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culier; mais ce passage n'est pas le seul en cause. J'ajouterai qu'un conseil politique me paraît un élément d'appréciation très-important pour un procès de canonisation : ce retranchement même isolé ne se justifierait donc pas. On a dit c'eût été manquer aux lois de la plus vulgaire prudence que d'ébruiter un conseil politique dans lequel le roi parle des ménagements à garder avec les communes et les bonnes villes pour y trouver, au besoin, un appui contre la noblesse : mais il n'est plus facile de faire valoir cette considération : car ce passage politique qu'on croyait soustrait à dessein à la publicité de l'enquête apparaît avant la canonisation et précisément dans le texte le plus populaire, le plus répandu, celui des Grandes Chroniques de Saint-Denis2.

L'objection que j'ai exposée n'est donc pas de nature à faire naître le doute dans mon esprit.

Voudrait-on se dispenser de recourir à l'hypothèse compliquée que je viens d'examiner? On supposera alors que l'original a été tout entier mis en réserve, puis qu'un hasard heureux l'a placé sous les yeux d'un des copistes de l'abrégé de Beaulieu ce copiste aurait enrichi l'abrégé des phrases litigieuses trouvées dans l'original.

Mais comment ce copiste aurait-il négligé vingt-deux autres occasions d'enrichir son texte, comment n'aurait-il recueilli aucun des vingt-deux passages négligés par Beaulieu? On ne peut supposer qu'il ait pu vingt-deux fois de suite enrichir son texte de passages tout aussi précieux que les phrases contestées et que vingt-deux fois de suite il ait dédaigné de le faire.

Songerait-on enfin à l'hypothèsesuivante? L'original est perdu, mais de cet original sont dérivés directement, sans parler de Beaulieu, deux abrégés: 1o le texte A B que nous connaissons et qui est aujourd'hui notre grand texte; 2°o un abrégé X contenant les passages litigieux.

Quelle peut être la relation de X et de Beaulieu? Pour répondre à cette question j'examine les deux états sous lesquels X a pu se présenter.

1. Je justifie cette assertion dans le chapitre suivant.

2. Je considère ici, en bloc, comme textes populaires et de vulgarisation les Chroniques de Saint-Denis. Mais des rédactions postérieures sont venues supplanter la rédaction spéciale à laquelle je fais particulièrement allusion; elle est ainsi devenue fort rare dans nos bibliothèques.

1er ÉTAT POSSIBLE. X contenait les vingt-deux passages authentiques qui manquent dans Beaulieu; il est aujourd'hui perdu. Mais il a servi à combler les lacunes de Beaulieu, et lui a fourni les passages litigieux, ce qui a donné le texte des Grandes Chroniques et de Joinville. Hypothèse inadmissible, car l'impossibilité que je signalais tout-à-l'heure se représente; on n'a pu négliger vingt-deux occasions d'enrichir Beaulieu.

2me ÉTAT POSSIBLE. X ne contenait pas les vingt-deux passages authentiques qui manquent dans Beaulieu. Il se confond, par conséquent, avec le texte des Grandes Chroniques et de Joinville. Ici deux hypothèses à examiner :

1 Hypothèse. L'abrégé X dû à un abréviateur inconnu autre que Beaulieu a été sous les yeux de Beaulieu et non point l'original ou la copie de l'original. C'est sur X que Beaulieu a fait lui-même son abrégé : plus tard, dans les Grandes Chroniques et dans Joinville, on a substitué X à l'abrégé de Beaulieu.

2me Hypothèse. L'abrégé X est l'œuvre de Beaulieu lui-même qui avait fait deux abrégés: X, puis abrégé de X, et qui nous donna dans la vie de saint Louis l'abrégé de X. Quant à X, il s'est conservé on ne sait comment et a reparu dans les Chroniques de Saint-Denis et dans Joinville.

