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arbitres ils décident que la taille doit être abonnée et forcent les moines à faire des concessions : « Des ores en avant a touiors, déclarent ces derniers, devant la dite feite Saint Reme, nos ferons la dite taille et ferons faire covenablement et asseoir sus chascune ville et seur lesdiz homes et les fames, selon la quantité de lor biens, et devons appeler avecques nos sergens a cele taille feire et de chascune ville des prodomes covenablement. » La taille est fixée à 500 livres, mais les « preudhomes » en surveilleront la levée1.

VII.

Dès lors, les classes serviles ne cessent de vouloir s'élever à une condition supérieure. Certaines habitudes nouvelles se créent, qui vont singulièrement contribuer à ce mouvement d'émancipation.

Entre les habitants d'une même villa, il est déjà des intérêts communs qui commencent à les unir. Les droits d'usages dans les bois, les droits de pâtures appartiennent en commun à tous les hommes du même finage2; il est naturel qu'ils se concertent pour défendre ces droits, dont la communauté tire profit3. Tel village possède le droit de pâture dans un pré, le seigneur ne peut céder ce pré sans demander avis à ses hommes réunis. Un procès s'engage-t-il entre deux seigneurs à propos d'un droit d'usage dans le débat, on appelle en témoignage les hommes des villages qui sont intéressés à la question 5.

Ainsi, dans chaque villa, les paysans prennent l'habitude de soutenir, en commun, leurs intérêts en 1153, les hommes de Saint-Martin-des-Monts viennent trouver Henri, comte de Troyes, pour lui prouver que les droits de gîte, qu'ils avaient coutume de

1. Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 389.

2. Gautier de Brienne donne au couvent de Beauvoir « grangiam... et pasturagium pro pecoribus predicte grangie in omnibus locis, in quibus pecora hominum Brene communiter habent pasturagium (Chartes de Beauvoir, dans Lalore, op. cit., t. III, p. 192).

3. Acte de 1150: «Ego Henricus... notum... quod in praesentia mea ventilata est querela de hominibus Longicampi, qui in finagio Perrecii usuarium requirebant» (D'Arbois de Jubainville, Histoire des comtes de Champagne, t. III, Pièces, n° CVI).

4. Thibaut de Thori, en 1240, donne des pâturages à Sainte-Marie de Soissons, « cum assensu et voluntate hominum de Chacrisia » (Bibl. nat., Cinq Cents de Colbert, t. LVI, p. 84).

5. C'est ce que l'on voit dans un procès entre le sire de Montmorency et le roi de Navarre (Ibid., t. LVII, p. 563).

lui payer, doivent être pris sur les revenus de l'abbaye; ils apportent des preuves, mais qui ne sont pas suffisantes pour qu'on fasse droit à leurs réclamations1.

Il est une autre cause encore plus profonde de progrès : les paysans ne restent plus, comme autrefois, confinés dans leur village, ils se déplacent plus aisément. Déjà, au XIe siècle, les hommes d'un domaine obtiennent la permission de prendre femme dans un domaine voisin; au XIIIe siècle, ces mariages mixtes deviennent très fréquents. Des droits de parcours s'établissent, qui autorisent, d'une façon générale, les mariages entre serfs de divers propriétaires: telle est la convention conclue, en 1224, entre le comte de Troyes et l'église de Saint-Étienne 2; en 1205, il existe déjà des règlements d'entrecours entre le pays de Sens, qui appartient au roi, et la terre de Champagne 3. Fréquemment, des serves épousent des hommes de commune. Toutes ces unions tendent à briser les cadres anciens : l'horizon du paysan s'élargit.

Dès le xir° siècle, l'on voit des serfs quitter leur seigneur pour venir se fixer sur un autre domaine. Le droit de désaveu, qui, dans bien des régions, a si fortement contribué à l'émancipation des classes serviles5, n'est jamais nettement formulé en Champagne; mais, si le terme ne se rencontre pas, la chose existe. A tout instant, des étrangers s'établissent sur les terres du comte de Champagne, qui, de son côté, se plaint de trop fréquentes désertions en 1248, plusieurs de ses tenanciers le quittent brusque

1. D'Arbois de Jubainville, Histoire des comtes de Champagne, t. III, Pièces, n° XVII.

2. Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 431 v°. Déjà, en 1147, un traité de parcours est conclu entre l'abbaye de Saint-Loup et le seigneur de Cortlavezei (Cartulaire de Saint-Loup, dans Lalore, op. cit., t. I, p. 36 et suiv.).

3. On ne saurait citer tous les traités de parcours que nous offrent les actes champenois. Cf., par exemple, les Chartes de Molême, p. 319, 322, 330. En 1240, un procès s'engage entre l'église de Notre-Dame-aux-Nonnains et Eudes Ragot au sujet du parcours de Virei et de Cortenon; on choisit comme arbitres deux chevaliers, qui décident « quod percursus debet esse apud Cortenon tam hominum quam feminarum et de feminabus de Vireio tantummodo » (Documents relatifs à Notre-Dame-aux-Nonnains, p. 68).

