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DROIT D'ENREGISTREMENT.

La transmission à titre gratuit ou par décès d'une nue propriété est-elle soumise à un droit assis sur vingt fois le produit des biens, ou le prix des baux courants, ou bien à un droit assis sur dix fois ce même produit?

Par M. DORLENCOURT,

Juge au Tribunal civil de Douai.

L'article 15 de la loi du 22 frimaire an VII est ainsi conçu :

<< La valeur de la propriété, de l'usufruit et de la jouissance » des immeubles est déterminée, pour la liquidation et le paye» ment du droit proportionnel, ainsi qu'il suit.....

> 7° Pour les transmissions de propriété entre-vifs, à titre gra» tuit, et celles qui s'effectuent par décès, par l'évaluation qui » sera faite et portée à vingt fois le produit des biens, ou le prix des baux courants, sans distinction des charges.

» Il ne sera rien dû pour la réunion de l'usufruit à la propriété, » lorsque le droit d'enregistrement aura été acquitté sur la va» leur entière de la propriété. »

Comme on le voit, le premier alinéa de ce 7° ne s'explique pas spécialement sur le droit que devra supporter la transmission d'une nue propriété. Aussi l'administration de l'enregistrement n'a-t-elle jamais cessé d'exiger de l'héritier ou du donataire d'une nue propriété le payement du droit sur la valeur entière.

Ce mode de perception, à le supposer légal, est au moins contraire à l'équité, désastreux dans ses résultats, et en opposition formelle avec les principes fondamentaux de la loi de frimaire.

En effet, le titulaire d'une nue propriété pour qui cette dernière n'est en réalité qu'une source de charges diverses, sans la moindre compensation pécuniaire, acquitte le même droit que le plein propriétaire recueillant tous les fruits des biens.

Pour un immeuble qui lui aura été ainsi transmis par son père, et valant 200,000 fr., par exemple, il paye 2,300 fr. S'il meurt avant l'extinction de l'usufruit et qu'un frère lui succède,

celui-ci, assujetti au droit de 6 1/2 pour 100, paye à son tour une somme de 14,300 fr. Les mutations se renouvellent quatre fois en ligne collatérale, l'usufruit durant toujours; encore quatre droits de 14,300 fr. perçus, ce qui porte le total (abstraction faite des autres charges de la nue propriété) à 73,700 fr. versés pour un immeuble dont aucun des contribuables n'aura retiré un centime, et qui aura pu ainsi ruiner une famille entière.

Notez que de son côté la mère, titulaire de l'usufruit, aura versé 1,100 fr. pour sa transmission particulière, et que de son vivant cet usufruit peut devenir, par cessions successives, la matière de plusieurs droits, et calculez ces nouveaux produits pour le fisc d'une simple concession d'usufruit si usuelle, si conforme à l'esprit de famille! Cela est effrayant.

Maintenant, passez en revue tous les autres droits établis par la même loi; vous y trouvez constamment une exacte distribution du poids de l'impôt; partout vous reconnaissez l'influence de ces idées mères pour qu'il y ait matière au droit, il faut qu'il y ait réellement transmission; chaque transmission ne paye que selon son importance. Notamment d'après le n° 6 du même article 15, l'acquéreur à titre onéreux d'un immeuble sur lequel son vendeur a déjà concédé un usufruit, n'acquitte qu'un droit basé sur le prix exprimé en son contrat. Cet acquéreur spécule pourtant sur la mort d'autrui; n'importe, les principes le protégent; il paye en proportion de sa transmission.

Pour l'héritier d'une nue propriété, pour le fils recueillant un droit inerte, un pur fardeau dans l'hérédité paternelle, rigueur excessive, ruineuse; fixation d'une part d'impôt hors de toute mesure avec la transmission.

De cette situation si anormale sont résultés de nombreux débats. L'administration avait pour elle le savant Merlin et les auteurs, en général, qui avaient traité la question, bien que plusieurs d'entre eux s'inclinassent à regret devant la prétendue clarté du texte.

Aux jurisconsultes se joignait la jurisprudence des tribunaux et de la Cour de cassation.

Cette dernière néanmoins, à la date du 30 mars 1841, rendit un arrêt qui fit sensation, en portant atteinte à la plus longue

unanimité, quoique seulement pour un cas spécial, celui du nupropriétaire en second ordre, c'est-à-dire succédant à un autre nu-propriétaire. Elle décida que ce successeur devait acquitter le droit sur l'évaluation portée à dix fois le produit seulement, c'est-à-dire à moitié moins que pour l'hypothèse d'une nue propriété. (Dalloz, 1841, 1, 199. Enregistr. c. demoiselle Decommeau.)

Cet arrêt scindant la question, il importe de le soumettre tout d'abord à un examen attentif.

Voici comme il procède :

Le n° 7 de l'article 15 de la loi du 22 frimaire an VII dispose « qu'il ne sera rien dû pour la réunion de l'usufruit à la propriété, » lorsque le droit d'enregistrement aura été acquitté sur la valeur » de la propriété. >>

« Cette condition est déterminée par le payement ainsi exigé, par anticipation, du droit auquel aurait donné naissance la consolidation de la nue propriété par la réunion de l'usufruit. Elle est en outre conçue en termes généraux et établie d'une manière absolue. Il en résulte dès lors qu'elle ne peut être restreinte, dans son application, à l'héritier qui a acquitté l'intégralité du droit, et au profit duquel la transmission s'est effectuée, mais bien que cette condition doit également produire ses effets à l'égard des successeurs et ayants cause de cet héritier; et que ceux-ci, s'ils n'ont été investis en réalité que d'une nue propriété, ne peuvent avoir de droit d'enregistrement à supporter qu'à raison de l'avantage qu'ils recueillent. >>

La base de cet arrêt est donc l'idée qu'une espèce de compensation interviendrait du payement fait par le nu-propriétaire en premier ordre à celui que doit faire le second nu-propriétaire.

