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les refuser même à ses meilleurs amis, contrairement à l'inscription qu'on lit sur ses livres : J. Gomez de la Cortina ET AMICORUM (1); et si un pauvre étudiant ou quelqu'un lui demandait un livre commun qu'il possédait dans sa collection, il en achetait un exemplaire et allait l'offrir personnellement au solliciteur.

Nous avons dit que le plus tendre amour du marquis de Morante était réservé pour les grands auteurs latins, et surtout pour Virgile et Horace. Durant son exercice des fonctions de recteur ou de magistrat, il était rare de ne pas le voir sortir de sa poche un de ses auteurs favoris et consacrer à leur étude les moments d'intervalle et de repos.

Finalement, il prit le parti de résigner toutes les charges publiques pour n'avoir à s'occuper que de ses livres. A partir de cette époque jusqu'à l'heure de sa mort, il ne sortit pour ainsi dire pas de sa bibliothèque. Ajoutons qu'elle était admirablement installée. Elle était composée de trois salles magnifiques, dallées de marbre, dont une avec une galerie circulaire. Là, on pouvait voir le marquis, vêtu d'une simple veste de coutil et chaussé de certains escarpins inusables et devenus historiques, penché sur un livre, la plupart du temps au haut d'une échelle de triste mémoire, dont la forme grossière et peu rassurante contrastait singulièrement avec la magnificence du logis. Il faut croire que cette vieille échelle, chancelant sous le poids du corps et qui devait se comporter en traîtresse à l'égard de son vieux maître, tenait une

(1) Sa devise bibliophilique était : Fallitur hora legendo, la même que celle du bibliophile français de Courbonne.

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large place dans les affections limitées du marquis, puisque, ayant reçu en cadeau d'un de ses amis une magnifique robe de chambre, et la trouvant peu propre à ses exercices d'équilibre, il y renonça en faveur de sa veste, pour ne pas être gêné dans ses ascensions perpétuelles.

Son unique distraction consistait en réceptions d'un petit nombre d'amis qui venaient dans la soirée disputer avec lui, en langue de Cicéron, sur des sujets littéraires et philologiques. Ces disputes avaient souvent plus d'un côté piquant. Habitué qu'il était à professer ex cathedra, doué d'une mémoire prodigieuse et un peu infatué de son talent, avec une légère aspiration à l'infaillibilité scientifique, il ne pouvait pas supporter la contradiction, sous peine de disgrâce pour le contradicteur; il était si tenace dans ses opinions qu'invoquant quelquefois à l'appui un texte qui, vérification faite, prouvait tout le contraire, il préférait l'altérer que de se déclarer vaincu. Il était absolu dans son jugement et n'admettait ni les conseils ni les avis de personne. Au coup de neuf heures, la conversation s'interrompait, et les visiteurs prenaient congé avec une régularité mathématique.

Le marquis se levait le matin avant le soleil, se promenait fort peu, et il était rare de le rencontrer hors de chez lui après la tombée de la nuit. Il n'allait jamais au théâtre, ni à aucun divertissement nocturne. Dans ses réunions intimes du soir, on jouait quelquefois aux cartes pour faire passer le temps. Le marquis était fort habile au tresillo et au revesino (reversi), et de plus la chance le favorisait presque tou

jours; de sorte que, si par hasard il lui arrivait de perdre, il en était très-contrarié, non pas pour la chose elle-même, mais parce que, enfant gâté de la fortune, il ne pouvait se faire à l'idée que sa bonne étoile pût pâlir même dans les occasions les plus insignifiantes.

Le marquis était généreux et charitable. Il était une véritable providence pour les pauvres qui bénissent sa mémoire, et sa bourse restait toujours ouverte pour ses amis, pour les souscriptions patriotiques et pour toutes les œuvres d'intérêt général ou particulier.

