Voilà les deux documents où l'origine du diocèse est présentée comme contemporaine de l'àge apostolique. On doit reconnaître que, loin de servir de preuves à cette prétention, ils sont pour elle une grande cause de discrédit, et les personnes qui soutiennent encore leur exactitude quant au fond, s'efforcent de se débarrasser quant à la forme de ces auxiliaires malencontreux ; la critique toutefois est obligée d'en tenir compte et d'y montrer le point de départ des erreurs par eux introduites dans notre histoire locale et, à force de temps, rendues si chères à plusieurs qu'ils ne se peuvent résigner à leur abandon. II. Si on examine cette opinion à un autre point de vue et comme tradition pure et simple, elle est loin de réunir les conditions nécessaires à ce genre de preuve; on peut dire même qu'elle n'en présente aucune. En effet, le plus ancien monument de son adoption et de son existence à Bayeux est la légende insérée dans le bréviaire vers le treizième siècle. Or cette légende, nous le savons, est uniquement tirée de ces textes corrompus que les partisans de la tradition n'osent plus invoquer. Il est vrai que la fausse Vie de saint Regnobert doit remonter au neuvième siècle, et l'on a tenté d'en conclure à l'existence officielle de la tradition dès cette même époque; mais cette conclusion est trop légèrement tirée et rien ne montre que la Vie ait été connue à Bayeux, encore moins qu'on y ait alors adopté ses anachronismes. Tout nous porte à croire, au contraire, que ce document fut composé postérieurement à la translation des reliques de saint Regnobert hors de Bayeux. La première trace certaine de l'adoption dans le diocèse de cette croyance à l'envoi de saint Exupère par saint Clément, est donc l'insertion dans le bréviaire d'un abrégé de la fausse Vie, et cette insertion seule suffirait à prouver qu'on ne possédait plus de tradition véritable et positive, puisqu'on admettait dans un livre liturgique une légende aussi manifestement fabuleuse. On doit d'autant moins supposer une bonne origine à cette assertion du plagiaire du neuvième siècle, que la Vie plus ancienne de saint Révérend, texte qu'il copiait, ne dit rien de cette prétendue mission donnée à saint Exupère, représenté seulement comme le premier évêque du diocèse. La Vie de saint Loup, que nous allons éditer, parle également de saint Exupère et ne mentionne rien de semblable. Elle nous apprend même qu'à cette époque du neuvième siècle, l'église de Bayeux avait perdu les titres de son histoire et les actes de ses évêques : « quæ, dit-elle en parlant des actes de saint Loup, in pontificalibus gestis ejusdem sedis habebantur inserta, antequam locus idem desolaretur lamentabili paganorum sævitia'. » Cette précieuse indication vient corroborer le passage, d'ailleurs très-précis, de la Translation de saint Regnobert, où l'état misérable du pays Bessin est si fortement exprimé 2. En effet, peu d'années avant cette translation les Normands mirent, dit-on, à mort l'évêque saint Sulpice. On les voit encore ravager la contrée en 858 et mettre à mort l'évêque Baltfrid. Aux invasions désastreuses s'ajoutait le mal de discussions intestines. A peine Baltfrid était-il égorgé, qu'un ambitieux, le diacre Tortold, s'emparait du siége épiscopal et s'efforçait de s'y maintenir par les promesses et par les menaces 5. La fin du siècle ne vit pas luire de plus heureux jours sur le diocèse de Bayeux. On sait que Rollon, vers 890, s'empara de cette ville et la livra au pillage. Peu après, le pays fut occupé par ceux d'entre les Normands qui gardaient le plus d'attachement à la langue, aux usages, à la religion des Scandinaves. Tel fut le triste sort de l'église de Bayeux, depuis la 1. V. infr., p. 318, 319. 2. D'Ach., Spicil., II, 127. V. Bibl. de l'Éc. des Chartes, Ve sér., III, 97. 3. Il fut tué à Livry, près Bayeux. Herm., Hist. du diocèse, p. 104. 4. Ann. Bertin. Bouq., VII, 75 C. Ce fait eut lieu vers 858; cette même année périt l'évêque de Chartres, Frotbold (V. Ann. Bert., ibid., p. 73 A, avec la correction des éditeurs), qui se noya dans sa fuite. Le Nécrologe de l'église de Chartres, édité par Mabillon, Analecta, II, p. 550, place cette mort en 858, et dit que l'évêque fut victime des paganis Sequanensibus. Or nous savons que le chemin ordinaire que prenaient les Normands de la Seine pour envahir le pays chartrain n'était pas éloigné du Bessin. Ils descendaient à Dives. Voy. Cart. de Saint-Père, I, p. 6, 8, 45. Ils auront, soit à l'aller, soit au retour, poussé une pointe sur Bayeux. 