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qu'il avait manqué son sujet; et il l'avouait sincèrement à Boileau, qui lui soutenait au contraire qu'ATHALIE était son chef-d'œuvre « Je m'y connais, lui disait-il, et le public y reviendra. » La prédiction de Boileau s'est accomplie, mais si longtemps après la mort de Racine, que ce grand homme n'a pu ni jouir du succès de sa pièce, ni même le prévoir.

Cette nouvelle injustice du public, qui venait de commettre un second crime envers la poésie et le bon goût, détermina enfin Racine à ne plus s'occuper de vers, et à renoncer pour jamais au théâtre. Il était né très-sensible; et cette extrême mobilité d'âme, qui donnait à la fortune et aux événements tant de moyens divers de le tourmenter et de le rendre malheureux, devint en effet pour lui une source de peines. « Quoique les applaudissements que j'ai reçus, disait-il, m'aient beaucoup flatté, la moindre critique, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir. » Un homme du génie le plus fécond, le plus original et le plus universel qu'il y ait jamais eu, et qui a d'ailleurs beaucoup d'autres rapports avec Racine, aurait pu faire le même aveu.

La sensibilité de Racine se portait sur tous les objets; elle abrégea même ses jours. Il avait fait, dans les vues de madame de Maintenon, et pour répondre à la confiance qu'elle lui témoignait, un projet de finances dont l'objet était de proposer un plan de réforme et de législation qui pût soulager la misère du peuple. Louis XIV surprit ce projet entre les mains de madame de Maintenon, et blåma hautement le zèle inconsidéré de Racine. << Parce qu'il sait faire parfaitement des vers, dit le roi, croit-il tout savoir? et parce qu'il est grand poëte, veutil être ministre? » Racine aurait mieux fait sans doute, pour sa gloire et pour son repos, de donner au public une bonne tragédie de plus, que de s'occuper à écrire des lieux communs plus ou moins éloquents sur des matières qu'il n'avait pas étudiées, et sur lesquelles, avec beaucoup de connaissances et une longue expérience, il est si facile et si ordinaire de se tromper. Mais la vanité lui fit un moment illusion: son amour-propre fut flatté que madame de Maintenon l'eût choisi pour porter la vérité, ou ce qu'il prenait pour elle, au pied du trône; et l'espoir si séduisant et si doux de devenir l'instrument du bonheur du peuple, après avoir été si longtemps celui de ses plaisirs, lui ferma les yeux sur les dangers de sa complaisance.

Cependant madame de Maintenon lui fit dire de ne pas paraître à la cour jusqu'à nouvel ordre. Dès ce moment Racine ne douta plus de sa disgrâce. Accablé de mélancolie, et portant partout le trait mortel dont il était atteint, il retourna quelque temps après à Versailles : mais tout était changé pour lui, ou du moins il le crut ainsi; et Louis XIV un jour ayant passé dans la galerie sans le regarder, Racine, qui n'était pas, dit Voltaire, aussi philosophe que bon poëte, en mourut de chagrin (1), après avoir traîné pendant un an une vie languissante et pénible.

On ne peut assez regretter que Racine, trop indifférent pour ses tragédies profanes, qu'il aurait même voulu pouvoir anéantir s'il en faut croire son fils, ait toujours négligé de donner une édition correcte de ses œuvres. Toutes celles qui ont paru de son vivant et depuis sa mort sont si fautives, et le texte en est si corrompu, que je ne connais aucun ouvrage qui ait plus souffert de l'incapacité des éditeurs et de la négligence des imprimeurs. L'édition publiée avec des commentaires est plus belle mais non plus exacte que les précédentes; et l'on doit surtout reprocher aux éditeurs de n'avoir porté dans l'examen et le choix des diverses leçons ni une critique assez éclairée, ni un goût assez sévère. A l'égard de leurs notes, il me semble qu'à l'exception des remarques de Louis Racine et de l'abbé d'Olivet, dont ils ont profité, mais qu'ils n'ont pas toujours entendues, elles n'offrent rien d'utile et d'instructif. Peut-être aussi Voltaire était-il seul capable de faire un bon commentaire sur Racine, et d'apprécier avec justesse ses beautés et ses défauts; mais on ne trouve dans ses ouvrages que des réflexions générales sur cet auteur, et quelques observations particulières sur BÉRÉNICE, qui sont un modèle de goût, de précision, et qui montrent toutes un jugement sain, une étude profonde et réfléchie des principes de l'art, des vues neuves et fines sur la langue et sur la poétique, et partout l'admiration la plus sincère pour Racine. Voltaire le croyait le plus parfait de tous nos poëtes, et le seul qui soutienne constamment l'épreuve de la lecture. Il en parlait même avec tant d'enthousiasme, qu'un homme de lettres lui demandant pourquoi il ne faisait pas sur Racine le même travail qu'il avait fait sur Corneille : « Il est tout fait, lui répondit Voltaire; il n'y a qu'à écrire au bas de chaque page, BEAU, PATHÉTIQUE, HARMONIEUX, SUBLIME."»

