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mêne avec les grands juristes des 16e, 17e et 18e siécles, l'avait déduit du droit romain.

Je parlerai peu du droit romain, messieurs, parce qu'en cette matière il prête peut-être à quelque confusion; à la notion de la chose jugée vient se mêler cette autre règle qu'un même droit ne peut donner qu'une action et que cette action une fois mise en mouvement s'éteint par sa consommation.

Tenons-nous en donc plutôt à l'article 1351 du Code Civil.

La vérité judiciaire ne s'applique qu'à ce qui a été jugé, et, partant, à ce qui a été demandé, car le juge ne peut jamais excéder la demande, elle ne porte que sur le dictum de la sentence et elle n'existe que dans les conditions que j'indiquais tout à l'heure. Il faut qu'il y ait eu identité de demande, identité de décision, identité d'objet et de cause, identité de parties, identité des qualités dans lesquelles ces parties agissaient.

Or, d'après nous il y a trois éléments de la chose jugée qui font ici défaut: La question d'aujourd'hui n'a pas été jugée; elle n'aurait pu l'être puisque la demande est nouvelle, l'objet de la demande est différent, enfin les deux demandes se fondant sur des causes successives ne peuvent avoir qu'une apparence d'identité.

Tels sont les points que je vais examiner.

D'après nos adversaires, la chose jugée résulterait non pas du dispositif de la sentence Thornton, qui ne porte que sur 21 années d'intérêts, mais de ses motifs; ils établiraient implicitement un droit permanent; et il y aurait eu chose jugée implicite pour l'avenir, même en l'absence de toute demande.

Il y a, messieurs, une remarque que je pourrais me dispenser de faire devant vous qui avez une si grande expérience des choses et du droit universel: c'est la différence de forme qui existe généralement entre les jugements du continent européen et d'une partie de l'Amérique, et une partie de ceux qui émanent des tribunaux américains ou anglais. Chez nous-je parle avec l'extension que je viens d'indiqueril y a et il doit y avoir division entre les motifs et le dispositif, elle est prescrite, elle est nécessaire. En Angleterre et en Amérique, le juge a à cet égard plus de liberté, et il arrive que motifs et dispositif sont emmêlés dans une rédaction unique.

Mais ici, comme l'a plaidé hier M. Delacroix, nous avons à tenir compte de la forme des jugements continentaux parce que c'est celle usitée au Mexique et que c'est la législation mexicaine qu'il faut appliquer.

Or, il y a un point qui ne peut faire doute, c'est que en France, en Belgique, en Hollande, en Espagne, au Mexique, les motifs n'ont pas force de chose jugée. Comme je le disais tout à l'heure, les motifs disent quelle est la constatation de fait, quelle est l'appréciation du fait, quel est le thème de droit qui dicte la sentence; mais ce n'est pas la sentence, ce n'est pas le dictum du juge: c'en est la raison, l'explication, rien de plus. Or la vérité juridique couvre non ce que dit le juge, mais ce qu'il ordonne, quand il personnifie ainsi la puissance publique et que sa parole en est l'expression.

Ce que je dis là, messieurs, c'est en droit Français ou Belge l'enseignement de tous les auteurs.

Dalloz (Vo jugements, 324, 958, etc.) dit:
Le dispositif constitue le jugement proprement dit.
C'est le dispositif qui constitue seul le judgement.

M. Larombière-la Cour sait quelle était la très haute autorité de cet ancien Premier Président de la Cour de Cassation de Frances'exprime ainsi:

M. DESCAMPS. Quel passage?

M. BEERNAERT. Sur l'article 1351, No. 18:

La chose jugée réside exclusivement dans le dispositif du jugement, et non dans ses motifs.

Le Pandectes Belges..., la Cour sait peut-être que c'est une compilation fort importante déjà arrivée à son 70e volume et qui mérite assurément beaucoup d'attention. . . . s'expriment de même (V° Chose jugée, No. 120 et suivants).

