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Le passage suivant, dans Joinville, a quelque chose d'étrange : << Lors appela Monsigneur Phelippe son fil, et li commanda à garder, aussi comme par testament, touz les enseignemens que il li lessa, qui sont ci-après escrit en françois, lesquiex enseignemens li roys escrist de sa main, si comme l'on dist. »

Tout le livre de Joinville étant écrit en français, on est surpris de lui voir annoncer un texte des enseignements en françois : ce en françois est inutile et bizarre dans Joinville. D'où vient-il donc? C'est un débris de la rédaction de Geoffroy de Beaulieu qui, avant d'être recueilli par Joinville, a passé par les intermédiaires de Guillaume de Nangis et des Grandes Chroniques. Beaulieu avait dit:

<< Ante suam infirmitatem extremam scripsit in gallico manu sua salutaria documenta et catholica instituta, quæ filio suo primogenito reliquit. »

On lit dans Nangis:

TEXTE LATIN.

Qui sentiens sibi mortem imminere, convocato Philippo filio suo primogenito, eidem quasi pro testamento documenta salutaria et Catholica instituta, que ante infirmitatem suam extremam, tanquam Domino revelante, mortis propriæ conscius, manu sua in gallico scripserat, edidit in modum qui sequitur.

TEXTE FRANÇAIS.

Lors appela Phelippe son ainsné fil, et li commanda à garder, aussi comme en testament, les ensengniemens qui ensuient, que il avoit escris de sa propre main pieça en france (sic, pour en françois).

On lit dans 2615 et dans Joinville :
Manuscrit fr. 2615, fol. 246, recto.

Lors apela Phelippe son fil et li lessa à garder, ausi comme pour testament, les enseignements qui s'en sivent, que il avoit pieça escris tout en françois de sa main.

Joinville, édit. Nat. de Wailly, 1868,

p. 263.

Lors appela Phelippe son fil, et li commanda à garder, aussi comine par testament, touz les enseignemens que il li lessa, qui sont ci-après escrit en françois, lesquiex enseignemens li roys escrist de sa sainte main, si comme l'on dist.

Les Grandes Chroniques et les sources antérieures disent que

manière plus heureuse il donne le texte latin des prières sans la traduction (fol. 373, v) Conf. Nangis, dans Bouq., XX, p. 461.

1. Geoffroy de Beaulieu dans D. Bouquet, XX, p. 8.

saint Louis écrivit ces instructions en françois: renseignement intéressant, utile et tout particulièrement à sa place dans Beaulieu qui lui-même se sert de la langue latine. Ce petit mot n'a plus la même valeur et paraît bizarre dans le texte de Joinville << touz les enseignemens... qui sont ci-après escrit en françois.» L'adjectif touz n'est pas non plus très-naturel dans Joinville : << toux les Enseignemens que il li lessa qui sont ci-après escrit en françois. » Le même mot se trouve déjà dans les Grandes Chroniques, et sans grande utilité : « que il avoit pieça escris tout en françois. » Au résumé, ce petit paragraphe s'est altéré en passant des Grandes Chroniques dans le livre de Joinville.

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Après avoir raconté la mort de saint Louis, Nangis, dans son texte latin, s'exprime ainsi :

< Sane super obitu tam Christiano tamque felici et pium est flere, et pium est gaudere. Pium quidem et condignum flere pro jactura et desolatione universalis Matris Ecclesiæ, etc.. » Le texte français de Nangis, dans les 2 mss.que je consulte 2, donne piteuse chose comme traduction de pium 3. Voici le texte français complet: « Sus lequel obit si piteuse chose est de plourer, et piteuse de li esjoir. Piteuse chose est et digne, de plourer le trespassement dou bon roy Loys, pour la perte de toute sainte Église.: Le manuscrit français 2615 reproduit l'expression piteuse. Dans les dernières éditions de Joinville, on lit: précieuse, corruption évidente de piteuse.

