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délicate. Le plus souvent la critique la plus ferme risque de se briser contre des préjugés invétérés, contre tel orgueil de pays, de caste ou d'école, comme si, en de tels sujets, qui ne sont cependant ni théologiques ni politiques, ce qui a été le plus libéralement accordé aux hommes était le don de ne se point entendre.

Toute règle, tout élément de certitude sont loin de faire défaut à la critique en matière de portrait. A côté des écueils sont les points de repère. Pour l'Antiquité, la plastique, la glyptique, la lithoglyptique et les monuments écrits; au Moyen Age, les sceaux, les sculptures et les fresques monumentales et votives; à partir de la Renaissance et un peu auparavant, les miniatures de manuscrits, les verrières, enfin les crayons et les gravures tels sont nos fils conducteurs dans le labyrinthe des temps. Un portrait est comme un fait historique : quand deux auteurs contemporains, placés dans des camps opposés, affirment ce fait, on doit le présumer vrai. De même quand des dessins, des peintures ou des gravures, quand des médailles ou des sculptures du temps, exécutées par des artistes divers et accrédités, confirment un portrait, dont l'authenticité de provenance est d'ailleurs constatée, on ne saurait le ranger parmi les apocryphes. Il y a aussi, dans la comparaison de portraits divers d'un même personnage, à tenir compte de la mobilité de physionomie des modèles, indépendamment des différences d'àge. Tous ces portraits peuvent même ressembler aux originaux, sans se ressembler entièrement entre eux, attendu que chaque peintre a sa manière de voir son modèle et est différemment frappé de tel ou tel trait caractéristique.

Celui qui commence un livre, a-t-on dit, n'est que l'écolier de celui qui l'achève; aussi n'ai-je pas la prétention d'épuiser un sujet si riche. Je me suis seulement souvenu que le Portrait est le compagnon naturel, le complément de l'Autographe, et j'ai voulu essayer de prémunir contre les suppositions en ce genre et de montrer par quelques exemples, pris entre mille, ce qu'une semblable étude pourrait offrir d'instructif et ce qu'il reste encore à faire à la critique dans une voie trop négligée, où l'attendraient pourtant plus d'une découverte piquante.

Tel est le projet qu'avait conçu depuis longtemps ma curiosité solitaire, un de ces projets lointains qu'elle avait formés pour les années de retraite et de repos, ces années qu'on ajourne toujours et qui ne viennent jamais. Le repos ne vient pas, mais les ans s'accumulent; la génération à laquelle j'appartiens s'en va d'où l'on ne revient plus, et j'ai voulu avant de quitter cette terre dire un dernier adieu à ce qui a fait le charme de mes loisirs depuis ma jeunesse. C'est en quelque sorte revivre ses plaisirs et se refaire les récréations du point de départ. Machiavel ne lisait les Anciens qu'à une certaine heure du jour et après avoir fait sa toilette, comme pour se rendre digne de les approcher. Je ne suis pas aussi cérémonieux pour mes autographes et ne me mets pas les manchettes de M. de Buffon pour y toucher; mais je les aime, je les respecte comme les derniers bruits des sociétés expirées, comme les derniers accents de la vie de nos pères. On résiste mal, je le sais, à la tentation d'admirer ce qu'on possède et qu'on est seul à connaître. Aussi m'é

tudierai-je à faire un choix sévère. Il faut respecter le public. Telle pièce qui peut dans un cabinet remplir une lacune et fournir un point de comparaison, n'a pas toujours de l'intérêt en dehors de la collection même. Telle autre pourrait compromettre un nom vivant et qu'il faut taire. Telle autre encore appartiendra à la classe de ces égarements de l'esprit et de ces oublis des sens qui peuvent bien caractériser une société, même un siècle, que l'on garde comme un témoignage, et que l'on voile comme une mauvaise action. Devant ces lettres, on ne dit pas même comme Virgile à Dante : « Regarde, et passe; » on passe sans regarder. Mais on jouit, quand on a à relever quelque généreuse pensée, quelque noble parole, et à recueillir une feuille de la couronne d'un illustre personnage. On se rappelle avec bonheur cette belle expression de Sénèque caractérisant la séve et le jet vigoureux des premiers grands hommes encore voisins de l'origine des choses, et qui s'applique à merveille aux modernes dignes par leurs vertus de ces grandes âmes : Alti spiritus viros et, ut ita dicam, à diis recentes (1).

