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que tous les hommes francs qui émigreront dans la villa de Montier-la-Celle appartiendront au monastère1. Vers la fin du siècle, cette classe d'individus est déjà très répandue. - Comme le disent les Coutumes de Champagne, l'affranchissement n'est valable que s'il y a eu privilège et charte du seigneur2; la coutume même doit être consacrée par un acte écrit 3.

Ce qui semble caractériser le franc, c'est que sa taille est réglée; il donne une somme déterminée à des dates fixes et le seigneur ne peut plus rien exiger de lui; il y a eu, en quelque sorte, contrat. Le roi de Navarre, en 1248, déclare au pape Innocent IV qu'il a affranchi un grand nombre de ses serfs; ceux-ci devront acquitter régulièrement leurs redevances à la date prescrite1. On détermine, à la fois, le montant de la taille et l'époque de l'échéance: suivant un acte de 1171, les hommes de Damery paieront, deux fois l'an, quatre sous pour leur taille 5. Une femme de Saint-Loup est taxée à cinq sous par an 6.

L'affranchissement ne porte guère que sur les redevances personnelles, et encore est-il rarement complet. Tel peut avoir obtenu la taille abonnée qui est encore astreint à la mainmorte et au formariage : c'est même le cas général. En 1303, la dame Marguerite

1. Ibid., n° LXXXIII. Henri, comte de Troyes, donnant un bois à SaintQuiriace, en 1170, parle de « tous les hommes libres qui habitent cette terre >> (Bibl. nat., Collection de Champagne, t. CXXXVI, p. 274).

2. Li droit et lis coustumes de Champaigne et de Brie, 2 39. — Le vassal ne peut abonner ses hommes sans une autorisation écrite du suzerain (Ibid., 3 17). 3. Voy. Varin, Archives administratives de Reims, I, 328. Marie, comtesse de Troyes, en 1196, confirme par une charte les coutumes de Chammay (D'Arbois de Jubainville, op. cit., t. III, Pièces, no CLXVI).

4. ... Quod cum ipse olim hominibus terre sue ad eorum petitiones quasdam concessisset libertates, propter que iidem quasdam pecunie summas et alia debita servitia sibi per juramentum suum tenentur solvere annuatim..., ad quarum solutionem certis loco et termino, annis singulis faciendam, quidam eorum vice omnium se juramenti vinculo astrinxerunt » (Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 51).

5. D'Arbois de Jubainville, op. cit., t. III, Pièces, no CXXXVII.

6. Cartulaire de Saint-Loup, dans Lalore, op. cit., t. I, p. 148. Un teinturier est taxé à 10 livres, en 1230 (Arch. nat., KK 1064, fol. 277). La plupart des taxes varient entre 5 et 10 sous (cf. de Barthélemy, Diocèse ancien de Châlons, II, 374).

7. Cependant, on trouve des exemples de dime abonnée vers 1275, l'abbaye de Montiéramey perçoit, en vertu d'un abonnement, 5 sous sur chaque arpent de vigne: «Sed sunt multi, ajoutent les Extenta, qui in isto abonamento nolunt se ponere nec suas decimas bene persolvere, sed ad bene solvendum tenetur dominus eos compellere» (Arch. nat., KK 1066, p. 2).

de Chaumanil donne au couvent de Beauvoir cinq familles de serfs, dont chacune ne peut être contrainte à payer par an plus de cinq sous de taille à la Saint-Rémi; et cependant << se lidit hommes et fame ou lor hoir de lor cors, en descendant d'oir en oir, trespassent de cest siecle senz hoir de lor cors, lidit frere de Belveoir aurient et devrient avoir la mainmorte et l'eschoite de tous lor biens mobles et heritaiges por faire lor voluntė senz nul contredit. Les autres redevances, comme le terrage, le cens, sont conservées; mais, en général, l'on oblige les maires et autres agents domaniaux à modérer leur exploitation.

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L'homme franc, ainsi que le serf, appartient toujours à son seigneur, comme un objet de propriété : il peut être cédé ou vendu. Henri, comte de Troyes, nous raconte Joinville, avait pour trésorier un nommé Artaud. Un pauvre gentilhomme vient trouver le comte et lui présente ses deux filles, le suppliant de les doter. Artaud s'écrie que le trésor du comte est vide : « Tu te trompes, s'écrie Henri, je t'ai encore à donner, et je te donne à ce gentilhomme pour qu'il dispose de toi comme il l'entendra. » Artaud, pour dégager sa liberté, est obligé de donner une somme considérable3.