5. « Perventum est ante conventum Episcoporum quemdam diaconum, cui Tortoldus nomen est, episcopalem potestatem, in urbe Baiocacensium, occupasse et pollicitationibus ac minis sollicitare multos ac perturbare. » Syn. Tull. (858). Bouq., VII, 637 D. Tortoldus était parent de Wenilo, archevêque de Sens; il avait reçu un semblant de nomination de la part de Louis le Germanique, qui, en 858, envahit les Etats de Charles le Chauve. V. Bouquet, VII, 641 D. 6. Dudo, liv. II, p. 77 D. 7. C'est du Bessin et du Cotentin que partaient Rioulf et les Normands païens insurgés contre le duc Guillaume Longue-Épée, vers 932. C'est à raison de la population normande, et non pas saxonne, saxones bajocassini de Grégoire de Tours, moitié du neuvième siècle jusqu'au temps du duc Guillaume Longue-Épée. Devant le texte formel que nous citons et le tableau d'une telle situation, on ne peut admettre l'argument que l'existence des archives épiscopales n'aurait pas permis cette altération de la vérité que nous signalons. Tout nous prouve, au contraire, que le clergé bayeusain, si zélé qu'il fût pour la conservation de son histoire, ne put, dans ces temps misérables, en conserver le dépôt. Sans cela, encore une fois, aurait-il accueilli plus tard les textes fautifs dont nous avons constaté l'introduction dans son bréviaire? Disons, en terminant, que, d'eux-mêmes d'abord, puis devant la démonstration faite par les Bollandistes, par les Bénédictins, par l'historiographe même du diocèse, Hermant ', les évêques de Bayeux avaient fait supprimer ou modifier cette légende de saint Exupère, abandonnant ainsi l'opinion qu'on veut faire revivre, mais qu'on ne fortifie d'aucune preuve. Née de la fausse Vie de saint Regnobert, on ne la trouve positivement à Bayeux qu'au treizième ou au quatorzième siècle; encore ne paraît-il pas qu'on ait attaché à ces souvenirs l'importance qu'on leur prête de nos jours. Nous voyons combien cette croyance fut ébranlée au dix-septième siècle, dans l'esprit plus éclairé des successeurs de saint Exupère. Aussi doit-on reconnaître que, si l'on veut la conserver encore aujourd'hui, on ne peut du moins la présenter comme une tradition authentique et portant sa preuve en ellemême par l'ancienneté et la continuité de son existence3. comme on le dit, que ce même Guillaume envoya son fils à Bayeux pour apprendre le normand, dacisca lingua. V. Dudo, liv. III, p. 96. Les Normands païens furent vaincus; le duc Guillaume assista même aux fêtes de Pâques à Bayeux, en 939; mais on peut juger du caractère des premiers temps de l'occupation normande par ce que le Livre noir de Coutances nous révèle de l'état de ce diocèse, si voisin de celui de Bayeux : « Quia vero Constantiensis pagus christicolis vacuus erat et paganismo vacabat, prædictus Constantiensis episcopus Beato Laudo et ipsius ecclesie Rotomagi serviebat, ibique sicut in sede propria sedebat. » Et il en fut ainsi jusqu'en 950 environ. Gall. Christ., XI, 896. 1. Hermant, Hist. du diocèse de Bayeux, p. 14.33. Do, Rech., p. 17. 2. Id., ibid., p. 8 et 9. Lej12 mai 1488, Jean du Chemin obtint qu'on célébrerait l'office de saint Exupère avec quatre chapes, au lieu de deux seulement. 3. Quelques personnes croient donner un certain appui à cette tradition en rappelant les légendes de saint Nicaise, de saint Taurin, de saint Latuin, venus dès le premier siècle en Gaule avec saint Denis, les deux derniers ayant même fondé les siéges épiscopaux d'Évreux et de Séez. Il n'entre pasda ns notre plan de discuter dès maintenant ces trois légendes; mais chacun sait qu'elles n'ont aucun crédit. Cette En résumé, la tradition locale, pas plus que les textes, ne nous donne d'une manière certaine l'indication du temps où vécut le premier évêque de Bayeux. Les savants, à défaut de renseignement positif, ont cherché à parvenir à cette connaissance par des moyens indirects, en examinant l'histoire des successeurs de saint Exupère et en y prenant un point de repère un peu sûr. Nous les suivrons dans cette voie où l'heureuse découverte d'un document inédit nous permettra de pousser un peu plus loin qu'eux. III. Saint Loup est le premier évêque du diocèse qui possède une vie bien authentiquement composée à son intention. Dans leur dissertation sur saint Regnobert, les Bollandistes citent des actes de saint Loup qu'ils avaient tirés d'un manuscrit de la Chartreuse de Cologne et dont l'authenticité leur paraissait certaine'. Le R. P. de Buck ayant eu