièces, n° XXXV).

6. En 1097, Hugues, comte de Troyes, permet aux moines de Molême de posséder << in castro de Insulis proprium furnum bannalem..., ita videlicet ut nemo alium in eodem castro de Insulis deinceps furnum habeat nec alium in loco eis contiguo ad gravamen eorum ullo modo construere presumat » (Arch. de la Côte-d'Or, Deuxième cartulaire de Molesme, fol. 86 v°).

7. Milon, comte de Bar-sur-Seine, en 1210, donne des fours à l'hôpital de Bar, < ita quod omnes illi qui sunt a Domo Dei, que est versus Villam Novam, debent venire ad istum furnum ad coquendum » (D'Arbois de Jubainville, Voyage paléographique, p. 287-92). Cf. Bibl. nat., Cinq Cents de Colbert, t. LVI, fol. 29 et suiv.

voudront y aller il promet sa protection et son sauf-conduit1. Le moulin est-il vendu les hommes de l'ancien propriétaire sont obligés de s'en servir comme auparavant. Les pressoirs constituent un monopole seigneurial de même ordre en 1210, Milon, comte de Bar, donnant à la Maison-Dieu les pressoirs de Bar, déclare que personne autre ne pourra en établir au même endroit3.

Les foires et les marchés appartiennent aussi exclusivement au seigneur. Il possède le tonlieu, la justice des foires, toutes sortes de redevances et de droits1; il loue aux marchands les stalles où ils s'établissent et exposent leurs marchandises 5. Dès le xir° siècle, les foires de Champagne constituent pour les seigneurs, et surtout pour les comtes de Troyes, une source fort importante de revenus; au XIIIe siècle, elles sont célèbres dans toute la chrétienté, et il s'y fait un énorme commerce.

Dans tous les bourgs un peu importants, et même dans de simples villages, se tient chaque semaine le marché; le seigneur en tire bon profit; la location des stalles, notamment, paraît être un excellent revenu. Aussi cède-t-on fort souvent des rentes à percevoir sur les revenus des marchés : le comte Thibaut, en 1235, donne à l'abbé de Hautvilliers une rente de 25 livres sur son marché d'Épernai'. Il arrive que, dans le même bourg, il y ait concurrence entre plusieurs seigneurs en 1234, le couvent de Sézanne se plaint que le comte de Champagne ait fait construire un marché à Sézanne, ce qui nuit au marché monastique: le comte

1. Gallia christiana, X, instr., 175 B.

2. Érard, seigneur de Chacenay, cède à Molême, en 1232, ses moulins d'Essoye; il ajoute : « Et sciendum quod per eamdem venditionem homines mei de Essoya molere tenentur per bannum ad eadem molendina ad molturam rationabilem sicut antea faciebant » (Chartes de Molême, p. 325).

3. D'Arbois de Jubainville, Voyage paléographique, p. 287 et suiv. Cf. Varin, op. cit., I, 293.

4. « Quarum utique nundinarum (de la Ferté-Gaucher) redditus, theloneum, justitia, bannum, latro et quidquid est in nundinis justitiae et juris, totum est monachorum Domus Dei... » (Duplessis, Histoire de l'église de Meaux, t. II, p. 63).

5. Le comte Henri, en 1159, concède aux moines de Saint-Florentin la foire qui doit se tenir le lundi de la Quadragésime, « et forisfactiones magnas et parvas, et plateas percipiendas » (Bibl. nat., Collection de Champagne, t. CXXXVI, p. 281-82).

6. Cf. Bourquelot, Études sur les Foires de Champagne, 1865.

7. Martène, Anecdota, I, 993. Il donne à un autre couvent 10 livres à prendre sur son marché de Sézanne (Bibl. nat., Collection de Champagne, t. CLI, p. 9).

met fin au débat en achetant toute la place du marché1; en d'autres occasions, il conclut avec l'abbaye un traité de pariage'. - Les serfs, d'ailleurs, tiennent beaucoup aux marchés; souvent ils demandent qu'on en crée de nouveaux : c'est que le seigneur protège les marchands et assure la facilité de leurs transactions; il les prend sous sa garde; en 1166, par exemple, Henri, comte de Troyes, donne toute liberté aux hommes de Saint-Pierre de venir à ses foires3; quelque temps après, il autorise ses sujets à fréquenter le marché créé par l'archevêque de Sens. — - Cependant, le propriétaire se réserve le droit de vendre ses produits, à l'exclusion de tous autres, pendant un temps donné, en général pendant deux ou trois mois : c'est ce qu'on appelle le ban du seigneurs.

Les banalités sont un des droits domaniaux auxquels les seigneurs tiennent le plus; ils n'en abandonnent pas facilement la propriété; ils la conservent souvent même dans les endroits qui se sont transformés en villes franches ou en communes 6.

V.