A ces deux hypothèses extrêmement compliquées, et c'est déjà contre elles une très-forte présomption, je réponds de la manière suivante la première hypothèse est inadmissible parce qu'elle est en contradiction formelle avec le texte même de Beaulieu : cet auteur nous apprend, en effet, qu'il a eu sous les yeux l'original des enseignements écrit de la main de saint Louis: «horum documentorum manu sua scriptorum..... ego copiam habui». Je traduis copiam par communication et non par copie. Veut-on donner à copiam le sens de copie et non pas celui de communication (sens que je ne crois pas le bon 1)? Il restera toujours

1. Voici le passage complet de Geoffroy de Beaulieu :

Ante suam infirmitatem extremam scripsit in gallico manu sua salutaria documenta et catholica instituta; quæ filio suo primogenito, et in ipso cæteris liberis quasi pro testamento reliquit. Horum documentorum manu sua scriptorum post mortem ipsius ego copiam habui, et sicut melius et brevius potui, transtuli de gallico in latinum : quæ documenta sunt hæc. » (G. de Beaulieu, dans D. Bouquet, XX, p. 8).

Au moyen âge, copia signifie communication ou copie; mais le sens me paraît être ici communication, non pas copie. Je traduis cette phrase: horum documentorum, etc., par : « J'ai eu, après la mort du roi,

que Geoffroy, écrivant très-peu d'années après la mort de saint Louis, affirme avoir eu entre les mains une copie de l'original, et non un abrégé : l'hypothèse serait donc, dans tous les cas, en contradiction avec le texte de Beaulieu.

Mais je suppose un moment que Beaulieu n'ait rien dit et que nous puissions imaginer qu'il a eu entre les mains un abrégé, non pas un original. Nous serons bientôt forcés, pour de nouvelles raisons, d'abandonner cette supposition. Trois sources importantes de l'histoire de saint Louis se trouvent, entre elles, dans le rapport suivant, pour les passages communs: Beaulieu, original; Nangis, écrivain de seconde main 1, utilisant Beaulieu; rédacteur des Grandes Chroniques, écrivain de troisième main, copiant Nangis. En thèse générale, lorsqu'un même récit figure dans ces trois œuvres historiques, c'est Beaulieu qui est la source première cette situation relative des trois textes sera-t-elle donc intervertie, en ce qui concerne les enseignements de saint Louis? Si nous trouvons ces enseignements à la fois dans Beaulieu, dans Nangis et dans les Grandes Chroniques avec certain caractère qui permette d'affirmer la parenté des trois textes (ce caractère commun est la suppression des vingt-deux mêmes passages), devrons-nous aller chercher dans la source la plus lointaine le texte original et considérer Beaulieu comme le texte dérivé?

Ainsi tout contribue à nous faire rejeter la première hypothèse; j'arrive à la seconde. Dans cette hypothèse l'abrégé contenant les passages litigieux sera l'œuvre de Beaulieu lui-même, lequel aura fait deux abrégés, l'abrégé litigieux, puis, à l'aide de cet abrégé litigieux, celui qui figure dans son histoire. Si on admettait cette hypothèse, on introduirait dans les études de critique historique

communication de l'original, » et non : « J'ai eu, après la mort du roi, copie de l'original. » Un peu plus haut, Geoffroy a déjà dit : scripsit in gallico manu sua. Il me semble qu'il revient sur cette pensée: (Horum documentorum manu sua scriptorum copiam habui) pour nous apprendre qu'il a eu entre les mains l'original. S'il ne s'était servi que d'une copie, le fait que cette copie aurait été exécutée directement sur l'original ne l'eut pas beaucoup frappé : c'était quelque chose de très-naturel. Il eût vraisemblablement jugé inutile de nous transmettre ce détail et il eût dit simplement : « Horum documentorum post mortem ipsius ego copiam habui. »

1. De troisième, si on admettait, même pour les passages qui remontent à Beaulieu, l'intermédiaire de Gilles de Reims; alors les Grandes Chroniques seraient de quatrième main. Mais cela ne fait rien à notre thèse il est inutile de mêler Gilles de Reims à cette discussion.

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une confusion singulière rien n'empêcherait de s'arroger pour tout autre passage de Beaulieu le droit qui paraîtrait légitime à l'occasion des enseignements; et, dès lors, il serait facile de signaler dans les Grandes Chroniques plusieurs passages correspondant au texte de Beaulieu, mais altérés soit par des retranchements, soit par des additions et de déclarer que cette rédaction appartient elle aussi à Beaulieu qui primitivement avait composé deux œuvres distinctes, l'une qui nous est arrivée tardivement et indirectement par les Grandes Chroniques, l'autre qui nous est parvenu sans aucun intermédiaire, et que nous nommons la vie de saint Louis.

