Imágenes de páginas
PDF
EPUB

des ruines et des privations qu'allait accumuler son décret « Il nous en a coûté, » proclamait-il, « de faire dépendre les intérêts des particuliers de la querelle des rois, et de revenir, après tant d'années de civilisation, aux principes qui caractérisent la barbarie des premiers âges des nations (1). » Mais, protestant que ses déterminations n'avaient été inspirées « ni par la passion, ni par la haine », il en rejetait la responsabilité sur les provocations anglaises. Aussi bien, cette éloquence d'apparat, si elle ne manquait ni de grandeur ni même de sincérité, ne traduisait pas toute sa pensée. Au fond, il pensait que s'il parvenait à déshabituer les Parisiens des denrées coloniales, il aurait opéré une révolution économique profitable à la prospérité nationale. Il faisait peut-être passer au gouverneur de Paris des recommandations de ce goût: Que vos femmes prennent du thé suisse, il est aussi bon que le thé de la caravane, et le café de chicorée est aussi sain que le café d'Arabie. Qu'elles donnent l'exemple dans leurs salons, au lieu de s'amuser à faire de la politique à l'envers comme Mme de Staël. Qu'elles prennent garde aussi que je ne m'aperçoive qu'elles portent des robes d'étoffes anglaises (2). » Sûrement, il ripostait quatre ans plus tard aux doléances du conseil général du commerce : « L'intérêt de la France, qui n'a plus de colonies, est que la consommation des denrées coloniales soit restreinte le plus possible. Cet

(1) Message au Sénat, 19 novembre 1806 Correspondance, 11281.

(2) Ces lignes sont extraites d'une soi-disant lettre autographe que l'empereur aurait adressée à Junot de Berlin, le 23 novembre 1806 (Duchesse D'ABRANTÈS, Mémoires, t. VI, p. 205-206). Pour qui connaît les habitudes scripturaires de Napoléon, il est inadmissible que la lettre ait été autographe, et si la veuve de Junot a supposé ce détail, on hésite à accepter sur sa seule autorité l'authenticité du document. D'autre part, le style a bien l'allure des conversations et des correspondances familières de Napoléon.

intérêt est aussi celui de la politique : presque toutes les opérations du commerce sur ces denrées, leur valeur, leur courtage, forment le capital principal avec lequel nos ennemis nous font la guerre (1). »

Quoi qu'il en fût de ces vues de politique transcendante, l'effarement fut indescriptible dans les milieux commerçants. Il apparut bien vite qu'il était pratiquement impossible de supprimer d'un trait de plume toutes les relations entre la France et l'Angleterre : mais le dispositif du décret était si catégorique, les considérants et les commentaires si menaçants, qu'on était embarrassé pour les concilier avec les nécessités non moins impérieuses de la vie courante. Le banquier Perregaux, membre du Sénat, personnage important et sympathique à l'empereur, demandait humblement au ministre de la police s'il pourrait échanger des lettres non cachetées avec ses correspondants anglais, au sujet des fonds que les prisonniers des deux pays recevaient de leurs familles quelque urgente et légitime que semblât la requête, Fouché n'osait prendre une décision de son autorité privée (2). Champagny de même communiquait au quartier général les instances suppliantes du commerce lyonnais pour que, malgré la continuation de la. guerre, les transactions suivissent leur cours avec l'Allemagne et la Russie, et en particulier pour que la tenue de la foire de Leipzig fût assurée; mais il multipliait les prudentes réserves : « J'ai l'honneur de transmettre à Votre Majesté ces demandes qui ne peuvent être bien appréciées que par Elle, vu qu'elles se rattachent à d'autres intérêts dont Votre Majesté est seule l'arbitre.

(1) Dictée (inédite) du 5 novembre 1810: AF. IV, 1241.
(2) Bulletin de police du 8 décembre 1806: AF. IV, 1498.

En ne les considérant que sous le rapport commercial, elles méritent d'être prises en considération. Mais Votre Majesté a prouvé, par son mémorable décret du 21 novembre, qu'en faisant servir ses merveilleux succès à la ruine du commerce ennemi, Elle s'occupe efficacement de relever le commerce et l'industrie de la nation dont Elle a élevé si haut la gloire militaire (1).

Les meilleurs serviteurs avaient alors cette attitude de thuriféraires prosternés. Parce que plus tard Mollien a démontré avec verve et lucidité tout ce que le blocus continental avait de suranné, de chimérique et de désastreux (2), on se l'est représenté sur sa propre affirmation comme une sorte de Burrhus de l'économie politique, usant avec le maître d'une mâle et méritoire franchise. Sa très intéressante correspondance confidentielle et autographe atteste au contraire qu'après quatre ans de fonctionnement du système, en pleine crise commerciale, il prédisait quotidiennement à Napoléon l'imminent écroulement du crédit britannique, et se faisait l'enthousiaste exécuteur des passions, des combinaisons impériales (3). C'est pour lui-même sans doute qu'il plaidait ultérieurement les circonstances atténuantes, quand, dans un passage trop peu remarqué du préambule de ses Mémoires, il montrait les contemporains dominés lors de la publication du décret de Berlin par « cette pensée de grandeur, qu'au premier aspect l'imagination prête assez naturellement à toute conception d'un homme à qui rien encore n'a résisté (4). »

(1) 8 décembre 1806 AF. IV, 1060.

