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tiré du fond même de la pièce. Et il ne faut que l'avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j'ai fait au spectateur, et en sauvant à la fin une princesse vertueuse pour qui il s'est si fort intéressé dans le cours de la tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle, qu'il n'aurait pu souffrir, parce qu'il ne le saurait jamais croire. Le voyage d'Achille à Lesbos, dont ce héros se rend maître, et d'où il cnlève Ériphile avant que de venir en Aulide, n'est pas non plus sans fondement. Euphorion de Chalcide, poéte très-connu parini les anciens, et dont Virgile (Églog. 10) et Quintilien (Instit. I. 10) font une mention honorable, parlait de ce voyage de Lesbos. Il disait dans un de ses poémes, au rapport de Parthénius, qu'Achille avait fait la conquête de cette île avant que de joindre l'armée des Grecs, et qu'il y avait même trouvé une princesse qui s'était éprise d'amour pour lui.

Voilà les principales choses en quoi je me suis un peu éloigné de l'économie et de la fable d'Euripide. Pour ce qui regarde les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement. J'avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans ma tragédie; et je l'avoue d'autant plus volontiers, que ces approbations m'ont confirmé dans l'estime et dans la vénération que j'ai toujours cucs pour les ouvrages qui nous restent de l'antiquité. J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes: mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu'entre les poètes Euripide était extrêmement tragique, TRAGICÔTA TOS, c'està-dire qu'il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie.

Je m'étonne après cela que les modernes aient témoigné depuis peu tant de dégoût pour ce grand poëte, dans le jugement qu'ils ont fait de son ALCESTE. Il ne s'agit point ici de l'ALCESTE; mais en vérité j'ai trop d'obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l'occasion de le réconcilier avec ces messieurs. Je m'assure qu'il n'est si mal dans leur esprit que parce qu'ils n'ont pas bien lu l'ouvrage sur lequel ils l'ont condamné. J'ai choisi la plus importante de leurs objections, pour leur montrer que j'ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de leurs objections; car ils la répètent à chaque page, et ils ne soupçonnent pas seulement que l'on y puisse répliquer.

Il y a dans l'ALCESTE d'Euripide une scène merveilleuse, où Alceste qui se meurt, et qui ne peut plus se soutenir, dit à son mari les derniers adieux. Adınète, tout en larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste, qui a l'image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi :

Je vois déjà la rame et la barque fatale;

J'entends le vieux nocher sur la rive infernale:
Impatient, il crie, On t'attend ici-bas,

Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas.

J'aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu'ils ont dans l'original: mais au moins en voilà le sens. Voici comme ces messieurs les ont entendus. Il leur est tombé entre les mains une mal heureuse édition d'Euripide, où l'imprimeur a oublié de mettre dans

le latin, à côté de ces vers, un AL. qui signifie que c'est Alceste qui parle; et, à côté des vers suivants, un AD. qui signifie que c'est Admète qui répond. Là-dessus il leur est venu dans l'esprit la plus étrange pensée du monde : ils ont mis dans la bouche d'Admète les paroles qu'Alceste dit à Admète, et celles qu'elle se fait dire par Caron. Ainsi ils supposent qu'Admète, quoiqu'il soit en parfaite santé, pense voir déjà Caron qui le vient prendre et, au lieu que, dans ce passage d'Euripide, Caron impatient presse Alceste de le venir trouver; selon ces messieurs, c'est Admète effrayé qui est l'impatient, et qui presse Alceste d'expirer, de peur que Caron ne le prenne. « Il « l'exhorte (ce sont leurs termes) à avoir courage, à ne pas faire une << lâcheté, et à mourir de bonne grace; il interrompt les adieux d'Alceste « pour lui dire de se dépêcher de mourir. » Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la fasse mourir lui-même.

