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faire pour la reine, que vous veuillez mettre jus et non porter plus en ces marches et comtés de Barcelonne et de Roussillon, votre emprise.

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Quand messire Jacques de Lalain eut ouï tout au long les chevaliers de la reine parler, et la requête à lui faite au nom de la reine, il leur répondit moult courtoisement, et leur dit: « Mes seigneurs, je suis et ai été, et tel me tiens toujours, serviteur des dames, et le voudrois être toute ma vie: et pour ce, mes seigneurs, je vous prie que considérez mon cas, et que la reine ne me fasse point ce commandement, s'il plait à sa bénigne grâce'; nonobstant, je y veux bien obéir comme raison est. Et s'il y a aucun gentil chevalier ou écuyer, qui me veuille faire autant d'honneur que de moi vouloir accomplir le contenu en mes chapitres, il me fasse sçavoir son bon plaisir et vouloir, et il aura nouvelle de moi au Dauphiné, laquelle terre et seigneurie est à monseigneur le dauphin aîné fils du très chrétien roi de France. Toutes fois mes très honnorés seigneurs, je vous prie très acertes (sérieusement), que tant vous plaise faire pour moi,que de moi recommander à la bonne grâce de la reine, et lui dire, que puisque son plaisir est tel, je veux bien faire son bon vouloir et commandement. » Après cette réponse faite à messire Jacques de Lalain, prirent congé de lui et s'en retournèrent vers la reine d'Arragon faire leur rapport. Et ainsi se passa cette nuit jusques au lendemain matin que messire Jacques et ses gens vinrent prendre congé de la reine, des dames, damoiselles, chevaliers et écuyers; et la remercièrent humblement de l'hon

neur, courtoisie et bonne chère qui à son commandement lui avoit été faite, tant par ses gens, comme par ceux de la cité de Barcelonne. Lors la reine répondit: « Messire Jacques, la bonne chère ne vous a pas été faite telle que j'eusse bien voulu. Si vous prie que prenez en patience: si par deça avez affaire, nous le ferons de bon cœur. »

Atant (alors) se partit messire Jacques. Ses gens étoit prêts; si montèrent à cheval et issirent hors de Barcelonne. Si l'accompagnèrent plusieurs chevaliers et écuyers de l'hôtel de la reine, et le convoyèrent une espace, puis prirent congé et s'en retournèrent.

Tant chevaucha messire Jacques et sa compagnie par le comté de Roussillon, toujours portant son emprise, qu'il vint à Perpignan, puis vint à Narbonne, et tant fit par ses journées qu'il vint à Montpellier; et ainsi comme à trois lieues près il rencontra un nommé Jacques Coeur, lequel étoit pour lors argentier de France (), et alloit mettre en possession un de ses enfants de l'évêché de Maguellonne; et au rencontrer l'un l'autre, celui argentier fit très grand' révérence et honneur à messire Jacques de Lalain, en lui disant: << Messire Jacques, j'ai bien tout gâté, si vous ne me secourez: car grand temps a que j'ai désiré votre venue. » Alors messire Jacques de Lalain répondit et dit: « Monseigneur l'argentier, dites moi ce qu'il vous plait à moi commander, car je suis bien vôtre. Et s'il est chose à moi possible que pour

(1) Jacques Coeur né à Bourges avait été nommé Argentier ou ministre des finances de Charles VII. J. A. B.

vous puisse faire, mon honneur sauve, je le ferai moult volontiers. »

