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merce. Ce sont en général des amis imprudents qui ont endossé ou souscrit des effets de commerce, ou des hommes malaisés (sic) qui sont tombés dans les lacs de l'usure. Il y a maintenant, dans la maison d'arrêt de Sainte-Pélagie, plusieurs porteurs de charbon, porteurs d'eau, perruquiers, serruriers, boulangers, jardiniers, charretiers, cultivateurs, militaires, artistes, rentiers et employés, et à peine sur cent vingt prisonniers en compte-t-on douze qui sont véritablement commerçants (1). »

Un autre effet de l'improbité commerciale consistait à adultérer les marchandises ou bien à en amoindrir la qualité. Mais, en ce qui concerne du moins les étoffes d'habillement et d'ameublement, il faut convenir que le goût et presque les exigences des consommateurs étaient ici d'accord avec le manque de scrupules des vendeurs. En plein régime napoléonien, un manufacturier dénonçait déjà ces modes frivoles et gaspilleuses, ce décri des marchandises «inusables », que les moralistes ou les économistes du vingtième siècle représentent volontiers comme une déplorable nouveauté : « Nous avons l'expérience, précisait-il, « que de bonnes étoffes ne sont passées de mode que parce qu'elles duraient trop longtemps. Les belles et bonnes ratines, les bons draps double broche ne sont plus demandés. - Les beaux et bons velours de coton ont été abandonnés par les consommateurs aisés aux gens de travail (2)

Dans cette crise générale du commerce parisien, les circonstances avaient pourtant suscité certaines nouvelles formes de négoce, appelées à une fortune plus ou

(1) Mémoire aux membres du conseil de commerce, 27 décembre 1811 F12, 971.

(2) Mémoire de Décretot au conseil général des fabriques et manufactures, 18 février 1811: F12, 194.

moins prolongée ainsi l'épicerie en demi-gros, créée par d'anciens épiciers en gros qui ne pouvaient ou n'osaient plus faire d'avances aux détaillants (1). Mais ce qui s'était surtout développé, c'était la fureur de l'agiotage, cette parodie et cette plaie du vrai commerce. Non seulement, depuis les gens en place jusqu'aux oisifs, depuis les servantes jusqu'aux femmes du monde, tout Paris se mêlait de trafiquer et de spéculer (2), mais les commerçants de profession se laissaient entraîner à substituer le jeu aux opérations sérieuses. Pour mettre ses contemporains en garde contre le danger, Picard, le futile et jovial Picard, se croyait tenu de composer une ennuyeuse comédie en cinq actes, dont le principal personnage était puérilement baptisé Duhautcours, et qui portait ce sous-titre un peu bien rébarbatif, le Contrat d'union (1801); plus solennel et plus ampoulé encore, Geoffroy l'en félicitait comme d'un service rendu à la morale et à la société : « Le règne de l'agiotage a détruit la bonne foi... Il semble que notre système actuel se réduise à imprimer à l'argent un mouvement précipité qui est au commerce ce que la fièvre est à la circulation du sang... Picard a mis le doigt sur notre plaie (3). » Quatre ans plus tard, le même auteur dramatique, revenu à la comédie légère qui était son vrai domaine, éprouvait le besoin de décrire au passage l'un de ces métiers parasites créés ou développés par l'abus de la spéculation : « Il n'est ni avocat, ni juge, ni procureur, et il fréquente le Palais; on le voit à la Bourse, dans les comptoirs et sur les ports, et il n'est ni négociant, ni banquier, ni courtier, ni agent de change; il n'est ni militaire, ni employé, ni artiste,

(1) Statistique de l'industrie à Paris (enquête de 1866), p. 42. (2) Cf. Paris sous Napoléon, t. I, p. 9-11.

(3) Journal des Débats, 24 thermidor an XI (feuilleton).

et il sollicite dans tous les ministères; il n'est ni notaire, ni architecte, ni propriétaire, et il vend des terres, des domaines et des maisons ». « C'est apparemment là », reprenait innocemment l'interlocuteur, « ce qu'on appelle tenir un bureau d'agence (1). »

Comme l'administration, comme la société tout entière, le commerce devait donc appeler l'attention d'un gouvernement qui se' proposait de faire œuvre d'assainissement moral autant que de restauration matérielle. C'est l'idée que Chaptal exprimait non sans emphase, mais non sans noblesse aussi, en ouvrant au printemps de 1802 la première séance du conseil du commerce : « Avant que de rien entreprendre pour relever le commerce et lui rendre sa dignité, le ministre a pensé qu'il importait d'abord d'y rappeler cette morale et cette conscience publiques, seule base solide de la foi des engagements (2). »