Ce sentiment leur a paru fort vilain. Et ils ont raison: il n'y a personne qui n'en fût très-scandalisé. Mais comment l'ont-ils pu attribuer à Euripide? En vérité, quand toutes les autres éditions où cet AL. n'a point été oublié ne donneraient pas un démenti au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu'Admète tient dans la même scène, étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si déraisonnable. Car Admète, bien éloigné de presser Alceste de mourir, s'écrie «que toutes les morts << ensemble lui seraient moins cruelles que de la voir dans l'état où il « la voit: il la conjure de l'entraîner avec elle; il ne peut plus vivre « si elle meurt: il vit en elle; il ne respire que pour elle. »

Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objections. Ils disent, par exemple, qu'Euripide a fait deux époux surannés d'Admète et d'Alceste; que l'un est un vieux mari, et l'autre une princesse déjà sur l'âge. Euripide a pris soin de leur répondre en un seul vers, où il fait dire par le chœur qu'Alceste toute jeune, et dans la première fleur de son âge, expire pour son jeune époux.

Ils reprochent encore à Alceste qu'elle a deux grands enfants à marier. Comment n'ont-ils point lu le contraire en cent autres endroits, et surtout dans ce beau récit où l'on dépeint Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfants qui la tirent, en pleurant, par la robe, et qu'elle prend sur ses bras l'un après l'autre pour les baiser?

Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la force de celles-ci. Mais je crois qu'en voilà assez pour la défense de mon auteur. Je conseille à ces messieurs de ne plus décider si légèrement sur les ouvrages des anciens. Un homme tel qu'Euripide méritait au moins qu'ils l'examinassent, puisqu'ils avaient envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien : « Il faut être extrêmement circons«pect et très-retenu à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, « de peur qu'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce « que nous n'entendons pas. Et, s'il faut tomber dans quelques excès, << encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans leurs écrits, << qu'en y blamant beaucoup de choses (1). »

(1) Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronunciandum est, ne, quod plerisque accidit, damnent quæ non intelligunt. Ac si necesse est in alteram errare partem, omnia eorum legentibus placere, quam multa displicere, maluerim.

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ÆGINE, femme de la suite de Clytemnestre

DORIS, confidente d'Ériphile.

GARDES.

La scène est en Aulide, dans la tente d'Agamemnon.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

AGAMEMNON, ARCAS.

AGAMEMNON.

Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille.
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

ARCAS.

C'est vous-même, seigneur! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin?

A peine un faible jour vous éclaire et me guide,
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l'Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit?

Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.

AGAMEMNON.

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,

Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché!

ARCAS.

Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs la plus riche contrée :
Du sang de Jupiter issu de tous côtés,

L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez;
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux qui, chargés de vingt rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes;
Ces vents, depuis trois mois enchaînés sur nos têtes,
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin :
Mais, parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin;
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous versez?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie?
Qu'est-ce qu'on vous écrit? daignez m'en avertir.

AGAMEMNON.

Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.

Seigneur...

ARCAS.

AGAMEMNON.

Tu vois mon trouble; apprends ce qui le cause,

Et juge s'il est temps, ami, que je repose.

Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés.
Nous partions; et déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport :
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.

Il fallut s'arrêter; et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux :
Suivi de Ménélas, de Nestor, et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse! et quel devins-je, Arcas,
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas!

Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si, dans un sacrifice auguste et solennel,
Une fille du sang d'Hélène

De Diane en ces lieux n'ensanglante l'autel.
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez Iphigénie.

ARCAS.

Votre fille !

AGAMEMNON.

Surpris, comme tu peux penser, Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage Que par mille sanglots qui se firent passage. Je condamnai les dieux, et, sans plus rien ouïr, Fis vou, sur leurs autels, de leur désobéir. Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée! Je voulais sur-le-champ congédier l'armée. Ulysse, en apparence approuvant mes discours, De ce premier torrent laissa passer le cours; Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie, Il me représenta l'honneur et la patrie, Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis, Et l'empire d'Asie à la Grèce promis; De quel front, immolant tout l'État à ma fille, Roans gloire, j'irais vieillir dans ma famille. Moi-même, je l'avoue avec quelque pudeur, Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur, Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse. Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits Dès qu'un léger sommeil suspendait mes ennuis, Vengeant de leurs autels le sanglant privilége,

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