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M. Corrard, en 1867, a déjà signalé comme défectueux ce passage de Joinville: le mot précieuse avait choqué cet esprit péné trant auquel revient le mérite d'avoir aperçu le premier plusieurs difficultés du texte de Joinville. M. Corrard avait relevé aussi ce passage: contenance à vivre chastement, passage que j'ai rapproché plus haut du manuscrit 2615 et que j'ai corrigé à

1. Nangis dans Bouquet, XX,
P. 460.

2. Ms. fr. 4978, fol. 70, verso. Ms. fr. 23277, fol. 80, verso.

3. Piteux, au moyen-âge et encore au xvr siècle, a le sens de pieux : faisans grans mélodies de doux chans et piteus (Grande Chr. de Saint-Denis, édit. IV, p. 258). Le mesme Loys dict le Piteux (Matthieu Zampini, Des Estats de France, [traduction française], Paris, 1588, p. 118.)

Paulin Paris,

4. Revue archéol. Observ. sur le texte de Joinville par M. Ch. Corrard, Paris,

1867,

pp. 18, 35.

l'aide de ce manuscrit. Pour certains mots, certains détails secondaires, Sainte-Geneviève est parfois conforme à Joinville, tandis que 2615 s'en écarte: ceci n'indique nullement que Joinville ait copié la rédaction de Sainte-Geneviève. Les rapprochements que j'ai déjà faits prouvent que la rédaction de 2615, dans son ensemble, se rapproche de Joinville beaucoup plus que SainteGeneviève, mais ceci n'empêche pas que çà et là un mot, une faute se retrouve à la fois dans Ste-Geneviève et dans Joinville1, mais non dans 2615. Ces particularités caractérisaient certains manuscrits d'une rédaction extrêmement voisine de 2615; elles ont passé de là dans Joinville et dans Sainte-Geneviève.

10°

2615 fournit pour la partie apocryphe des enseignements de saint Louis une heureuse correction au texte de Joinville. Dans ce manusc. la première phrase du § 21 est ainsi conçue: « A ce dois metre t'entente que tes gens et tes sougiez vivent em pes et en dreiture desouz toi, mesmement les bonnes viles et les communes de ton roiaume; et les garde en l'estat et en la franchise où tes devanciers les ont gardez; » Joinville porte: << A ce dois mettre t'entente comment tes gens et ti sougiet vivent en paiz et en droiture desouz toy. Meismement les bones viles et les coustumes de ton royaume garde en l'estat et en la franchise où ti devancier les ont gardées2. »

Le mot communes qui va très-bien au sens et que SainteGeneviève a remplacé par un équivalent bonnes citez a été mal lu et a donné dans Joinville coustumes. Autre différence: 2615 arrêtele sens après le mot roiaume et reprend : et les garde, etc. Joinville supprime le pronom les et construit ainsi la phrase: << meismement les bones viles et les coustumes de ton royaume garde, etc. » Comme Sainte-Geneviève reproduit la leçon << et les garde » je suppose que cette leçon est la tournure primitivement adoptée par le faussaire, et je pense que la phrase de Joinville est défectueuse.

Jusqu'à ce moment les seules différences que j'aie relevées entre Joinville et 2615 ne touchent qu'à la forme: ce sont de pures

1. On lit précieuse et non piteuse dans Sainte-Geneviève : c'est la même faute que dans Joinville.

2. Joinville, édit. Wailly, Renouard, 1868, p. 264.

variantes de manuscrit ; et je pourrais, en m'arrêtant ici, résumer cette étude en disant que Joinville a utilisé la rédaction des Chroniques de Saint-Denis terminée avant 1297, rédaction que 2615 nous a conservée sous une forme extrêmement voisine de la forme primitive.

Mais cette conclusion serait insuffisante.

On connaît ce passage de Joinville :

« Et ainsi comme li escrivains qui a fait son livre, qui l'enlumine d'or et d'azur, enlumina lediz roys son royaume de belles abbaïes que il y fist, et de grant quantitei de maisons Dieu et de maisons des Preescheours, des Cordeliers et des autres religions qui sont ci-devant nommées 1. »

Il est peu probable que ce paragraphe qui sent son clerc de très-loin soit dû au pieux mais très-laïque Joinville: cependant on ne le trouve pas dans 2615: l'emprunt a donc été fait à une autre rédaction.

