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des vestiges d'un état de choses ancien qui disparaîtront à la longue. L'essentiel, c'est que le marchand, en vertu de son caractère propre et par l'exercice même de sa profession, se trouve, dans la ville comme hors de la ville, ressortir à la juridiction publique.

La ville, en effet, comme nous l'avons vu plus haut, si elle n'est pas nécessairement un marché, est du moins partout et toujours une place de commerce. Les marchandises y affluent de toutes parts; ellc est un port, un débarcadère, une étape, un entrepôt (emporium). Naturellement, des droits de douane y sont perçus; le tonlieu y fonctionne en permanence, prélevant sur la vente, l'achat ou le simple passage des denrées, des taxes de toutes sortes. Or, le tonlieu est un droit régalien; il fait partie du comitatus et partout il appartient au seigneur haut-justicier, au comte ou au remplaçant du comte '. Il en va de même de son corollaire indispensable: la juridiction en matière de poids et mesures 2. Elle aussi, à l'origine, est une justice comtale. Par là, inévitablement, tout acte de commerce dans la ville, quel qu'il soit et où qu'il s'accomplisse, ressortit à la juridiction publique. Partant, le commerçant, le marchand, acheteur et vendeur perpétuel, dans l'exercice ordinaire de son activité économique, se trouve exempté des tribunaux privés. On prend même des précautions minutieuses pour empêcher ceux-ci d'intervenir dans les opérations commerciales. Il est défendu de vendre ou d'acheter dans les cloîtres et les immunités3. Surtout, on prend bien garde que les clercs marchands, nombreux déjà au x1° siècle, ne puissent, en se prévalant de leurs privilèges et du for ecclésiastique, échapper au droit commun. De très bonne heure, ils sont soumis à la forensis potestas s'ils veulent exercer le commerce1.

Flammermont, Senlis, p. 7; Gothein, Wirtschaftsgeschichte des Schwarzwaldes, I, p. 144.

1. Voyez les textes relatifs à Toul et à Dinant, cités plus haut, p. 63, n. 4. 2. Le texte suivant ne laisse aucun doute sur l'origine de la juridiction en matière de poids et mesures : Omnium potuum mensure, vini, medonis et cervisie ipsius (comitis) sunt, omnia genera ponderum eris, cupri, stagni, plumbi, etc., venalia sua sunt. De centenario ei quatuor denarii solvuntur, etc.; Waitz, Urkunden, p. 22. Add. Guiman, Cartulaire de Saint-Vaast (éd. van Drival), p. 175.

3. Exemple en 1057 à Amiens. Monum. de l'hist. du tiers état, I, p. 16. 4. Ilem si aliquis ministerialis prepositi famulus, qui de familia aecclesiae fuerit vel beneficium de manu prepositi habuerit, sive apud villas, sive in Trajecto manens, vel si alicujus canonici serviens proprius vel precio conductus, qui in cotidiana sua familia et in conventu suo sit, aliquid in civitate peccaverit, nullum forense judicium sustinebit, nisi publicus mercator fuerit. Waitz, Urkunden, p. 38. Cf. Droit de Strasbourg, 38. A Dijon, l'homme de Saint-Bénigne, qui de mercato se intromiserit, est sous la juridiction du duc de Bourgogne. Ducange, v mercatus. Cf. Cod. dipl. Saxon., II1, no 50: Thelonio

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Il est une autre cause encore qui a contribué puissamment à placer les marchands sous la juridiction publique. La plupart d'entre eux sont des étrangers, des advenae, des coloni, des épaves'. Beaucoup sont des serfs fugitifs qui sont venus chercher dans la ville un nouveau genre de vie. De qui relèveront ces hommes nouveaux dont personne, bien souvent, ne connaît la patrie ou la condition primitive? Les juridictions patrimoniales, fondées sur le droit de propriété, seront évidemment incompétentes pour les juger, puisque, en fait, ils n'appartiennent plus à personne. Un seul pouvoir pourra donc revendiquer ces hommes sans maitres, et ce sera le pouvoir public 2. Ce n'est que dans le seul cas où l'identité de l'immigrant est connue que, comme nous l'avons vu plus haut, il échappera en partie à la forensis potestas 3.

On le voit donc, la bourgeoisie marchande, quelque graves et nombreuses que soient les différences de condition sociale et de condition juridique qu'on y observe, présente pourtant, dès le début, un caractère commun. Tous ses membres nous apparaissent plus ou moins complètement affranchis de la juridiction privée et plus ou moins complètement soumis à la juridiction publique.