Quand l'argentier eut ouï parler messire Jacques de Lalain, il fut moult joyeux, et le pria très instamment que son plaisir fùt de vouloir sejourner un jour ou deux à Montpellier, laquelle requête messire Jacques moult libéralement lui accorda, et y demeura depuis le vendredi au soir jusques au lundi après la messe. Le dimanche monseigneur l'argentier le festoya moult grandement à un très beau dîner. Après le dîner ils eurent plusieurs devises ensemble. Entre les autres choses, celui argentier prit par la main messire Jacques de Lalain et le tira à part, et trois ou quatre gentils hommes de son hôtel, et le mena en un comptoir, où il y avoit un moult grand nombre d'or, et autres plusieurs riches joyaux et bagues. Si regarda en souriant messire Jacques de Lalain et lui dit: « Messire Jacques, je suis bien acertené (assuré) que vous avez été grand temps hors de votre pays, à grands dépens et mission; pourquoi je vous prie que me faites cet honneur que de prendre tout ce qu'il vous est de nécessité et besoin: car, par ma foi, je le ferai aussi volontiers à vous qu'à chevalier qui vive, tant pour l'honneur et reyérence de mon très redouté seigneur monseigneur le duc de Bourgogne, comme de votre personne, qui vaut beaucoup. » Lors messire Jacques de Lalain, voyant l'honneur et courtoisie que lui présentoit faire fargentier de France, lui répondit ainsi: «< Monseigneur l'argentier, dela belle offre que par votre courtoisie et bonté me faites, vous remercie tant comme je

puis. Tant en avez fait, que moi et les miens sommes à toujours mais obligés à vous. Et si chose étoit que je sçusse, ou pusse faire qui vous fût agréable, je le ferois d'un très bon cœur; si remercierai mon très redouté et souverain seigneur, monseigneur le duc, de la bonne chère que faite m'avez en l'honneur de lui: mais quand je partis de mon très redouté seigneur, et par son congé et licence, il me pourvut de tout ce qui nécessaire m'étoit; parquoi monseigneur l'argentier, je vous prie qu'il vous plaise à moi pardouner. » Alors répondit l'argentier et dit: « Messire Jacques, si vous avez aucunes bagues laissées en gage, comme il survient aucunes fois des affaires à aucunes gens et spécialement les vôtres, qui sont belles et mémoire de grand'honneur, il n'est guères de royaumes, ni de provinces, où je n'aie mes changes, j'écrirai très volontiers et de bon cœur, afin de les vous faire venir où bon vous semblera. » Lors messire Jacques le remercia assez de fois.

Au long ne vous veux raconter les festoyements et bonnes chères que lui fit et fit faire l'argentier, tant de dames, damoiselles, bourgeoises et pucelles, que de danses et ébattemens: et de si bon cœur il le faisoit, comme si c'eut été son fils, ou son frère; tant à lui, comme à ses gens pour l'amour de lui. Puis quand ce vint après souper, celui dimanche, après vin et épices prises, il prit congé de l'argentier, lequel lui pria moult fort que le lendemain il voulsit (voulût) demeurer jusques à l'après dîner. De cette requête messire Jacques lui pria très instamment qu'il voulsit (voulût) ètre content; si embrassè

rent l'un l'autre, et convoya messire Jacques jusques en son logis, où de rechef prirent congé l'un à l'autre. Quand vint le lendemain matin que messire Jacques eut ouï sa messe, il se partit de Montpellier, et chevaucha tant, qu'il passa par Béziers et par Nismes; si vint en Avignon, et là fit ses offrandes à monsieur Saint Pierre de Luxembourg; et illec (là) fut moult grandement festoyé de monsieur le cardinal de Foix légat du pape au dit lieu d'Avignon; et après ce qu'il eut pris congé du cardinal, il se partit d'Avignon ; et chevauchèrent tant, lui et ses gens, qu'ils arrivèrent au Dauphiné; et vint vers monseigneur le dauphin, qui pour lors étoit en une maison de plaisance assez près de Valence, où il lui fit la révérence: si le reçut monseigneur le dauphin, et fit honneur, et le festoya moult grandement: et après touş festoyements faits, il prit congé du dauphin et s'en partit.

CHAPITRE LI.

COMMENT MESSIRE JACQUES DE LALAIN SE PARTIT, AVANT PRIS CONGÉ DU DAUPHIN, ET Vint en Bourgogne, ou DE PLUSIEURS CHEVALIERS ET ÉCUYERS DU PAYS FUT GRANDEMENT FESTOYÉ; ET DE LA SE PARTIT ET VINT EN FLANDRES, OU LE DUC DE BOURGOGNE LE REÇUt et LUI FIT GRAND' CHÈRE ; ET AUSSI DE SA VENUE A LALAIN.

QUAND messire Jacques de Lalain se partit de monseigneur le dauphin, il prit son chemin vers Lyon

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