Au XII° siècle, nous trouvons surtout des affranchissements individuels. C'est au XIIIe siècle que se multiplient les affranchissements collectifs des serfs de tout un village, parfois de toute une région. Ils résultent souvent d'un pariage conclu entre deux seigneurs. Dans une convention de ce genre, en 1261, Thibaut et l'abbé de Saint-Bénigne affranchissent leurs hommes de Mauri, de Minecourt, de Jussecourt, de Vaurey, de Dicourt: chaque homme donnera, chaque année, à Thibaut une mesure d'avoine et six deniers, et paiera au couvent une somme fixe pour la taille, sans que l'abbé puisse « de plus les efforcier por raison de la taille; » pour lever cette redevance, les sergents seront assistés, dans chaque village, par deux « preudhommes. » Une autre fois, c'est

1. Charles de Beauvoir, dans Lalore, op. cit., t. III, p. 249. « Item li sires ha a Recy taille en ses hommes estimee par an xxx s., et ha en ce lieu en ces hommes... formariages et mainsmortes » (Arch. nat., KK 1066, p. 119). 2. Arch. nat., KK 1064, fol. 12. En cas de différend avec leur maire, les hommes de Rivière s'adresseront au prévôt.

3. Joinville, Histoire de saint Louis, & 23.

4. De Barthélemy, Diocèse ancien de Châlons, I, p. 379.- En 1233, l'abbaye de Molême associe le comte de Thibaut la possession d'Essoye, de Verpillières, de Poligny. Les habitants reçoivent l'affranchissement; qu'ils dépendent

tout un pays, compris entre Brauny et la ville de Sens, qui reçoit l'affranchissement: chaque homme paiera au comte quatre deniers de taille par an1.

Ces affranchissements collectifs, comme les affranchissements individuels, ont, en général, pour résultat de rendre la taille fixe et régulière; la plupart des autres droits, notamment ceux qui portent sur la terre, sont conservés; parfois le formariage et la mainmorte sont maintenus, au moins en partie. Il arrive aussi que l'affranchissement consiste surtout dans la remise de la mainmorte ainsi, en 1244, Nicolas, évêque de Troyes, affranchit de la mainmorte tous ses hommes de la cité de Troyes, de PontSainte-Marie, de Poilly, de Torviller3. Quelquefois, cette remise n'est qu'incomplète : le chapitre de Saint-Pierre de Troyes, en 1194, décide que les hommes de la banlieue de Troyes n'échapperont à ce droit que si les héritiers appartiennent à l'église et habitent la banlieue1.

L'Église a-t-elle eu une influence notable sur ce mouvement d'émancipation? C'est ce que l'on ne saurait exactement déterminer. Les clercs semblent avoir concédé plus d'affranchissements que les laïques; mais n'oublions pas que la plupart de nos documents ont une origine ecclésiastique. On ne remarque pas que les évêques et les abbės aient accordé leurs privilèges à un taux moins onéreux que les autres seigneurs; ils ne sont guère plus généreux; ils sont propriétaires et ils tiennent à leurs droits.

A côté des francs proprement dits, il est plusieurs catégories de paysans qui échappent plus ou moins à la servitude. Ainsi, les serfs domestiques paraissent être dans une situation privilégiée : ils suivent les exercices religieux des moines; ils ont droit de sépulture dans leur cimetière; ils sont affranchis des redevances les plus lourdes. Les hôtes ont sur les serfs la même supériorité que les

de l'abbaye ou du comte, ils peuvent librement se marier; ils sont libérés du gîte, mais doivent encore se soumettre au service militaire; dans ces villages, il n'y aura qu'un prévôt renouvelé chaque année et qui devra prêter serment aux deux seigneurs (Chartes de Molême, dans les Mémoires de la Société d'agriculture de l'Aube, t. XXVIII, p. 330 et suiv.).

1. Bibl. nat., ms. lat. 5992, fol. 133 et suiv.

2. En 1211, l'abbaye de Molême affranchit ses hommes de Villiers; elle leur permet de marier leurs filles au dehors, mais ils ne peuvent épouser que des femmes appartenant à l'église (Chartes de Moléme, p. 301)!

3. Cartulaire de Saint-Pierre de Troyes, dans Lalore, op. cit., t. V, p. 192. 4. Ibid., p. 78.

5. Voy. Cartulaire de Basse-Fontaine, dans Lalore, op. cit., t. III, p. 135 et

colons, dans l'antiquité, possédaient sur les esclaves; on ne les confond jamais avec eux. Dans la plupart des domaines, il est des parcelles réservées aux hôtes, que l'on appelle des hostises : souvent, on leur donne des terres encore désertes ou abandonnées1, presque toujours distinctes du reste de la villa. La famille d'un hôte s'éteint-elle l'hostise reviendra au propriétaire, jusqu'au moment où il se présentera un nouveau tenancier, auquel on ne devra pas la refuser 3.- Les hôtes acquittent surtout des redevances réelles, comme le cens, les terrages'; mais ils sont le plus souvent soumis aux droits de sauvement et de justice5, et ne peuvent que rarement se soustraire à la taille; il est vrai qu'il s'agit alors de la taille abonnée. Les hôtes jouissent encore de nombreux privilèges s'ils appartiennent à un seigneur ecclésiastique, ils sont, en général, exempts de la justice de l'avoué laïque et presque complètement dispensés du service militaire;

suiv. A cette catégorie, il faut peut-être rattacher ceux que nos actes désignent sous les noms d'« homines sanctuarii, » d'« homes saintuaires,» d'homes des seinz; » peut-être sont-ils affectés au service du cloître. Parfois ils semblent jouir des mêmes droits que les aubains ou les hôtes (Livre des Vassaux, p. 162). En tout cas, on les distingue soigneusement des hommes de corps; voy. un acte de 1222: « Et homines ibidem inventi redigentur nominatim in scriptis, illi scilicet qui sunt sanctuarii ex una parte, et illi qui sunt homines de corpore ex altera » (Bibl. nat., Cinq Cents de Colbert, t. LVII, p. 411). Ces homines sanctuarii, par le hasard des mutations, ont pu d'ailleurs, en mainte occasion, entrer dans des domaines laïques.