L'un de nos jurisconsultes les plus remarquables, M. Arntz, professeur á l'Université de Bruxelles, dit au Tome 3 de son Droit Civil, page 404: La chose jugée résulte seulement du dispositif du jugement, non de ses motifs, quelle que puisse être l'opinion qui s'y trouve énoncée sur le point en contestation. Laurent (N°. 29, Tome 20) est encore plus énergique:

Il est de principe que le dispositif seul des jugements a autorité de chose jugée [il ne discute pas, il affirme]. Les motifs donnés par le juge ne décident rien, il n'en peut donc résulter de chose jugée. Cela est fondé en raison; la présomption de vérité est attachée aux jugements afin de mettre fin aux procès et pour éviter qu'un second jugement contredise le premier. La chose jugée implique donc l'existence d'une décision judiciaire. Peu importe que les motifs expriment une opinion relative à un point contesté; si le dispositif ne consacre pas ce-t-te opinion en admettant ou en rejetant l'opinion énoncée dans les considérants, il n'y a pas de chose jugée. Un arrêt reconnaît dans ses motifs que le terrain litigieux est vague et que la commune demanderesse en doit être réputée propriétaire, mais le dispositif ne prononce rien à cet égard; il se borne à ordonner une expertise et en réservant le droit; la commune prétend qu'il y a chose jugée sur la nature du terrain et sur la question de propriété, en se fondant sur les motifs de l'arrêt. La Cour de Cassation de France a décidé que la chose jugée doit s'induire du dispositif, et non des motifs.

Et l'auteur continue.

Un autre jurisconsulte, peut-être l'un des plus remarquables qui aient écrit sur le droit civil français, Zacharie, professeur à l'Université d'Heidelberg, est plus énergique encore; voici ce que je lis au Tome 3 de son livre, paragraphe 769:

La chose jugée ne resulte pas des motifs, mais seulement du dispositif des jugements; aussi, bien que les motifs expriment relativement à un point quelconque des contestations une opinion explicite et formelle, il n'y a chose jugée sur ce point qu'autant qu'une disposition du jugement en a prononcé l'admission ou le rejet.

Le dispositif d'un jugement (et ceci est remarquable, messieurs) n'a l'autorité de la chose jugée que relativement au point qui s'y trouve décidé. C'est ainsi par exemple qu'un jugement qui sur la demande d'un créancier condamne le débiteur aux intérêts des intérêts déjà échus d'un capital dont le montant y est énoncé, n'a pas l'effet de de la chose jugée quant à la quotité de ce capital (c'est presque notre question). C'est ainsi encore qu'un jugement qui accorde des aliments au demandeur (c'est l'hypothèse signalée par Laurent dans un passage discuté par M. Ralston) en qualité de pére ou d'enfant du défendeur, n'a pas l'autorité de la chose jugée quant à la question de fraternité ou de filiation, lorsque cette question n'ayant pas fait l'objet de conclusions respectivement prises par les parties, n'a pas été posée et décidée par une disposition spéciale et explicite du jugement.

M. DESCAMPS. C'est clair!

M. BEERNAERT. Ce passage vous paraît clair?

M. DESCAMPS. Mais oui!

M. BEERNAERT. Eh bien! j'en suis enchanté, car il me paraît décisif! Montrez-nous donc, je vous prie, cette demande à un droit perpétuel que vous prétendez avoir été jugée! Montrez-nous donc, au moins dans le dernier état de la cause, les conclusions ou le mémoire où vous

auriez réclamé des intérêts non pour 21 années mais pour toujours! Ou dites-nous comment il aurait été possible au juge de statuer sur une demande qui n'était point faite!

Messieurs, puisque nos honorables contradicteurs paraissent d'accord avec ce que je viens de dire, je puis me dispenser d'accumuler les autorités.

Que la chose jugée n'est attribuée qu'aux motifs, cela est de jurisprudence constante et en France et en Belgique. J'ai là une longue série d'arrêts, mais je fatiguerais la Cour en la lisant; elle me permettra sans doute de lui remettre à cet égard quelques indications."

Et le même principe est admis en Espagne et au Mexique. C'est ce que nous aurions voulu démontrer par le recueil de M. Pantoja auquel renvoie le mémoire de M. Azpiroz devant la Commission mixte; il nous est expédié, mais je crains qu'il ne nous arrive trop tard, et quant à l'exemplaire que nous adversaires, plus heureux que nous, possèdent, paraît-il, il semble que la pagination n'y soit pas concordante . . . M. RALSTON. Il est à votre disposition.

M. BEERNAERT. Merci.

La même règle se trouve encore consacrée par une décision formelle de "Allgemeine Gesichtsordnung" d'Allemagne, que voici:

Les collèges de juges et les rédacteurs des jugements doivent distinguer soigneusement la décision réelle de ses motifs et leur donner une place différente sans les con- · fondre jamais, car de simples motifs ne doivent jamais avoir l'autorité de la chose jugée.

Voilà pour l'Allemagne deux constatations intéressantes: "De simples motifs ne doivent jamais avoir l'autorité de la chose jugée;" et il est prescrit au juge de ne pas confondre ces deux choses, il doit séparer les motifs du dispositif.