l'obligeance de nous communiquer la portion encore inédite de ce document, il nous a été facile de reconnaître qu'il présentait la plus complète conformité avec la légende de saint Loup, insérée dans l'ancien bréviaire de Bayeux, telle qu'on la trouve dans deux anciens manuscrits 2. Or, à en juger par le procédé habituel des rédacteurs du bréviaire, cette légende ne devait être elle-même qu'un abrégé d'une vie plus étendue. Nous étions d'autant plus porté vers cette supposition, qu'un fragment de leçon, copié dans un manuscrit de Saint-Amand et publié par les mêmes Bollandistes, nous paraissait être le commencement de ce texte original 3. M. L. Delisle, qui n'a cessé de prêter son précieux concours à ces études, a enfin rencontré cette Vie si complétement oubliée, dans un manuscrit du fonds, dit supplément latin *, dont il vient de faire le preuve est donc aussi discutable que le fait même qu'on veut prouver par elle. Les savants continuateurs des Bollandistes, moins sévères que leurs devanciers pour les traditions locales, rejettent encore l'opinion qui fait vivre saint Nicaise au premier siècle, « quæ nunc obsoleta sententia est. » V. leur dernière publication, Acta Sanct., x, oct., p. 558. Qu'il nous soit permis de nous associer ici aux vœux que forment tous les amis de notre histoire religieuse pour le complet succès des savants jésuites qui travaillent à couronner l'œuvre monumentale des pères Bolland et Papebrok. 1. Act. Sanct., 16 mai, p. 618. 2. Bibl. Imp., fonds latin, no 5343. Bibl. du chap. de Bayeux. 3. Acta Sanct., die xvi maii, p. 619. Le père de Buck, qui nous a également communiqué la partie inédite de ce fragment, en a reconnu le mérite, et pense avec raison que ce texte est antérieur à la légende citée par ses savants prédécesseurs. 4. Bibl. Imp., ms. fonds lat., no 9376. V. Inventaire des mss. conservés à la Bibl. Imp., no 823-11503 du f. lat. par Léop. Delisle, Paris, 1863, et Bibl. de l'École des chartes, Ve sér., t. IV et V. catalogue. Ce manuscrit est un composé, un résidu de feuillets divers, dont on a relié les débris pour les préserver d'une destruction totale. Le fragment où la Vie de saint Loup se trouve paraît venir de l'Anjou '. L'écriture présente les caractères du douzième siècle; mais le document lui-même est à coup sûr de beaucoup antérieur, et l'on peut même, grâce à quelques indications, déterminer la date probable de sa composition. En premier lieu, l'auteur prend soin de nous dire qu'il n'a écrit que postérieurement aux invasions des païens et à la destruction des archives épiscopales de Bayeux". Or il ne peut être ici question que des invasions des Normands, et comme un appendice, œuvre évidemment postérieure, nous apprend que le corps de saint Loup fut transféré au monastère de Cormery, par suite de la crainte de ces mêmes païens, il s'ensuit que l'auteur a dû écrire vers le milieu du neuvième siècle, après les premières incursions normandes dans le Bessin, et avant cette translation des reliques, dont on ne peut guère fixer le temps plus tard que vers la fin du neuvième siècle 3. Nous parlerons du reste plus en détail de cette translation à Cormery, fait que nous apprenons par notre document et qui n'avait pas encore été signalé. La franchise avec laquelle l'auteur nous avoue la perte des documents originaux qu'il n'a pu consulter doit nous faire admettre, sinon la vérité absolue, au moins la sincérité entière de son récit. Il est l'écho fidèle des croyances admises de son temps, et si l'on fait la part de certains embellissements merveilleux, si l'on ne s'arrête pas à l'extraordinaire enflure du style, rien n'empêche de regarder comme exacts les renseignements qu'il nous donne sur la vie de saint Loup et dont voici la substance. Saint Loup, né dans le pays Bessin*, fut instruit tout jeune 1. Il porte la marque de la bibliothèque d'un couvent d'Angers, Saint-Serge. 2. V. infr., p. 318, 319. 3. Au moment où écrivait l'auteur de la Vie, les reliques étaient encore conservées à Bayeux, dans une église « in qua Dei magnalia constanter predicantur, prædictorum quoque sanctorum mirifica admodum patrocinia venerantur. » V. infr., p. 321. 4. « Baiocassine urbis territorio oriundus. » Une ancienne tradition dit qu'il est né à Bayeux même, « ipsius Baiocassine urbis municeps. » Martyr. Gall., p. 780. « On voit encore aujourd'hui la maison dans laquelle il vint au monde, » disait Hermant, Hist. du dioc., p. 31, au carrefour de la rue Laitière et de la rue de la Chaîne. |