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C'est la thèse que Griolet condamne avec une grande force de raisonnement, mais nous verrons tout à l'heure que par d'autres motifs Savigny nous donnerait raison, s'il était de nos juges.

De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent je crois, messieurs, pouvoir conclure que l'exception de chose jugée ne pourrait nous être opposée que si dans la première sentence, la sentence de M. Thornton, il avait été statué sur notre cas; il aurait fallu que M. Thornton eût déclaré le droit des évêques, non pas seulement aux annuités qu'il a allouées, mais à un capital ou à la rente perpétuelle qui représenterait ce capital. Or, messieurs, vous le savez, le contraire résulte du texte précis de la décision du tiers-arbitre qui ne porte condamnation qu'à 21 annuités seulement.

Et cela devient encore plus décisif lorsqu'on rapproche, comme il est toujours indispensable de le faire, la chose ainsi jugée de la demande dont le juge était saisi. C'est en effet une règle aussi élémentaire qu'universelle que le juge ne peut jamais dépasser les limites de la demande. La demande est la base du jugement, on ne peut l'excéder; c'est le vieux brocard: Tantum judicatum quantum litigatum. Et sous une autre forme c'est le principe proclamé par l'article 1351 du Code Civil; il n'y a, il ne peut y avoir chose jugée que sur ce qui a fait l'objet de la demande; telle est "l'âme"-je me sers à mon tour de cette expression-de l'article 1351.

En droit français, belge ou espagnol, si le juge a pronouncé sur choses non demandées, il y a lieu à requête civile, et lui-même doit rétracter le jugement qu'il a rendu. C'est ce que portent les Codes de Procédure français et belge, article 480, N°. 3 et 4.

Laurent va plus loin: il n'admet même pas qu'il soit nécessaire d'une rétractation formelle; il ne faut pas, dit-il, tenir compte (Tome 20, N°. 13) du jugement en ce qu'il statue ultrapetita.

Et je ne dois pas insister, puisque nos honorables contradicteurs eux-mêmes ont reconnu dans les documents distribués par eux que si des arbitres avaient statué au-delà de la demande, leur décision ne serait pas obligatoire. Savigny est du même avis.

Done, les premiers juges n'auraient pu reconnaître un droit perpétuel et le consacrer que si pareille chose leur avait été demandée: il était impossible que leur sentence débordât la demande sans être nulle. Telle est la règle; elle est absolue et universelle.

Voyons ce qui a été demandé.

Au début, les évêques avaient annoncé une réclamation en capital: dans leur premiére lettre au Gouvernement des Etats-Unis, ils disaient qu'ils avaient à charge du Mexique des réclamations très importantes et se chiffrant par de grosses sommes-ils parlaient de 14 ou 1,500,000 dollars. Mais la partie demanderesse a plus tard changé complètement d'attitude pour ne plus demander que 21 annuités s'étendant de l'année 1848 à l'année 1870, et comme je le rappelais tout à l'heure, plus tard ils n'étendirent pas même leur demande aux annuités échues en cours d'instance, comme il eût été si naturel de le faire, sans même faire de réserves à ce sujet. Ainsi, ils réduisaient bien leur demande à 21 annuités, et lorsque Sir Thornton les a allouées il a fait exactement ce qu'on lui demandait; il ne lui eût pas été permis d'aller au-delà sans faire œuvre nulle.

Comment admettre dès lors que ses motifs eussent débordé et ce qu'il décidait et ce qu'on lui demandait de décider? En fait comme en droit c'était chose absolument impossible.

Et pourquoi, messieurs, ce changement d'attitude de la partie demanderesse? pourquoi aujourd'hui encore devant vous demandeton, non pas la reconnaissance d'un droit perpétuel, mais seulement 32 annuités? La raison en est du plus haut intérêt et vous a déjà été indiquée.

C'est que le traité de Guadulupe Hidalgo avait donné quittance au Mexique à un double point de vue: de la part du Gouvernement des Etats-Unis il constituait un réglement formel, définitif et complet, écartant tout sejet de querelle, toute possibilité de conflit; et, chose plus importante à notre point de vue, ce même traité abolissait toutes les réclamations que pourraient avoir à faire des citoyens des EtatsUnis à charge du Gouvernement mexicain moyennant le paiement par le Mexique au Gouvernement américain d'une somme de 3,250,000 dollars; les Etats-Unis, en déchargent le Gouvernement mexicain, se chargeaient de faire eux mêmes droit à toutes les réclamations qui seraient reconnues fondées. Ainsi, désormais plus de réclamation possible par des citoyens de l'un des deux pays à charge du Gouvernement de l'autre, du moment où le principe ou la raison d'être de ces réclamations procédait de faits où d'actes antérieurs à la ratification du traité.