Homme d'ordre par excellence, il gérait sa fortune lui-même et avait l'habitude d'inscrire jour par jour ses recettes et ses dépenses. Il vérifiait scrupuleusement toutes les factures. Ayant trouvé une fois dans une note de blanchissage une erreur d'un ochavo (1 centime et demi) à son préjudice, il apostropha durement la blanchisseuse et se le fit rendre; mais, pour lui témoigner en même temps sa satisfaction de son travail, il s'empressa de lui donner vingt francs de gratification. Il avait de nombreux domestiques qu'il traitait avec la plus grande considération, à ce point extrême que, pour ne pas les déranger, il faisait presque toujours lui-même toutes ses commissions. Puisque nous parlons des domestiques, disons qu'il· leur laissa à tous des pensions viagères proportionnées à l'importance de leurs services, avec une faveur particulière pour sa cuisinière qui reçut pour sa part 8 fr. de rente par jour. Ce dernier fait ne paraîtrait point singulier, s'il s'agissait d'un Rossini ou d'un autre gourmand célèbre, mais le marquis de Morante

était très-modeste dans sa nourriture; il buvait à peine un peu de vin, ne goûtait jamais aux liqueurs et ne prenait ni thé ni café. Il ne fumait ni ne prisait.

Cette simplicité s'étendait aussi à son habillement, et l'on n'aurait jamais deviné à son extérieur ni son rang ni sa richesse, bien que cette indifférence pour la toilette n'exclût point le soin extrême qu'il prenait de sa personne.

Le marquis de Morante a vécu dans le célibat. Jamais l'amour d'une femme, ce charme délicat de la vie, n'est parvenu à électriser son cœur impénétrable. Un sentiment froissé ou une déception de la jeunesse ne nous en donneraient-ils pas l'explication? Toujours est-il qu'il manifestait une indifférence complète pour le beau sexe, et évitait même sa présence. Sous ce rapport il ne prenait que le côté facile de la vie et Épicure ne l'eût pas désavoué comme son adepte. Et pourtant, cet homme, si sensible, si affectueux pour tout le monde, n'était pas étranger aux sentiments de famille. La vénération qu'il témoignait à son père était touchante, et, après le décès de celui-ci, il fit enfermer son cœur dans une ampoule d'argent qu'il conservait religieusement et qu'à sa mort il ordonna de mettre dans son cercueil. Il désirait également que son nom lui survécût, et sans autre lien qu'une affection particulière et une parenté fort éloignée, il légua son titre nobiliaire et sa fortune à un jeune officier qui porte aujourd'hui le nom de marquis de Morante (1).

(1) Le marquis de Morante actuel s'appelle DON CARLOS GARCIA DE ABAURREA, et appartient à l'une des familles les plus distinguées de Séville.

Le marquis de Morante offre en un mot un des types les plus originaux par les traits contradictoires de son caractère. En matière de voyage, il n'admettait d'autre motif qu'une nécessité impérieuse, et, à l'époque de la vogue des pérégrinations, il ne s'est pas laissé entraîner par le courant général. Il n'a été à Paris et à Londres que de passage, en allant au Mexique en 1842, et une seconde fois à Paris en 1848.

N'attachant qu'une médiocre importance à l'argent, il aimait pourtant l'or mexicain et détestait les titres au porteur et les billets de banque, disant avec` beaucoup de grâce: « Que Dieu me préserve de richesses qu'une allumette ou la dent d'une souris pourraient détruire! >>

Le marquis de Morante était d'un caractère bilieux et fort impressionable, et la surdité qui l'incommodait pendant les dernières années de sa vie, ainsi qu'une infirmité chronique catarrhale, contractée par le séjour prolongé dans les salles froides de sa bibliothèque, finirent par l'aigrir encore davantage. Cette impressionabilité se traduisit par ses nombreux testaments et codicilles qu'il modifiait à tout propos, laissant souvent à ses amis des legs considérables, pour les annuler bientôt après sous des prétextes futiles.

Dans l'intimité il était expansif et jovial. Il éprou

Il prit part à la guerre du Maroc, en qualité de lieutenant de hussards de la princesse, et, ayant rempli son devoir avec distinction, il se retira du service et fut nommé écuyer de la reine Isabelle. Après la dernière révolution, il est entré dans la vie privée. Il n'a pas d'enfants. Sa femme, en premières noces OSORIO Y HEREDIA, a de son premier mariage une fille et trois fils, dont l'aîné a brillamment servi dans l'armée, et le second suit la carrière diplomatique.

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