(2) Mémoires, t. II, p. 462; t. III, p. 10 et passim.

(3) AF. IV, 1088-1089 b, passim.

(4) T. I, p. 37.

L'hiver de 1806-1807 ne s'en annonçait pas moins difficile et triste. L'application du blocus et les représailles anglaises entassaient les ruines non seulement à Lyon, mais à Bordeaux, à Rouen, dans toutes les villes de trafic. Le docile Champagny, qui était homme de conscience, se croyait tenu d'exposer cette lamentable situation : « ..... ..... Sire, au sein de la gloire qui vous environne, vous serez touché des souffrances de quelquesuns de vos sujets; votre désir sera de les soulager, et votre génie, qui sait pourvoir à tout, vous en fournira les moyens (1). » A Paris, les mêmes maux se compliquaient de l'absence prolongée de la cour, de la sourde inquiétude qu'on éprouvait à savoir la Grande Armée enlizée dans les boues de la Pologne. Napoléon trouva le temps d'y penser (2), et chercha à y remédier; tandis que Joséphine, instinctivement jalouse des beautés polonaises, lui exprimait la velléité de le rejoindre à Varsovie, il la pressait de quitter Mayence, mais pour se réinstaller aux Tuileries; ses instances se succédaient de plus en plus vives pendant toute la durée du mois de janvier 1807: « Je serais assez d'opinion que tu retournasses à Paris, où tu es nécessaire (3)... Paris te réclame : vas-y, c'est mon désir (4)..... Je désire que tu sois gaie et que tu donnes un peu de vie à la capitale (5)... Rentre donc à Paris (6)... » Quand l'impératrice se rendait enfin aux volontés conjugales, un

(1) 17 décembre 1806: AF. IV, 1060.

(2)« L'empereur sait que Paris, après la vache grasse de 1804, ne voit pas sans ennui la vache maigre de 1806 succéder à la vache coriace de 1805; deux hivers à la suite sans une cour qui réside, sans fêtes, sans bals, sans réceptions, c'est dur pour les marchands. » (Frédéric MASSON, Joséphine impératrice, p. 250). (3) 2 janvier 1807 Correspondance, 11543.

(4) 8 janvier : Ibidem, 11581.

(5) 11 janvier : Ibidem, 11600.

(6) 26 janvier : Ibidem, 11690.

entrefilet officieux était publié dans les journaux, pour annoncer que son retour allait provoquer une reprise générale des affaires (1). Sur l'invitation expresse de l'empereur, les princesses et les grands dignitaires donnaient des réceptions solennelles (2), dont l'éclat contrastait assez lugubrement avec les sanglantes nouvelles d'Eylau (3). Mais le mouvement commercial qui en résultait était aussi factice que l'animation des salons; à la mi-juin, cinq jours après Friedland, Cretet, admirablement renseigné comme gouverneur de la Banque, attestait que les transactions étaient toujours sans fréquence et sans importance, les capitaux sans emploi (4).

Dans les milieux officiels cependant, avant même l'arrivée des bulletins victorieux, le retour du printemps avait ramené la confiance et plus que la confiance, l'épanouissement de l'orgueil. De cette situation paradoxale et en somme périlleuse, d'un État autocratique et centralisé gouverné du fond d'un bivouac ou d'un château polonais, les ministres ne voyaient que le côté grandiose et théâtral. Les moins imaginatifs d'entre eux, un Champagny par exemple, trouvaient des accents. presque lyriques pour célébrer le miracle de ce gouvernement à distance: « ... Votre Majesté nous a si bien accoutumés à avoir recours à sa sagacité pour les plus petits détails, que, gouvernés toujours par son esprit comme par ses décrets, nous oublions qu'Elle est à six

(1) Journal de l'Empire, 7 février 1807.

(2) THIERS, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. VII, p. 421; cf. Paris sous Napoléon, t. III, p. 144.

(3) On sait qu'après Eylau, Napoléon ordonna de substituer des officiers aux auditeurs qui apportaient au quartier général les dépêches ministérielles, et qui, peu familiarisés avec l'aspect des champs de bataille et des ambulances, envoyaient à Paris des descriptions terrifiantes (à Maret, 20 février 1807: Correspondance, 11839).

(4) A Napoléon, 19 juin 1807 : AF. ÍV, 1071.

« AnteriorContinuar »