On tombait généralement d'accord sur la convenance de préparer un code de commerce et de reviser notamment la législation des faillites. Mais, de différents côtés, un remède plus héroïque était préconisé. C'était l'époque où, exagérant un mouvement de réaction bien justifié contre les destructions révolutionnaires, les esprits s'engouaient indistinctement et sans réflexion de toutes les vieilles institutions disparues. Dans l'ordre commercial, une campagne se produisit en faveur de la résurrection des corporations fermées, maîtrises et jurandes. Avant même la chute du Directoire, un littérateur habile à prendre le vent, et dont l'opinion n'a de valeur qu'à ce point de vue, Mercier, attribuait à la destruction des

(1) La Noce sans mariage (1805), acte I, scène 7. (2) 18 germinal an X (8 avril 1802): F12, 191.

corps de métiers le pullulement de cette nombreuse race de petits marchands qui n'ont ni probité, ni honneur, ni scrupule, et qui, ayant payé le droit de patente, s'imaginent avoir le droit d'escroquerie (1) ». Des propos analogues se multiplièrent après Brumaire. Plus d'un commerçant, après avoir profité du régime de liberté, souhaitait maintenant d'être protégé contre des concurrents éventuels, et se sentant assez riche pour acquitter les droits de maîtrise, soupirait après le rétablissement des jurandes (2). Le préfet de police Dubois était tout acquis à la soi-disant réforme non qu'il professât le culte des institutions d'ancien régime; mais insatiable d'autorité, toute réglementation nouvelle lui était une occasion bénie d'étendre ses attributions (3); il rêvait de soumettre l'ensemble des professions commerciales au régime qu'il avait réussi à imposer aux boulangers (4) et aux bouchers (5). Sa tactique consistait à persuader au Premier Consul que l'accord était complet sur ce point entre tous les commerçants sérieux, entre toutes les personnes tant soit peu compétentes. Tantôt, affectant de considérer la question comme résolue en principe, il disait qu'on ne discutait plus que sur des points de détail, comme l'admission de droit des anciens maîtres d'avant la Révolution (6); tantôt, comme la décision tardait, il affirmait que les brasseurs d'affaires sans scrupules

(1) Nouveau Paris, t. V, p. 242.

(2) Levasseur, Histoire des classes ouvrières de 1789 à 1870, 2o édit., t. I, p. 343-344.

(3) Le 1er août 1806, sous prétexte de réglementer les écoles de natation, il instituait quatre prud'hommes nageurs, devant lesquels les maîtres-nageurs devaient faire leurs preuves d'habileté!

(4) Paris sous Napoléon, t. V, p. 170 et s.

(5) Ibidem, t. V, p. 297-299.

(6) Rapport du 21 thermidor an IX (9 août 1801) AULARD, Paris sous le Consulat, t. II, p. 457.

étaient seuls hostiles (1), que les négociants sérieux étaient au contraire unanimes à considérer la mesure « comme propre à détruire les agioteurs et raviver le commerce (2) »; une autre fois, localisant ses insinuations, il représentait la majeure partie des orfèvres de Paris comme désireux d'être groupés en une corporation fermée, dont l'établissement faciliterait le contrôle fiscal des matières d'or et d'argent (3).

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Dubois exagérait à coup sûr quand il parlait de majorité mais la tendance dont il se faisait l'écho existait bien dans l'esprit de quelques commerçants. Elle se fit jour jusqu'à la chambre de commerce, lors de la crise qui suivit la rupture de la paix d'Amiens. Comme on délibérait des moyens de prévenir la multiplicité des faillites, un membre, dont le nom n'est point parvenu jusqu'à nous, dénonça l'invasion des professions commerciales par des hommes aussi dépourvus de connaissances techniques que de formation traditionnelle : « La plupart de ces inconnus, dont la patente légalise la témérité, admis sans examen, affranchis de toute surveillance, usurpateurs du titre de négociants ou de manufacturiers, ne s'exposent pas seulement à une ruine presque certaine : ils nuisent encore au commerce et au progrès des arts. Comme l'abus était imputable à la suppression des jurandes, pour en avoir raison il fallait revenir à l'ancien état de choses. De très vives protestations s'élevèrent, fondées aussi bien sur le principe de la liberté du commerce que sur les inconvé

(1) Rapport du 1er frimaire an X (22 novembre 1801) AULArd, Paris sous le Consulat, t. II, p. 615.

(2) Rapport du 20 vendémiaire an XI (12 octobre 1802) : F7, 3831.

(3) Rapport du 2 nivôse an XI (23 décembre 1802) AULArd, Paris sous le Consulat, t. III, p. 504.

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