Le 21 avril 1699.

PRÉFACE

DE LA THEBAÏDE OU LES FRÈRES ENNEMIS.

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d'indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent : j'étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d'esprit ; elles m'excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la THÉBAÏDE.

Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'ANTIGONE mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d'une autre tragédie, où l'on entrait dans des intérêts tout nouveaux; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l'une sert de matière aux PHÉNICIENNES d'Euripide, et l'autre à l'ANTIGONE de Sophocle.

Je compris que cette duplicité d'action avait pu nuire à sa pièce, qui d'ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les PHÉNICIENNES d'Euripide: car pour la THÉBAÏDE qui est dans Sénèque, je suis un peu de l'opinion d'Heinsius, et je tiens, comme lui, que non seulement ce n'est point une tragédie de Sénèque, mais que c'est plutôt l'ouvrage d'un déclamateur qui ne savait ce que c'était que tragédie.

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante; en effet, il n'y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin mais aussi c'est la THÉBAÏDE, c'est-à-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité.

L'amour, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies, n'en a presque point ici : et je doute que je lui en donnasse davantage si c'était à recommencer; car il faudrait ou que l'un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d'autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut jeter l'amour sur un des seconds personnages, comme j'ai fait; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l'histoire d'OEdipe et de sa malheureuse famille.

OU

LES FRÈRES ENNEMIS,

TRAGÉDIE (1664).

ACTEURS.

ÉTÉOCLE, roi de Thèbes.

POLYNICE, frère d'Étéocle.

JOCASTE, mère de ces deux princes et d'Antigone.
ANTIGONE, sœur d'Étéocle et de Polynice.

CRÉON, oncle des princes et de la princesse.
HÉMON, fils de Créon, amant d'Antigone.

OLYMPE, confidente de Jocaste.

ATTALE, confident de Créon.

UN SOLDAT de l'armée de Polynice.

GARDES.

La scène est à Thèbes, dans une salle du paluis.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

JOCASTE, OLYMPE.

JOCASTE.

Ils sont sortis, Olympe? Ah, mortelles douleurs!
Qu'un moment de repos me va coûter de pleurs !
Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes,
Et le sommeil les ferme en de telles alarmes !
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,
Et m'empêcher de voir le plus noir des forfaits!
Mais en sont-ils aux mains?

OLYMPE.

Du haut de la muraille

Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ;

J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts;
Et pour vous avertir j'ai quitté les remparts.
J'ai vu, le fer en main, Étéocle lui-même ;
Il marche des premiers, et d'une ardeur extrême
Il montre aux plus hardis à braver le danger.

JOCASTE.

N'en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
Que l'on coure avertir et hâter la princesse ;
Je l'attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse !
Il faut courir, Olympe, après ces inhumains;
Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
Nous voici donc, hélas! à ce jour détestable
Dont la seule frayeur me rendait misérable!
Ni prières ni pleurs ne m'ont de rien servi;
Et le courroux du sort voulait être assouvi.

O toi, soleil, o toi, qui rends le jour au monde,
Que ne l'as-tu laissé dans une nuit profonde !
A de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons?

Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons?
Mais ces monstres, hélas! ne t'épouvantent guères;
La race de Laïus les a rendus vulgaires;

Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
Après ceux que le père et la mère ont commis.

Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perfides,

S'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides; Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux,

Et tu t'étonnerais s'ils étaient vertueux.

SCÈNE II.

JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE.

JOCASTE.

Ma fille, avez-vous su l'excès de nos misères?

ANTIGONE.

Oui, madame: on m'a dit la fureur de mes frères.

JOCASTE.

Allons, chère Antigone, et courons de ce pas

Arrêter, s'il se peut, leurs parricides bras.
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de plus tendre;

Voyons si contre nous ils pourront se défendre,

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