Dans ces conditions, comment la réclamation d'une part du Fonds Pie pouvait-elle se produire? Comment réclamer à raison de faits, les uns datant d'un siècle ou d'un siècle et demi, les autres plus récents mais procédant du Gouvernement mexicain et des arrêtés par lesquels il a successivement donné puis enlevé à l'évêque de Californie l'administration des biens, mais tous bien antérieurs à la date du traité? C'était impossible, le texte était formel, et ce que les évêques américains ne pouvaient faire, il est évident que le Gouvernement des Etats-Unis l'aurait pu bien moins encore.

Sans le traité de Guadalupe Hidalgo, une réclamation du Gouvernement des Etats-Unis se serait présentée dans des conditions juridiques plus avantageuses que celle des évêques. Peut-être auraient-ils pu dire: Voici un Fonds ayant une destination publique, destiné à de grands intérêts, pour l'avantage d'un territoire qui est aujourd'hui divisé entre nous, partageons les ressources comme nous aurons désormais à nous partager les charges.

Mais le texte du traité de Guadalupe Hidalgo interdisait semblable langage.

On le comprit, et voilà pourquoi les évêques, après avoir annoncé une prétention à un capital ou à une rente qui représentait ce capital, se sont bornés à demander 21 annuités en disant que c'étaient là des droits qui avant 1848 n'étaient pas nés, qu'ils naissaient chaque année par le non paiement, que par conséquent il n'y avait pas été renoncé. Le tiers-arbitre, messieurs, reconnaît la vérité de ce que je viens de dire; voici ce que je lis presque au début de sa sentence:

Les réclamations antérieures à la ratification du traité de Guadalupe Hidalgo qui auraient pu être présentées avant cette date ne pouvaient être soumises à la Commission, mais on est recevable quant aux réclamations postérieures; et c'est ainsi qu'il alloue les interêts échus du 30 mars, 1848, jusqu'à ce jour.

"Jusqu'à ce jour" constituait une distraction-cela se voit même dans une œuvre de justice-car on était en 1875, et dans le dispositif l'arbitre n'alloue que les intérêts demandés, les seuls par conséquent qu'il pût allouer, c'est à dire jusqu'en 1870.-Ce montif-là du moins n'est pas invoqué comme valant chose jugée.

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Ainsi, on ne pouvait pas réclamer un droit en principal, on ne l'a pas fait, et il n'y a pas été statué. Et, chose remarquable, aujourd'hui encore on reconnaît qu'on ne le peut pass! M. Ralston dit dans sa lettre du 21 février 1901.

Nous n'avons jamais réclamé la propriété ni le capital. C'eût été impossible, puisque les confiscations prononcées étaient des actes souverains.

On se trouvait donc devant une fin de non recevoir qu'on reconnaissait insurmontable, et voilà pourquoi on a transformé l'action en la réduisant à 21 ans, sous prétexte que le droit n'était violé que d'année en année et qu'ainsi il y avait autant de demandes annuelles différentes q'il y avait d'échéances.

J'avoue, messieurs, qu'en elle-même cette transformation de la demande me paraît injustifiable. Comment concevoir ce droit annuel qui n'aurait pas de principe? Comment naîtrait-il s'il n'y avait pas de doit antérieur? Ou bien vous aurait-il suffi de ne pas faire juger ce droit, de ne pas le faire reconnaître? Prétendriez-vous que votre titre s'imposait, qu'il faisait loi, qu'il ne fallait pas même le faire admettre, alors qu'il était si formellement contesté? Il faut bien que vous souteniez cela, car autrement la transformation de votre action ne se concevrait pas.

D'autre part, qu'est-ce donc que cet étrange respect des droits et des actes souverains du Mexique?-c'est le mot dont on se sert.

Le Mexique a nationalisé les biens du Fonds Pie, comme plus tard il a nationalisé tous les biens de l'Eglise, suivant en cela plus d'un précédent. On peut, dit M. Ralston, déplorer ces actes, les regretter-et je dois dire que sur ce point-là nous serions aisément d'accord; mais il reconnaît que c'est en vain que philosophiquement ou historiquement on les déplorerait, puisque telle est la foi. Et en effet, nous sommes ici non pas des hommes politiques mais des juristes: nous devons nous incliner devant la loi sans y contredire; la loi est comme les chiffres: on ne discute pas avec eux.