4. Les hommes de la commune de Meaux peuvent épouser des serves (Arch. nat., KK 1066, p. 83).

5. Cf. Ch. Seignobos, le Régime féodal en Bourgogne, Paris, 1882, p. 48 et suiv. Dans ce livre excellent, les chapitres consacrés aux paysans constituent l'une des meilleures monographies que nous possédions sur les classes serviles; avec la plus grande netteté, M. Seignobos a su distinguer les droits féodaux et les droits domaniaux; il a su aussi mettre en relief le caractère véritable de la justice seigneuriale.

REV. HISTOR. LVII. 1er FASC.

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ment, afin de ne pas payer la somme qui devait les libérer de la taille arbitraire1. Le serf qui s'enfuit fait abandon de sa tenure; parfois, cependant, on décide que, s'il revient, il rentrera en possession de la parcelle qu'il cultivait2; parfois il peut en rester maître, même pendant son absence, à condition d'acquitter régulièrement la taille 3.

Le seigneur se met à la recherche du serf fugitif; s'il le retrouve, il doit encore prouver que la personne en litige est de condition servile et qu'elle lui appartient de corps et de biens1. Souvent, il lui faut abandonner sa réclamation: en 1246, Hugues de Luières réclame Constant de Montgueux, mais celui-ci déclare qu'il ne le reconnaît pas pour son seigneur, il reste libre. Les deux parties traitent déjà de puissance à puissance : un prévôt fugitif de la comtesse de Joigny se fait donner par cette dame un saufconduit qui lui permettra de rentrer dans le domaine de Joigny sans être inquiété en présence du comte de Champagne, la comtesse promet de n'arrêter son ancien serf qu'en cas de délit grave".

Les migrations de serfs deviennent si fréquentes que les seigneurs concluent des conventions spéciales pour arrêter cet abus: ils décident, par exemple, de suspendre le droit de parcours pour un temps donné, ou de conserver des droits sur leurs hommes qui

1. Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 51 ro.

2. Voy. un acte de 1222 : « De hominibus autem fugitivis sic erit quod domina comitissa et dominus comes statim sibi capient et saisibunt omnia bona illorum, tam mobilia quam immobilia, tali modo quod si illi fugitivi vel aliqui eorum redirent et nobis fidelitatem facerent, restituerentur bona sua » (Cinq Cents de Colbert, t. LVII, p. 411 et suiv.).

3. Voy. un acte de 1171: « Memorata vero ecclesia (Saint-Médard de Soissons) reclamabat homines, qui terras Sancti Medardi apud Dameryacum tenerent, talliam debere quocumque irent, si terras vellent retinere» (D'Arbois de Jubainville, op. cit., t. III, Pièces, n° CXXXVII). Cf. un autre acte de 1267, dans les Cinq Cents de Colbert, t. LVIII, fol. 126 et suiv.

4. Voy. une enquête faite par le sire du Plessis, sur l'ordre de la comtesse Blanche, pour savoir « utrum uxor Petri Braiant de Domibus esset femina vestra, ego, super hoc inquisitione facta, Morello Campione de Vitriaco presente, vos reddere certiorem cupiens, vobis notifico quod ipsa est vestra femina libera..., et secundum usum Vitriaci debet vestra remanere» (Bibl. nat., ms. lat. 5993, fol. 10). Pour faire la preuve, il faut produire des témoins (Ordonnances des rois de France, XII, 419).

5. Cinq Cents de Colbert, t. LVIII, fol. 233 et 234.

6. Bibl. nat., ms. lat. 5992, fol. 158 vo.

7. « Mutuo concessimus alter alteri quod percursus qui est inter quasdam villas nostras et suas suspendatur usque ab instanti festo Sancti Remigii in quatuor annos completos » (Bibl. nat., ms. lat. 5993, fol. 33 vo).

élisent domicile dans un domaine voisin1. Ils se promettent encore mutuellement de ne pas retenir les serfs qui viendront se mettre sous leur protection. A plusieurs reprises, les comtes de Champagne font jurer à leurs vassaux qu'ils ne garderont pas leurs serfs fugitifs ils leur rendront la pareille, car les conventions de ce genre sont presque toujours réciproques". Les serfs de Champagne éprouvent la tentation d'émigrer dans les grands domaines voisins pour prévenir le dépeuplement de leurs terres, les comtes signent des traités avec les ducs de Lorraine', les comtes de Luxembourg, les comtes de Bar-le-Duc, les rois de France; saint Louis, en 1239, promet à Thibaut de ne pas retenir ses hommes à Sens et à Villeneuve; Thibaut s'engage, de son côté, à ne pas garder les serfs royaux à Provins ou à Troyes". Pour échapper à leur condition, les serfs cherchent à gagner les villes neuves et les communes; si, pendant un an et un jour, on ne les réclame pas, ils deviennent bourgeois. Mais les seigneurs prennent leurs précautions toute charte de ville neuve ou de commune déclare que les serfs doivent être renvoyés à leur propriétaire 8. Encore faut-il que ce dernier prouve que l'homme dont il réclame la possession lui appartient bien authentiquement, ce qui n'est pas toujours facile. - D'ailleurs, quand il y a parcours entre deux

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1. « Si homines capituli... ad Furcherias venerint vel per matrimonium vel per alium modum, capitulum in ipsis et de ipsis omnino jura sua habebit, que de aliis hominibus habere solere debet... » (Bibl. nat., ms. lat. 17098, fol. 30 vo). 2. Cf. Ibid., ms. lat. 5992, fol. 141 et 152.