Ne croyons pas, toutefois, que cette situation s'explique par des considérations de haute politique. Rien ne nous permet de supposer qu'à l'origine, les seigneurs haut-justiciers se soient préoccupés de réglementer dans les villes la situation des marchands. Les droits de tonlieu qu'ils exigent d'eux sont au plus haut point vexatoires et oppressifs. Ils sont restés, au xro siècle, ce qu'ils étaient cent ans plus tôt et ne se sont pas encore adaptés aux nécessités nouvelles d'une époque de commerce et d'industrie. Comme il arrive presque toujours, le développement économique a devancé le développement des institutions, et partant, celles-ci n'apparaissent plus aux hommes que sous un aspect inique et odieux. Il a dû en être ainsi tout particulièrement du tonlieu. Il a perdu, en effet, le seul caractère qui rend l'impôt supportable: il a cessé d'être utile. Le justicier ne donne rien en retour des taxes qu'il perçoit. Il n'est tenu de maintenir en bon état ni les routes, ni les ponts, ni les quais. Le prélèvement qu'il opère sur la valeur des marchandises est donc absolument stérile et, par surcroît,

in locis nostris sint liberi, nisi qui fuerint publicis negotiationibus implicati. 1. Flammermont, Histoire de Senlis, p. 183.

2. Quicumque in villae voluerit transire coloniam, ad comitem pertinebit, dit le texte déjà souvent cité de Dinant.

3. A Dinant, en effet, les personnes appartenant aux familiae voisines de Saint-Hubert et de Saint-Lambert de Liège, et dont, par conséquent, l'identité pouvait être facilement établie, échappaient à la juridiction du comte, sauf en matière de tonlieu.

le mode de perception en est d'habitude maladroit et brutal'. Ajoutons enfin que cet impôt dégénéré ne frappe pas tout le monde. Dans certaines villes, en vertu de privilèges spéciaux, des groupes entiers de personnes en sont exemptés. A Arras, par exemple, il n'atteint pas les membres de la familia, et l'on voit les marchands, pour y échapper, tenter de se faire passer pour serfs de Saint-Vaast 2.

Les justices auxquelles les marchands sont soumis ne constituent donc qu'un instrument d'exploitation fiscale. Contre l'exaction seigneuriale, ils ne possèdent nul moyen de défense. Étrangers pour la plupart, ils n'ont pas, comme les habitants des immunités, un seigneur qui soit leur protecteur naturel. D'autre part, en leur qualité d'immigrants, ils se voient privés également des secours que la famille, si puissante encore à cette époque, doit à chacun de ses membres. Dès lors, l'association est pour eux une nécessité primordiale. Elle leur tient lieu de l'appui que d'autres trouvent dans leur maître ou dans leurs parents 3.

La gilde est la forme la plus intéressante de l'association marchande, mais elle n'en est pas la seule forme. On ne la rencontre ni dans l'Allemagne du Sud, ni dans la plupart des villes françaises. Mais, là où elle manque, elle est remplacée par des groupements analogues. Il est impossible, en effet, que dans cette société du moyen âge où foisonnent corporations et confréries, les seuls marchands aient échappé à la règle générale. Non seulement, en leur qualité d'étrangers et d'immigrés, ils devaient chercher à sortir de leur isolement, mais l'association leur était encore imposée par la manière dont se pratiquait le commerce de l'époque. Ce commerce est un commerce de caravanes. Les marchands des premiers temps du moyen âge ne voyageaient qu'en troupes. De nombreux textes nous apprennent que, du viire au XIIe siècle, cette pratique a été constamment observée 5.

p. 22.

1. Voyez, par exemple Tardif, Monum. hist., p. 203. Waitz, Urkunden, Labande, Hist. de Beauvais, p. 60. — Gesta pontif. Camerac., éd. De Smet, p. 131.

2. Guiman, Cartul. de Saint-Vaast d'Arras (éd. Van Drival), p. 166, 182. Cf. Vander Linden, Hist. de Louvain, p. 7.

3. Doren, Untersuchungen zur Geschichte der Kaufmannsgilden, p.7 et suiv. 4. Hanses, banquets, charités, confréries, etc.

Mirac.

5. Miracula S. Gengulfi, Mon. Germ. Hist. Script., XV, p. 794. S. Bertini, AA. SS. Boll., sept., I, p. 597. — Wauters, Libertés communales, Preuves, p. 256, 259. Voyez Falke, Geschichte des deutschen Handels, I, p. 198. Gengler, Stadtrechts Alterthümer, p. 457. — Lamprecht, Historische Zeitschrift, LXVII, p. 399. — Doren, op. cit., p. 26. — Rathgen, Die Entstehung der Märkte in Deutschland, p. 2 et suiv.

REV. HISTOR. LVII. 1er FASC.

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Or, une caravane ne peut se passer d'une certaine discipline et de certaines règles. Elle doit se donner des chefs. Ses membres contractent, vis-à-vis les uns des autres, des engagements solennels'. Se protéger mutuellement en cas de danger, résister ensemble aux pillards que l'on rencontre embusqués le long des grandes routes, ce n'est pas tout. Il faut qu'en toute occurrence le compagnon puisse compter sur l'appui matériel ou moral de ses compagnons. Que son chariot vienne à se briser en traversant des fondrières, qu'entraînée par le courant sa barque s'enlise sur un bas-fond, qu'il soit cité en justice et ait besoin de cojurateurs, que dans une ville étrangère il tombe malade, bref, dans les mille incidents qui peuvent surgir au sein de sa vie errante, le marchand ne fait pas en vain appel à ses frères. Naturellement aussi il n'est pas exposé pendant les foires, lors de ses transactions commerciales, à les voir se liguer contre lui pour lui enlever ses clients ou l'empêcher de réaliser une affaire avantageuse.