Si on appliquait trop facilement cette hypothèse à d'autres textes et à d'autres auteurs, on arriverait aux conclusions les plus inattendues qu'on ouvre le Digeste ou les Institutes et qu'on s'arrête sur tel passage correspondant aux Institutes de Gaius, mais un peu différent : on croira pouvoir supposer deux rédactions des Institutes de Gaius, l'une conservée par le canal de Justinien, l'autre par le palimpseste de Vérone: il n'y aura pas d'œuvre un peu répandue dont on ne puisse ainsi doubler, tripler les rédactions 1.

Cette hypothèse tombe donc comme la première et les diverses objections que j'ai examinées tour à tour ne se peuvent soutenir : s'il en surgissait quelque autre, fondée sur une hypothèse trèsinvraisemblable, mais non pas matériellement et absolument impossible, je me contenterais de faire observer qu'en ces matières, les plus fortes preuves ne peuvent conduire à une conclusion qui s'impose à l'esprit de la même manière qu'une conclusion mathématique tout ce qu'on peut exiger du critique, c'est qu'il montre la très-grande invraisemblance de certaines hypothèses opposées à la thèse qu'il soutient cette invraisemblance peut être assez forte pour que la thèse défendue soit dite certaine; mais il est évident que cette certitude sera toujours distincte d'une certitude mathématique.

Je crois être autorisé à maintenir cette conclusion:

Saint Louis n'a écrit aucune des phrases qui lui sont attribuées

1. En d'autres termes, ce fait d'une œuvre double ne peut être admis comme hypothèse pour servir à expliquer une difficulté de critique c'est un cas rare qui doit être prouvé directement.

:

J'ai consacré moi-même quelques pages à faire voir qu'il en était peut-être ainsi pour l'œuvre de Suger.

par divers manuscrits et qui manquent tout à la fois dans A B et dans Beaulieu.

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II. UNE RÉDACTION DES CHRONIQUES DE SAINT-DENIS ANTÉRIEURE POUR LE RÈGNE DE SAINT LOUIS A LA RÉDACTION DU MANUSCRIT DE SAINTE GENEVIÈVE. EMPRUNTS DE JOINVILLE AUX CHRONIQUES DE SAINT DENIS.

Je pourrais clore ici cette discussion, car je crois avoir touché le point essentiel. Toutefois je n'ai pas encore abordé directement l'argumentation de M. de Wailly j'y arriverai plus tard; mais je demande la permission d'ouvrir d'abord une assez longue parenthèse.

Entre les diverses sources historiques qui nous ont conservé le texte des instructions de saint Louis à son fils, Nangis, les Grandes Chroniques de Saint-Denis, Joinville, méritent, au point de vue qui nous occupe ici, une attention particulière. Je ne puis me dispenser d'une excursion rapide dans le domaine de l'histoire comparée de ces trois sources si importantes pour l'histoire du XIe siècle. Je reviendrai ensuite tout naturellement à l'argumentation de mon illustre et très-savant adversaire et je pourrai alors me livrer à une discussion plus directe.

Parmi les nombreuses rédactions de la Chronique de SaintDenis ou Grande Chronique de France, il en est une1 qui n'a pas été assez remarquée jusqu'à ce jour, et qui, cependant, est antérieure pour le règne de saint Louis à la fameuse rédaction du manuscrit de Sainte-Geneviève. Il s'agit de la rédaction conservée dans le manuscrit fr. 2615 (ancien 8305 5.5.).

L'écriture et la langue de ce manuscrit inspirent, au premier abord, des présomptions favorables. L'écriture (pour la partie du manuscrit correspondant au règne de saint Louis) est du commencement du xive siècle: on est porté à la considérer comme plus ancienne que l'écriture du manuscrit de Sainte-Geneviève

1. L'importance de ce manuscrit pour le règne de saint Louis n'a pas été signalée, mais le manuscrit lui-même est très-connu il a été utilisé pour le Recueil des Hist. de France.

M. Paulin Paris, dans son édition des Grandes Chroniques de France, regrette de n'avoir pu consulter ce manuscrit, qui était alors emprunté par M. Daunou. On ne doit donc pas s'étonner que cette rédaction n'ait pas été utilisée par le savant éditeur des Grandes Chroniques.

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