Mais qu'est-ce donc que cette façon de s'incliner? Vous reconnaissez que le Mexique est propriétaire du Fonds Pie que vous n'avez rien à réclamer à ce sujet; cette propriété il ne lui serait pas même permis de s'en dépouiller, il serait condamné à être propriétaire à perpétuité!— sorte de tunique de Nessus.-Mais en quoi consisterait ce droit que vous entendez respecter scrupuleusement? Dans l'avantage d'avoir à payer perpétuellement un intérêt de 6 per cent sur le capital soi-disant représenté, et cela indéfiniment, perpétuellement, et en or, et sans qu'on accorde au Mexique aucune intervention en ce qui concerne l'emploi des fonds, sans qu'on lui permette aucun contrôle!

Vous ne réclamez pas le capital, oh! non, vous respectez la loi mexicaine, vous reconnaissez que vous ne pouvez pas la discuter, il y faut obéir, mais vous réclamez tout ce que la propriété pourrait donner d'avantages, et même au-delà!

Quoi qu'il en soit de cette question que j'ai eu tort de traiter puisque M. Delacroix l'a fait hier de la manière la plus complète, il y a une chose ici qui me semble absolument inadmissible et sur laquelle je me permets d'appeler tout l'attention de la Cour: c'est que l'on plaide à la fois qu'on ne peut réclamer le capital et qu'on s'est bien gardé de le faire, qu'on s'en garde encore aujourd'hui et que cependant ce capital aurait été implicitement adjugé sous la forme d'une rente perpétuelle. Ce qu'on ne peut pas faire, c'est de prétendre en même

temps échapper à la fin de non recevoir que devait soulever nécessairement la demande de principe, et de dire que ce même principe a été jugé.

Il s'agirait, dit-on, d'un droit qui naît chaque année, et il serait jugé ad futurum, à perpétuité, relativement à des droits qui n'étaient

pas nés!

Essayez donc de mettre tout cela d'accord. Pour moi je m'y essaie vainement.

Messieurs, on a eu pour le Gouvernement mexicain certains mots un peu vifs; je n'en veux point prononcer de semblables. La solennité de cette instance qui met pour la premiére fois en mouvement une institution à laquelle je tiens à grand honneur d'avoir pu contribuer, la personnalité de nos juges, la sphère élevée dans laquelle nous discutons doivent les exclure. Mais il doit m'être permis de dire qu'il y a ici de la part de nos adversaires une habileté d'attitude qui ne résistera pas à l'examen. A mon avis, il n'est pas correct de vouloir cumuler les avantages de deux situations contradictoires. Vous avez demandé 21 annuités d'intérêts et vous les avez obtenues; soit, cela a été jugé, la sentence a été exécutée; vous en demandez maintenant 32, vous y êtes recevables et je ne le conteste pas; mais je dis que quant à cette seconde demande succédant de si loin à la première j'ai le droit de me défendre sans que l'on puisse m'opposer la chose jugée, et vous ne pouvez le faire qu'en transformant le caractère de votre demande et en lui donnant dès la première instance ce caractère permanent et perpétuel qui l'aurait rendue absolument non recevable.

On a représenté ce qu'il y aurait d'étrange à voir ainsi soulever deux fois non pas la même demande mais la même question. Comment! dit-on, il a déjà été jugé que des intérêts sont dus, voici d'autres intérêts échus, et il faut un second procès!