La justice, qui s'exerce sur les serfs, est encore une partie essentielle du domaine. Admettons qu'à l'origine le droit de justice se soit distingué, à la fois, du droit féodal et du droit domanial : en réalité, à l'époque qui nous occupe, il ne paraît constituer qu'un objet de propriété comme les terres, les bois, les prés, les serfs eux-mêmes. Il est difficile de voir dans la justice domaniale autre

1. Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 399 v°.

2. Henri, comte de Troyes, en 1169, fondant un marché hebdomadaire à Cergy, associe Saint-Médard de Soissons à la moitié des revenus et de la justice (Cartulaire de Saint-Médard. Bibl. nat., ms. lat. 9986, fol. 29).

3. Gallia christiana, IX, instr., 929 A.

4. Quantin, Cartulaire de l'Yonne, t. II, p. 283. Le seigneur de la FertéGaucher, en 1177, exempte de toute redevance les marchands qui se rendront à une foire fondée par l'abbaye de Molême (Duplessis, op. cit., t. II, p. 63). Sur la protection accordée aux marchands, voy. Bourquelot, op. cit., p. 136 et suiv. 5. A Dormans, le ban du vin qui est que nuls ne puet vendre en icelle ville vin par trois mois de lan que li sires, cest assavoir par un mois apres Pasques, par un mois apres Pentecouste et par un mois apres Noel, estimé par an 8 livres (Arch. nat., KK 1066, p. 101). Le ban n'est parfois que de deux mois (Ibid., p. 106).

6. Par exemple, à Saint-Julien-sur-Rognon (Teulet, Layettes du Trésor des chartes, t. II, p. 433 et suiv.), et même à Provins (Ibid., p. 185).

7. En 1265, Guichard de Passavant déclare avoir vendu à Thibaut << quicquid

chose qu'une redevance tout à fait semblable aux autres redevances1; dans les actes, on paraît l'assimiler aux revenus ordinaires de l'exploitation; comme toutes les parties du domaine, on peut l'inféoder 3. Elle se décompose, d'ailleurs, comme la villa : non seulement le mansus indominicatus et le cloître de l'abbaye, mais la grange, le four, le moulin ont souvent leur justice spéciale3. La juridiction d'un même domaine peut se diviser en plusieurs parts: en 1248, une veuve vend le quart de la basse justice de Saint-Véran; une autre personne, en 1273, cède au roi Henri de Navarre la sixième partie d'une haute justice". On ne saurait affirmer que la justice se confond absolument avec le domaine dans les actes, elle est souvent citée à parts. Mais, en tout cas, elle se superpose à ce domaine. Dans les ventes et les donations, il n'est pas rare de voir l'ancien propriétaire garder le droit de justice sur la terre dont il se dessaisit; mais n'est-il pas bien d'autres revenus domaniaux qu'en pareil cas l'on peut se réserver de la même façon ?

habebat... in villa de Humes et ejus appenditiis, in banno, in justitia, in hominibus, feminis, nemoribus, pratis » (Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 545).

1. Cf. un acte de 1177: « Ego Henricus... notum... quod Roberto de Mintoi dimisi quidquid apud Cortaion habebam et in hominibus sanctuariis et in justitia et in omnibus utilitatibus... » (Ibid., Cinq Cents de Colbert, t. LVI, fol. 120). 2. Les seigneurs de Méry accordent à Sainte-Marie de Méry un marché annuel, « cum omni integritate reddituum ad forum pertinentium, excepta justitia » (D'Arbois de Jubainville, Histoire des comtes de Champagne, t. III, Pièces, n° CL).

3. En 1273, Guillaume de Givry vend au comte de Champagne la sixième partie de la haute justice de Saint-Loup de Naud, qu'il avait assignée à Henri Bouchard, chevalier (Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 459).

4. ... Quod justicia mansi dominici de Dameryaco Sancti Medardi Suessionensis est... (Cartulaire de Saint-Médard de Soissons, Bibl. nat., lat. 9986, pièce 37).

5. Cf. l'abbé Lalore, Collection de cartulaires, t. V, p. 93-95; t. VI, p. 172176; t. III, p. 54.

6. Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 472 vo.

7. Ibid., fol. 459.

...

8. Le comte de Rethel, cédant des biens à un chevalier, ajoute : << Quod dictus dominus habeat de cetero in rebus predictis, quas ei contuli, omnimodum dominium et omnimodam justitiam » (Cinq Cents de Colbert, t. LVII, p. 199 et suiv.).

9. En 1223, Louis VIII concède à l'abbaye de Saint-Jean-des-Vignes trois arpents de pré situés à Troesne, dans le Grand-Pré, mais s'en réserve la justice (Ch. Nusse, Notice historique sur Troesne, dans les Annales de la Société historique et archéologique de Château-Thierry, année 1875, p. 121). Cf. Chartes de Mores, p. 93.

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