1. Comme les chanoines de Troyes, en 1184, vont déplacer leurs maisons et leurs granges, le comte déclare : « Et si canonici eamdem terram quam reliquerint, negaverint petentibus ad hospitandum, meum erit, si voluero, eam ad hospitandum dare» (Cartulaire de Saint-Loup, dans Lalore, op. cit., t. I, p. 107). D'ailleurs, dès le xr° siècle, il y a un mouvement très actif de défrichements; voy. Chartes de Moléme, passim.

2. Nous voyons, en 1146, une terre possédée en commun par l'abbaye de SaintPierre de Chézy et par deux chevaliers; les hostises ne sont pas comprises dans le pariage (Cartulaire de Saint-Pierre de Chézy. Bibl. nat., Collection de Picardie, t. XXII).

3. Cartulaire de Saint-Loup, p. 83 et suiv.

4. Voy. KK 1066, p. 9, 13 et passim.

5. Cartulaire de Saint-Loup, p. 96.

6. Un seigneur, nommé Baudouin, donne au comte de Champagne, en 1248, << septem libras et septem solidos de taillia annuatim super hospitibus suis apud Virgultum et apud Vanivillarum percipiendos » (Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 478). Cf. d'Arbois de Jubainville, Histoire des comtes de Champagne, t. III, Pièces, n° CXLVIII. Le comte Henri déclare, en 1170, que les hôtes qui viendront du royaume de France seront taillables (taillabiles) et soumis à sa juridiction (justiciabiles) (Bibl. nat., Collection de Champagne, t. CXXXVI, p. 274).

font-ils le commerce: ils jouissent de faveurs spéciales et sont parfois affranchis du tonlieu1.

D'ailleurs, les hôtes sont beaucoup plus mobiles que les autres paysans. Ils n'hésitent pas à quitter un domaine pour s'établir sur le domaine voisin; ce sont des étrangers, qui viennent se proposer à tel ou tel propriétaire comme cultivateurs. Ils ne sont pas attachés à la terre: s'ils le désirent, ils peuvent s'y fixer; ils sont libres de partir s'il leur plaît. On dirait presque des fermiers3. - Du reste, le fermage semble n'avoir pas été tout à fait inusité, en Champagne, au moyen âge : un certain Alericus de Ruiliaco, homme de Saint-Étienne de Troyes, a loué une terre à l'église de Saint-Loup pour la somme de 50 sous; l'abbé veut le forcer à payer le prix de son fermage; mais le paysan refuse, déclarant que ses dépenses ont dépassé ses bénéfices; l'official de Troyes décide alors qu'Alericus obtiendra la moitié de la terre en toute propriété. Voilà donc un homme qui, de serf, devient fermier, et de fermier propriétaire; il est vrai qu'il doit être tenancier pour d'autres terres, puisque celle dont il s'agit est «< tout à fait stérile, » comme il le déclare1. En tout cas, le fait est significatif il montre combien, dès ce moment, se compliquent les situations sociales.

En effet, il est déjà des paysans affranchis qui possèdent une certaine fortune en l'an 1200, nous trouvons des francs qui dirigent une exploitation rurale considérable et auxquels obéissent de nombreux domestiques. Dans la première moitié du XIIe siècle, un certain Hugues Poillevillain est vendu au prix très élevé de 100 livres il doit prêter serment à son nouveau maître, qui possédera la juridiction sur ses terres et non sur sa personne; il est entouré de serviteurs qui, comme lui, sont affranchis de la justice domaniale. Les paysans se sentent déjà assez forts pour soutenir leurs droits contre le seigneur même. Voici des tenanciers ecclésiastiques qui engagent un procès contre leur maître au sujet de la taille qu'il prétend leur imposer : ils disent qu'on ne les peut tailler qu'à 200 livres; le couvent soutient qu'il peut lever sur eux 400, 500, 600 livres, et même plus, à sa guise. On choisit des

1. D'Arbois de Jubainville, Ibid., loc. cit.

2. Ibid., Pièces, n° CXIX.

3. Parfois, l'hostise est assimilée à une rente (Bibl. nat., ms. fr. 8593, fol. 177 v').

4. Cartulaire de Saint-Loup, dans Lalore, op. cit., t. I, p. 237.

5. Bibl. nat., Cing Cents de Colbert, t. LVII, p. 411 et suiv. et 377 et suiv.

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