Salutaire au dehors, l'association ne l'est pas moins au dedans. Rentrés chez eux, les marchands ne rejettent pas les obligations qu'ils ont volontairement contractées pendant leurs courses lointaines. L'identité du genre de vie et des intérêts continue à les maintenir unis et solidaires les uns des autres.

Dès le xr siècle au plus tard, il existe des associations permanentes de mercatores. La reconnaissance officielle de la gilde de Saint-Omer par le châtelain Wulfric Rabel2 (1072-1083) n'est certainement pas un fait isolé. Le groupement des marchands est un phénomène si naturel, dans un état social organisé comme celui du moyen âge, que l'on ne doit pas craindre de se tromper en affirmant qu'il s'est effectué partout et de très bonne heure.

L'association marchande est, par nature, une association volontaire. Nul ne peut être contraint d'en faire partie, et elle diffère essentiellement par là des futures corporations de métiers. Il est évident toutefois que cette association, gilde, hanse ou confrérie, a dû com

1. Flach, op. cit., II, p. 564, n. 1, cite une phrase du général Daumas qui permet un rapprochement instructif entre les caravanes actuelles des Arabes du désert et celles du moyen âge.

2. Les statuts les plus anciens de la gilde de Saint-Omer, dans leur forme actuelle (éd. Hermansart, Mém. de la Soc. des antiquaires de la Morinie, XVII, p. 5; Gross, The gild merchant, p. 290 et suiv.), ne remontent certainement pas au xr siècle. Mais les mots : sic enim definitum fuit tempore Gulurici Rabel castellani ac divisum inter Guluricum et burgenses, qu'on lit au paragraphe traitant des attributions disciplinaires des doyens de la gilde, prouvent à l'évidence que celle-ci était déjà complètement organisée à cette époque.

prendre, au début, la plupart des mercatores de la ville, c'est-à-dire tous ceux des habitants vivant de vente et d'achat. Refuser d'y entrer, c'eût été se mettre dans un état d'infériorité manifeste et renoncer de gaité de cœur à de précieux avantages. Les statuts de la gilde de Saint-Omer disent que le marchand qui refusera de faire partie de la corporation ne pourra réclamer d'elle nul secours, soit en cas de vol ou de perte de ses biens, soit en cas de provocation à un duel judiciaire'. Plus loin, le même texte déclare qu'il est loisible aux membres de la gilde d'acheter une marchandise, même après que le vendeur en a fixé le prix avec un tiers, pourvu que ce tiers soit étranger à la gilde2. D'ailleurs, si la gilde avait eu dès l'origine un caraclère aristocratique et exclusif, on en trouverait trace dans les sources. Or, on n'y constate rien de semblable. Dans le statut de Saint-Omer, les exclusions visent les clercs, les chevaliers et les marchands étrangers3. Quant au marchand indigène, loin qu'on tente de le repousser, il semble même qu'au contraire, on cherche tous les moyens de le faire entrer dans la gilde1.

Ainsi, tous les mercatores, négociants en gros, colporteurs ou simples artisans, forment à l'origine une vaste association. Cette association a sa vie propre et apparaît très anciennement comme une véritable personne morale. Elle a ses doyens, son notaire, ses custodes. Elle possède un local commun, la Gildehalle, dans lequel ses membres se réunissent tous les soirs pour boire en compagnie et pour délibérer sur leurs intérêts. Pendant ces assemblées, qui portent le nom caractéristique de potationes, les chefs de la corporation sont revêtus de pouvoirs disciplinaires. Ils prononcent des amendes, dont le produit, joint aux cotisations payées par les frères, alimente la caisse de la société.

Il est hautement intéressant de constater que cette caisse ne sert

1. Si quis mercator manens in villa nostra vel in suburbio in gildam nostram intrare voluerit, et pergens alicubi deturbatus fuerit, vel res suas amiserit, vel ad duellum fuerit provocatus, omnino nostro carebit auxilio.

2. Si quis gildam non habens aliquam waram vel corrigia vel aliud hujusmodi taxaverit, et aliquis gildam habens supervenerit, eo nolente, mercator quod ipse taxaverat emat.

3. Inde clericos, milites et mercatores extraneos excipimus (Saint-Omer). Dans la charte de la frairie de la halle aux draps de Valenciennes (Wauters, Libertés communales, Preuves, p. 256), on voit que la gilde essaie de forcer tous les marchands à s'affilier à elle.

4. Si quis vero non habens gildam ad potacionem venerit et ibi latenter bibens deprehensus fuerit, 5 s. dabit vel in momento gildam emat.

5. Sur tout ceci, voyez le statut de Saint-Omer, passim. Cf. la frairie de la halle aux draps de Valenciennes. Wauters, Libertés communales, Preuves, p. 251 et suiv.

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