3. Érard de Saint-Rémi obtient du comte Thibaut une promesse de ce genre (Cing Cents de Colbert, t. LVIII, fol. 220). Cf. encore Arch. nat., KK 1064, fol. 5 v, 8 v et 193; Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 427.

4. En 1220 (ms. lat. 5993, fol. 177).

5. En 1252 (Cing Cents de Colbert, t. LVII, p. 84).

6. Bibl. nat., ms. lat. 5993, fol. 108 v.

7. Cing Cents de Colbert, t. LVI, fol. 28 et 29. Philippe-Auguste, en 1202 (ms. lat. 5992, fol. 47).

Cf. un acte analogue de

8. C'est ce qui est décidé, pour Troyes, par la charte de Thibaut, de 1230 (Vallet de Viriville, les Archives historiques du département de l'Aube. Paris, 1841, p. 370), pour Provins (Bourquelot, Histoire de Provins, p. 200), pour Château-Thierry (Ordonnances, XII, 348 et suiv.). Presque tous les actes de pariage, conclus en vue de la fondation de villes neuves, contiennent des clauses analogues (Arch. nat., KK 1064, fol. 152 v°, 173 vo, 314, etc.).

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9. Voy. le traité de 1208 conclu entre la comtesse Blanche et Simon de Chateauvillain: « Et si quis hominum illorum in terram suam veniret, si probare possem per legitimos testes, sine vadio duelli, quod servicium habuissem de illo, sine contradictione aliqua, illum hominem rehaberem » (Teulet, Layettes du Trésor des chartes, I, 320).

domaines, le seigneur perçoit, en général, sur le serf qui le quitte un droit de remanence1. Il est vrai qu'en ce cas le paysan peut conserver les biens meubles et immeubles qu'il possédait sur son premier domaine.

Entrer dans les ordres, voilà encore un moyen de sortir de la condition servile. Certains clercs, qui occupent même un rang assez élevé dans la hiérarchie ecclésiastique, ont pour parents des serfs: on ne saurait guère douter de leur origine2. Des serfs entrent dans les ordres, au moins comme frères convers, sans même demander l'autorisation à leur maître 3. Parfois, des seigneurs laïques permettent à telle ou telle abbaye de recruter des religieux parmi leurs hommes de corps: Henri, comte de Troyes, en 1175, donne plein pouvoir au doyen de Saint-Quiriace d'affranchir les hommes qu'il lui plaira dans la châtellenie de Provins et de les consacrer au service de Dieu; en 1135, Simon de Broyes permet aux hommes et aux femmes qui voudront devenir religieux de partir en emportant leurs biens 5. - Ces privilèges donnent même lieu à beaucoup d'abus: en 1246, le pape Innocent IV les signale: beaucoup d'hommes de Thibaut prennent le costume des clercs et se font tonsurer pour échapper au service du comte, puis vivent comme des laïques, se marient et n'invoquent l'état ecclésiastique que lorsqu'il s'agit d'acquitter les droits réclamés par le seigneur.

Il n'est même pas impossible aux serfs de pénétrer dans la classe noble en 1238, Eudes Ragoz affranchit son homme de corps, Huet de Chauchigny, et lui donne en fief la terre qu'il cultivait

...

1. Arch. nat., KK 1064, fol. 193 : « Si vero forsitan aliqui de predictis hominibus infra vel extra potestatem meam moraturi abirent, ego de remanentia eorum haberem medietatem et abbas et conventus Maurimontis aliam medietatem haberent » (1229).

2. Henri, comte de Troyes, donne, en 1175, à un hôpital de lépreux, Guiard, frère de Hugues, chapelain de Saint-Rémi de Troyes (Mémoires de la Société d'agriculture de l'Aube, 2° série, t. I, p. 525). Cf. Bibl. nat., ms. lat. 5992, fol. 330.

3. C'est ce que nous montre un acte de 1250 (Chartes de Mores, p. 97). — Le chapitre de Troyes permet à un de ses serfs de se donner à la Maison-Dieu Saint-Nicolas avec quatre arpents de terre, des prés et des vignes, et d'y devenir frère convers (Mémoires de la Société d'agriculture de l'Aube, t. XXI, p. 92). Cf. Ibid., p. 104.

4. Gallia christiana, XII, instr., 53-55.

5. "...

Omnes homines vel femine terre sue ad dictum locum transire et habitum religionis assumere, libere ire cum omnibus rebus suis possunt » (Chartes d'Andecy, dans Lalore, op. cit., t. IV, p. 262).

6. Bibl. nat., ms. lat. 5993 A, fol. 49 vo. Cf. Ibid., ms. lat. 5992, fol. 119 et 120.

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