Je constate aussi qu'un chapitre sur la prévôté de Paris qui apparut plus tard dans les rédactions des Grandes Chroniques ne figure pas dans 2615 et se trouve dans Joinville. Joinville a donc consulté autre chose que la rédaction de 2615.

Ce récit relatif à la prévôté apparaît dans les meilleures éditions de Joinville d'une manière très-étrange à la suite du chapitre CXL. Le chapitre CXL reproduit le texte d'une ordonnance célèbre de Louis IX pour la réforme du royaume : mais l'ordonnance n'y est pas entièrement transcrite; les derniers mots rapportés sont ceux-ci : « Affin qu'il puissent respondre aus nouviaus bailliz, pour ce que il auroient mesfait contre ceus qui se vourroient pleindre d'aus. »

Suit une courte réflexion ainsi conçue : « Par cest establissement amenda mout li royaumes. » Après quoi intervient le récit relatif à la prévôté de Paris qui forme le chapitre CXLI.

Ce récit terminé, l'ordonnance incomplètement transcrite reprend tout à coup sans aucun préambule et de la façon la plus inattendue : « En toutes ces choses que nous avons ordenées pour le proufit de nos sougiez et de nostre royaume, nous retenons à nous pooir d'esclarcir, d'amender, d'ajouster et d'amenuisier, selonc ce que nous aurons conseil. » Puis la réflexion déjà faite à la fin du chapitre CXL, mais cette fois plus développée et plus

1. Joinville, édit. Nat. de Wailly, 1868, p. 267.

complète: «Par cest establissement amenda mout li royaumes de France, si comme plusour saige et ancien tesmoignent 1.

Pourquoi donc cette coupure dans le texte de Joinville? D'où vient cette perturbation singulière? La réponse se présente tout naturellement à l'esprit, si on observe que 2615 ne contient pas le chapitre sur la prévôté. Il est évident que ce chapitre a été intercalé d'une manière maladroite après l'ordonnance pour la réforme du royaume; une note mal comprise par un copiste, un renvoi mal mis ont fait couper en deux l'ordonnance de saint Louis. Tout s'explique par ce fait que, primitivement, le chapitre sur la prévôté ne figurait pas dans la Chronique de SaintDenis.

Mais Joinville a-t-il utilisé successivement deux rédactions différentes des Grandes Chroniques et maladroitement copié dans la seconde rédaction consultée par lui ce nouveau chapitre, ou bien n'a-t-il mis à profit qu'une seule rédaction très-voisine mais distincte de 2615, distincte puisque le chapitre sur la prévôté y aurait été intercalé, précisément sous la forme bizarre que nous connaissons? Je ne me sens pas en mesure de trancher cette question; il me suffit d'avoir proposé une explication qui paraît rendre compte de la disposition étrange qu'affectent les chapitres CXL et CXLI de Joinville; cette explication garde la même valeur, que l'intercalation maladroite ait été faite par Joinville ou par un des rédacteurs des Grandes Chroniques.

Après avoir soulevé le problème difficile de l'intercalation du ch. CXLI sur la prévôté, je m'aperçois que la présence de ce chapitre dans Joinville pourra donner lieu à une objection contre l'authenticité du texte de cet historien. Voici le raisonnement qu'on sera tenté de faire: Joinville, dira-t-on, a copié une rédaction des Grandes Chroniques, terminée pour le règne de saint Louis avant 1297. Cette rédaction ne contenait pas le chapitre sur la prévôté. Transcrite après la mort de Philippe-le-Bel, dans le manuscrit fr. 2615, cette rédaction ne s'était pas alors enrichie de ce chapitre additionnel. Mais l'ouvrage de Joinville a été dédié en 1309 à Louis, fils de Philippe-le-Bel. Il ne devait donc pas renfermer encore le chapitre sur la prévôté qui ne fut intercalé dans les Chroniques de Saint-Denis qu'après 1314. Si, en fait, ce chapitre figure dans notre Joinville, c'est qu'il y a été ajouté

1. Joinville, édit. Wailly, Renouard, 1868, pp. 254, 255, 256.

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