Cicéron, qui était un grand Curieux, a dit quelque part : « Ces recherches, si elles sont faites dans la vue d'imiter un jour les grands personnages, sont d'un excellent esprit; mais si elles n'ont but que l'envie de connaître les traces du passé, ce n'est plus qu'une distraction de Curieux (2): Curiosorum. » Ne

(1) Lettre à Lucilius, xc.

pour

(2) Ista studia, si ad imitandos summos viros spectant, ingeniosorum sunt; sin tantummodo ad indicia veteris memoriæ cognoscenda, curiosorum. (CICER., De finibus bonorum et malorum, v, 2.)

soyons pas si sévères; la pensée élevée doit à la vérité toujours étre présente : faisons-nous grands hommes si nous le pouvons; mais quand la fête des yeux, quand le plaisir de la possession constitueraient tout le revenu de la philosophie du Curieux d'Autographes, les dilettanti de collections quelles qu'elles soient ne se redoivent rien les uns aux autres, et tous ont leur excuse dans leur innocent plaisir. Que dis-je? la fête des yeux ! N'ai-je pas connu même un aveugle, le spirituel fils du prince de Conti, Charles de Pougens, qui avait puisé à Rome le goût des antiquités de tout genre, amasser avec amour des Autographes (1)? Familier chez la marquise de Créquy, il tenait d'elle les lettres si célèbres qu'elle avait reçues de Jean-Jacques Rousseau, et il a publié un recueil de lettres de ce philosophe à la duchesse de Luxembourg, à Malesherbes et à d'Alembert, tirées de ses collections. Il tenait aussi de madame de Créquy une correspondance des plus piquantes de Chamfort, qui avait écrit à la marquise trois à quatre cents lettres. A tous ces trésors manuscrits il en joignait bien d'autres encore, qui à sa mort se sont disséminés dans les ventes. Il fallait l'entendre, le pauvre homme, raconter

(1) Le chevalier Marie-Charles de Pougens, fils naturel du prince de Conti, naquit en 1755. La petite vérole le rendit aveugle à l'âge de vingt-quatre ans. Il n'en continua pas moins à cultiver ses goûts pour les arts et les lettres, et fut poëte, antiquaire, imprimeur et libraire. Il vécut pauvre, peu aimé de Louis XVIII, qui ne voulut point venir à son secours. Il fut cependant de l'Institut. A la fin de sa vie, il s'était retiré près de Soissons, dans un vallon visité par Henry IV, couchait dans le pavillon du Roi, pour ainsi dire dans son lit, et n'en fut pas plus à son aise. Il mourut le 19 décembre 1833, laissant beaucoup de lettres autographes qui furent vendues aux enchères.

lui-même ses restes de bonheurs : « Tenez, me disait-il, livres, médailles, autographes, débris de sculptures, je les flaire, je les respire, je les vois des yeux de tous mes sens. Les livres me courent entre les jambes; les feuilles écrites me volent à la figure et parlent tout bas à mes oreilles, les médailles me dessinent des traits oubliés. Tout parle autour de moi : il suffit d'écouter. » Et ses autographes, dont il avait les poches pleines, ne le quittaient point. Il n'avait pas de plus chères délices que de se les faire lire. Il les adorait, les palpait, comme Michel-Ange, devenu aveugle, caressait à pleines mains au Vatican le torse d'Apollonius, et l'imagination semblait déchirer un instant le bandeau qui voilait ses yeux. Heureux donc, heureux qui a une passion curieuse et sait accroître son bonheur des choses les plus légères qui l'entourent: joie des temps de calme, consolation des temps de haine et de turbulence! En vain les passions frénétiques s'agitent; en vain les jalousies intestines dévorent l'ordre social, le Curieux met le passé entre le présent et lui. Il ne sait pas si le vent siffle, si la pluie est dans l'air, si le monde effréné d'argent et de bruit, emporté par tous les entraînements de l'exagération, oublie les jeux de l'esprit et la douceur de l'étude et des lettres. Battez-vous à la tribune, relevez vos drapeaux aux portes du pays ou sur la terre étrangère, emmanchez vos faisceaux sur des sceptres brisés : le Curieux d'antiquités est las de révolutions, de défaites et de triomphes; il fait silence, il s'isole au milieu des orages; et du fond des siècles qui ne sont plus, sa laborieuse ardeur presse le ciel de hâter les indemnités qu'il nous doit.

TOME I.

d

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