pas

Mais à qui la faute? A vous, et à vous seuls; qu'est-ce qui vous empêchait, si vous vous y croyiez fondés, de maintenir la forme que vous aviez originairement donnée à votre réclamation? Pourquoi ne pas demander la reconnaissance du droit allégué en principe? Pourquoi aujourd'hui encore ne le faites-vous pas? Pourquoi ne demandez-vous que 32 annuités, sans plus? Parce que vous ne le pouvez pas, parce que vous ne l'osez pas, parce que si vous donniez à votre demande une portée générale, le traité de Guadalupe Hidalgo se dresserait devant vous pour vous barrer le chemin. Donc ce n'est à nous qu'il faut s'en prendre de ce que vous dites une bizarrerie. Et, tandis que je suis sur ce terrain, qu'il me soit permis de répondre à d'autres reproches que j'ai été surpris d'entendre dans la bouche de nos contradicteurs. Il n'est pas bien, a-t-on dit, d'accepter une sentence lorsqu'elle est favorable, pour la repousser dans le cas contraire; il ne se peut pas qu'on repousse la chose jugée sous prétexte qu'elle émanerait d'arbitres ou que l'on mette en doute leur compétence. Où done voit-on rien de semblable? Où le Mexique aurait-il manqué à ses devoirs de nation ou indiqué qu'il serait disposé à y manquer Une première fois, il a admis l'arbitrage, et on a rappelé avec raison qu'il a eu ensuite dix occasions de s'y dérober puisqu'il a fallu proroger successivement les délais. Le Gouvernement mexicain n'y a pas songé; honnêtement et loyalement, il a reconnu qu'il y avait lieu pour lui de prolonger le terme du compromis, et, chose curieuse, on a paru vouloir en tirer argument contre lui!

Dans cet arbitrage, le Mexique n'a point contesté la compétence de la commission, il n'a contesté que la prétention de la saisir d'une réclamation à laquelle le traité de Guadalupe Hidalgo avait mis terme; et le Mexique avait raison puisque ce sont ces considérations qui vous ont déterminé à modifier la demande en lui donnant un autre caractère. C'est là, messieurs, ce que M. Azpiroz a fait remarquer dans le remarquable mémoire reproduit au livre rouge et sur lequel je me permets d'appeler l'attention de la Cour comme complément de notre plaidoirie: l'affaire est trop compliquée, trop touffue, trop longue, pour que l'on puisse tout dire.

M. Azpiroz disait que bien qu'on réduisît la demande à certaines annuités, elle avait la même nature; vous ne demandez, disait-il, que 21 années d'intérêts, mais ces 21 années supposent une base, un principe, et peut-être viendrez-vous dire plus tard que ce droit a été reconnu alors qu'il ne peut pas même être allégué. Et voici que précisément l'appréhension ainsi exprimée s'est réalisée. Il avait done

raison encore.

La défense du Mexique a été, à mon sens, absolument correcte. Mais il a succombé: le tiers arbitre s'est déclaré compétent pour la contestation limitée dont seul il s'est saisi. Et il a statué, statué sans grand examen, ou du moins sans examen de détail, puisque de tous les moyens et de tous les chiffres pue vous avez entendu discuter il n'est pas question dans la sentence. Mais le débat n'avait pas été éclairé par ces plaidoiries contradictoires qui font la lumière même pour les juges les meilleurs. Cette sentence, le Gouvernement mexicain l'a respectée, et pleinement exécutée, mais il doit être permis de dire, sans manquer de respect au juge qui l'a rendue, qu'elle n'annonce que des connaissances juridiques un peu sommaires. Lui-même le reconnaît d'ailleurs au début de sa sentence; Sir Thornton déclare ne pouvoir discuter les arguments formés par les deux parties, et décider d'après ce qu'il trouve juste et équitable.

Toujours est-il que le Mexique s'est soumis et a payé, comme il le devait. Nous reconnaissons à cette sentence, que je veux considérer comme arbitrale, force de chose jugée dans son dispositif. Mais nous plaidons, et nous avons le droit de plaider que la chose ainsi jugée se limite à la demande, qu'elle n'a pas statué pour l'avenir, et que la nouvelle demande dont vous êtes saisis nous trouve en possession de tous nos moyens de défense.

Pour le surplus, messieurs, la conduite du Mexique sera à l'avenir ce qu'elle a été jusqu'à présent. Son Gouvernement a trop le souci de la dignité nationale et le sentiment des devoirs que cette dignité commande pour qu'il soit permis d'en douter; ce n'est pas mon honorable et excellent collègue Son Excellence M. Pardo qui me contredira. Les critiques auxquelles je réponds en ce moment n'avaient donc pas même de prétexte.

Mais je reviens à mon sujet. Je crois avoir démontré qu'il ne faut tenir compte au point de vue de l'autorité d'un jugement que de son dispositif, de ce qu'il décide et a pu décider et non de ses motifs; mais je vous ai annoncé que j'avais encore à cet égard quelques mots à vous dire de Savigny.

Si Savigny, disais-je, était notre juge, il nous donnerait raison, malgré sa théorie contraire quant aux motifs; et voici à quel double point de vue. Savigny, lui aussi, veut que le juge ne puisse dire droit que sur ce qui lui est demandé, sans que jamais sa sentence puisse

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