Eh bien! il ne saurait malheureusement en être ainsi. A chaque transmission sa dette, puisque la dette ne naît que de la transmission même; et cette dette proportionnée à la valeur de chaque transmission, voilà les principes certains de la loi. Dès lors point de compensation possible du versement effectué au versement postérieur. Autant le premier titulaire a payé pour la nue propriété avec expectative de consolidation, autant le second titulaire doit payer pour ces mêmes objets. Peu importe la for

mule abstraite de rédaction de l'alinéa 2; s'il ne dit pas que l'acquittement du droit sur la valeur entière aura dû être le fait de la même personne qui voudra réunir gratuitement l'usufruit, ce sens résulte forcément de la nature des choses.

Mais pas de compensation par une autre raison encore; c'est que le quantum pour 100 n'est point le même pour tous les nupropriétaires : l'un paye 2, l'autre 6 1/2 pour 100, selon le degré de parenté auquel ils se trouvent; la qualité des personnes modifie considérablement les droits.

Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la théorie du payement par anticipation et sur les mots réunion de l'usufruit, entendus dans le sens d'extinction de l'usufruit, deux points auxquels ramènera la marche de la discussion.

Cet arrêt fut suivi de deux autres rendus dans des circonstances identiques, à la date du 9 avril 1845 (Dalloz, 45, 1, 250; Lallart, Levacher de la Verronerie). Ils se basent également sur une compensation entre deux titulaires successifs. Ils y ajoutent bien une considération tirée de l'expectative qu'a chacun des titulaires de la réunion de l'usufruit; mais nous devons aussi toucher ce point plus tard.

Reprenons donc la question dans ses termes absolus, c'est-àdire relativement à un nu-propriétaire prinsitif.

Les seuls arrêts de la Cour suprême qui, à notre connaissance, se la soient posée ainsi, sont les suivants :

13 ou 16 floréal an IX, sect. civ. Sirey, 2, 442. B. A., 13, 104, 105. Enreg. c. Wargée et Anssiaux.

11 sept. 1811, sect. civ. Enreg. c. la veuve Condet. D. A., t. VII, p. 107. Decision semblable, 18 déc. 1811, sect. civ. Enreg. c. la veuve Lambrecht.

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Ces trois documents judiciaires, tous contraires à notre opinion, ne présentent pas le moindre développement, comme on peut s'en assurer. Inutile donc de les reproduire.

Pour plus de brièveté, nous nous abstiendrons aussi de rapporter les raisonnements des auteurs; ils se bornent en général à constater le défaut de distinction entre la pleine et la nue propriété dans le 7° de l'article 15; ou bien leur argumentation

rentre, il nous semble, dans celle de l'administration de l'enregistrement.

Or, quant à cette dernière, voici ce qu'on lit dans une délibération en date du 24 septembre 1830, rapportée au recueil périodique Dalloz, année 1833, partie 3, p. 34 (il y a une autre délibération en date du 11 juin 1833, mais dont nous ignorons la teneur):

<«< L'héritier qui recueille la nue propriété d'un immeuble doit » payer le droit de mutation par décès sur la valeur entière du » bien. L'article 15, no 7, de la loi du 22 frimaire an VII, veut » que le droit de mutation par décès soit liquidé et perçu sur la » valeur des biens, sans distraction des charges. La loi n'est >> point facultative; elle ne laisse pas à l'héritier le choix du mo>>ment où il doit acquitter les droits; elle établit seulement qu'il » n'est rien dû pour la réunion de l'usufruit à la propriété, lors» que le droit d'enregistrement a été acquitté sur la valeur en» tière de la propriété. Au reste, l'héritier trouve dans la suc» cession, non-seulement la nue propriété, mais encore l'expec»tative de l'usufruit. »

L'expectative de l'usufruit! Non, mille fois non.

Une nue propriété est transmise à Primus; un usufruit est transmis ou existait déjà au profit de Secundus Primus a-t-il l'expectative de l'usufruit? Non certainement; car Primus n'aura jamais l'usufruit. Précisément parce qu'il est investi de la nue propriété, il ne saurait devenir usufruitier, c'est-à-dire possesseur d'un droit incompatible avec celui de propriétaire; et l'on verra tout à l'heure que ce n'est point là une pure chicane de mots.

De quoi lui est-il transmis l'expectative? De l'extinction de l'usufruit. Eh bien! l'extinction de l'usufruit ne donne naissance à aucune perception, ce n'est pas une matière imposable; et quand la loi dit : « il ne sera rien dû pour la réunion de l'usufruit, etc., » elle entend par là pour l'abandon du droit d'usufruit par Secundus au profit de Primus.

Cela résulterait, au besoin, de l'article 617 du Code civil, qui distingue clairement entre l'extinction de l'usufruit et la consolidation.

Mais d'ailleurs Primus n'étant pas astreint à la déclaration de

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