Savigny, qui, vous le savez, enseigne une opinion différente et dont je parlerai tout à l'heure, se prononce dans notre sens par d'autres raisons; mais il reconnaît que sur cette question des motifs la plupart des auteurs allemands se prononcent dans un autre sens que lui, et son livre cite des décisions de la jurisprudence allemande qui décident la question comme les jurisprudences belge et française.

Et un autre auteur cité avec complaisance par nos honorables contradicteurs, M. Griolet, qui traite longuement la question, réfute la thèse de Savigny, et il y revient à maint endroit de son livre. Pour Griolet, il n'y a pas à tenir compte des motifs, ils n'ont que l'autorité du juge et ne participent en aucune façon-il le dit page 7—à la présomption de vérité attribuée à la chose jugée.

Il y revient page 9:

L'erreur de M. de Savigny commence quand il étend l'autorité de la chose jugée non plus seulement aux rapports de droit considérés comme motifs de la sentence, mais à des faits ou même à des droits qui ne sont pas mis en cause.

Et à la page 102, avec plus de précision, nous lisons:

Dans nos usages comme en droit romain, la sanction ou le refus de sanction constitue le dispositif du jugement aucun de nos auteurs n'a enseigné un système analogue à celui de M. de Savigny sur l'autorité des motifs; et la jurisprudence reconnaît en principe que l'autorité de la chose jugée ne s'étend jamais à aucun des motifs de la décision.

a C. C. F. 5 juin 1821, S. V. 1. 341, 21 décembre 1830, 31, 1, 152, 9 janvier 1838, 1. 550, 23 juillet 1839, 1. 560, 8 juin 1842. 1. 321, 30 août 1850. 1. 497, etc. Pandectes Belges, V° Chose jugée, N° 144 à 159.-Voir aussi C. C. B. 18 janvier 1877. P. 1. 85, 25 mars 1880, etc., Bruxelles 1 mars 1849. 1. 136, 2 août 1855. 2. 453, etc. 46

S. Doc. 28

Vous retrouverez ailleurs encore cette même thèse-mais je ne veux pas abuser des citations.

Sir EDWARD FRY. Voulez-vous me prêter le livre?

M. BEERNAERT. Très volontiers, mais comme j'en aurai encore besoin, Votre Honneur voudra bien me le faire rendre.

Sir EDWARD FRY. C'est pour un instant seulement.

M. BEERNAERT. Je disais donc que l'ouvrage de Griolet confirme ma thèse en ce qui concerne l'absolue distinction à faire entre les motifs et le dispositif.

M. DESCAMPS. Voulez-vous avoir la bonté de m'indiquer les pages auxquelles vous vous référez, parce que c'est très important.

M. BEERNAERT. J'en ai indiqué plusieurs. Voyez aussi pages 102, 183, j'en signalerai d'autres encore.

Le principe que je viens d'indiquer a reçu diverses applications qui le mettent mieux en lumière. Non seulement les motifs d'une décision judiciaire n'ont aucune autorité de jugement, mais ils ne lient pas même le juge de qui ils émanent.

lie

C'est la raison de cette règle fondamentale que l'interlocutoire ne pas le juge. Index ab interlocutorio discedere potest.

Et M. Larombière (N°. 16) fait remarquer que, pour qu'il en soit ainsi, il y a cette raison décisive qu'entre l'objet de la demande jugée par l'interlocutoire et la décision qui admet ou repousse cette demande au fond il ne peut y avoir identité, et que "l'identite d'objet est toujours l'une des conditions essentielles et fondamentales de la chose jugée. Sans doute le juge a exprimé son sentiment, et il peut l'avoir fait dans les conditions les plus explicites, les plus formelles; il n'y a plus qu'à en tirer la conclusion, mais peù importe, ce n'est qu'un sentiment, qu'un préjugé, et aussi longtemps qu'il n'y a pas jugement le juge est libre de changer d'avis."

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Je ne veux citer qu'un arrêt tout récent de notre Cour de Cassation (18 juillet 1901); et c'est là en jurisprudence une grande et très sérieuse autorité; plusieurs des membres de la Haute-Cour sont à même de confirmer ce que j'en dis.

"Considérant, porte cet arrêt, que le jugement du 19 novembre 1868 s'est borné à admettre la preuve de certains faits, que ce jugement est purement interlocutoire, que les appréciations qu'il contient sur le fond du procès ne constituent aucunement la chose jugée, celle-ci résidant exclusivement dans le dispositif des jugements.

Donc, le préjugé d'un jugement simplement interlocutoire n'a aucune force juridique, et voilà qui renforce mon argumentation de tout à l'heure.

Autre conséquence du même principe: Dans les Etats où, comme en France, en Belgique, et si je ne me trompe dans les Pays-Bas, la Cour Suprême n'a à juger que le droit et l'exacte application de la loi sans avoir à se préoccuper du fait, aucun recours en Cassation ne peut être admis si celle-ci ne vicie pas en même temps le dispositif. Des motifs erronés ne peuvent par eux-mêmes donner ouverture à cassation, car ne liant pas le juge ils ne disent pas le droit.

Cette question-ci, messieurs, ayant peut-être une relation plus directe avec la thèse que je défends, je me permettrai de vous indiquer quelques-unes des décisions de Cours Suprêmes qui l'ont ainsi jugée. Ce

a V. C. C. F. 10 juin 1856 (D. P. 56. 1. 425).

C. C. B. 28 janvier 1848 (P. 48. 1. 296), 20 mai 1898 (98. 1. 191), 18 juillet 1901 (1901. 1. 349).

sont les arrêts de la Cour de Cassation de Belgique des 3 mars 1853 (Pasicrisie de Belgique 1853, 1. 249) 13 février 1865, et du 5 novembre 1888 (Pasicrisie, 1889. 1. 20). La Cour de Cassation de France l'a décidée aussi nettement par ses arrêts plus anciens des 8 février et 8 août 1837, 12 mars 1838, etc.

Si mince est l'importance des motifs au point de vue de la chose jugée qu'aucum pourvoi en Cassation n'est même admissible quand il y a contradiction, contradiction absolue, entre les motifs et le dispositif d'une même décision judiciaire. Ainsi, le jugement dit blanc dans ses motifs, noir dans son dispositif, la contradiction est absolue, peu importe l'erreur commise, il n'y a à tenir compte que du dispositif. C'est ce qu a jugé la Cour de Cassation de France-je suis confus de ces citations, mais peut-être sont-elles nécessaires-notamment le 11 février 1807, le 9 janvier 1839, le 23 juillet 1839, le 3 mai 1843.

Je crois donc, messieurs, pouvoir conclure de ce que je viens de dire que tout au moins au point de vue des législations qui procèdent du droit romain et spécialement de la législation hispano-américaine, on peut affirmer que la chose jugée réside exclusivement dans le dispositif, et ne s'étend jamais aux motifs d'un jugement.

Est-ce à dire que les motifs n'aient en pareil cas aucune importance? Ce n'est pas ma pensée. Les motifs peuvent être utilement invoqués pour déterminer le sens du dispositif, pour lui donner sa véritable portée, pour l'interpréter s'il est obscur; cela aussi est de jurisprudence, mais les motifs n'ont pas ici d'autre portée.

Il y a plus: les auteurs et la jurisprudence sont d'accord que même dans cette partie spéciale du jugement qui constitue le dispositif, la force de chose jugée ne s'attache qu'à ce que le juge ordonne et qu'il faut que ce soient des dispositions certaines: Sententia debet esse certa. De simples énonciations ou une condamnation sans précision ne participent pas à la présomption de vérité.

C'était déjà, messieurs, la disposition de la loi romaine; et Pothier la lui a empruntée. Vous pourriez voir aussi ce qu'en dit Larombière (Traité des Obligations, Tome 3, No. 19).

J'avais tantôt l'honneur de vous dire que sur cette question de la force des motifs, il y avait l'opinion divergente et qui assurément mérite d'arrêter l'attention de Savigny.

Il m'appartiendrait, messieurs, moins qu'à personne de ne point parler de cet illustre jurisconsulte avec le respect qui lui revient: je suis peut-être l'un des derniers auditeurs encore en vie de son cours de Berlin et je lui garde le plus reconnaissant souvenir. M. de Savigny n'étend pas l'autorité de la chose jugée à tous les motifs; il fait une distinction un peu nuageuse, peut-être trop nuageuse, entre ce qu'il appelle les motifs subjectifs et les motifs objectifs, et n'accorde qu'à ces derniers la force de la chose jugée. Pour lui, le motif subjectif n'est qu'accessoire, il peut avoir eu quelque influence sur l'esprit du juge, mais sans aller jusqu'à déterminer sa décision; le motif objectif, c'est le motif déterminant, celui-là devrait participer à la vérité de la chose jugée.

La Cour voit quel danger présenterait en pratique l'admission d'une semblable thèse, et combien serait délicate la recherche psychologique qu'il faudrait faire pour discerner les motifs décisifs et ceux qui n'ont qu'une valeur accessoire! Toujours est-il que telle est l'opinion de Savigny, et pour la préciser, il s'approprie ce que dit Bohmer:

Les motifs qu'il faut retenir sont ceux qui forment l'âme de la sentence.

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