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Le baron de Ville, que les Français désignent généralement comme l'inventeur de la machine de Marly, avait, dès le temps des Marchin, de fréquentes relations avec Modave, à cause surtout de l'amitié qui l'unissait au maréchal. Nous voyons même qu'il intervint dans l'administration des biens du comte de Marchin et donna en stutte, au nom de celui-ci, toute la propriété de Modave, le 15 novembre 1676 (1). Arnold de Ville avait d'ailleurs à Survillers une cousine, Anne-Marguerite de Ville, fille de Jean de Ville et d'Elisabeth de Saint-Vittu, née en 1649, mariée à Henri de Jamaigne (2). Il eut donc l'occasion d'admirer et d'étudier la machine construite par Sualem. La tradition rapporte qu'il l'étudia en effet, en copia le plan et se promit d'en tirer parti. Instruit, peut-être par son ami Jean-Ferdinand de Marchin, du désir qu'avaient Louis XIV et son ministre Colbert d'élever les eaux de la Seine dans le domaine de Versailles, Arnold de Ville se présenta pour exécuter ce gigantesque travail; mais il se fit aider par Sualem, et s'il faut en croire la tradition, qui varie d'ailleurs dans les détails, c'est le modeste et illettré charpentier de Jemeppe qui fut le véritable auteur de la machine de Marly, et il eut l'honneur d'expliquer, devant Louis XIV, dans son franc wallon de Liége, comment to tûsant (tout en y pensant), il avait trouvé la combinaison de roues et de pompes qui devait satisfaire les désirs du grand roi.

Nous avons dit que, contrairement à cette tradition, les auteurs français désignent généralement le baron de Ville comme l'inventeur de la machine. Il jouit en effet de cet honneur à la cour de Louis XIV; le roi lui fit un don de 100,000 livres, lui fit bâtir près de la machine une magnifique habitation, le nomma gouverneur de cette machine avec 6,000 livres de gratification

(1) Archives du château de Modave, no 107.

(2) Papiers de Survillers, aux archives de l'église de Modave; registre des baptêmes, aux archives communales de Huy.

annuelle, auxquelles il en ajouta 6,000 de pension; les poètes célébrèrent son invention merveilleuse, et, sous ses portraits, comme sous les plans et vues des travaux de Marly, son nom fut suivi du titre d'inventeur et gouverneur de la machine. Enfin un auteur récent, M. J.-A. Leroi, conservateur de la bibliothèque de la ville de Versailles, a consacré une étude remarquable à revendiquer pour le seigneur de Modave le mérite de l'invention qui lui valut tant d'honneurs et de richesses (1).

La tradition liégeoise est fortifiée, d'autre part, d'une double autorité. Un allemand, Frédéric Weidler, professeur à Wittemberg, écrivit, en 1712, un ouvrage intitulé: Tractatus de machinis hydraulicis, dans lequel il attribue à Sualem l'invention de la machine de Marly«<li autem, qui initiis fabricæ interfuerunt, >> affirmarunt mihi ad unum omnes Rennequium >> illius verum auctorem et fabricatorem. >> Cette assertion de Weidler, répétée sans contrôle par les écrivains spéciaux, dit M. J.-A. Leroi, est restée comme certaine pour ceux qui depuis ont parlé de la machine. Mais ce qui, ajoute-t-il, a surtout rendu cette opinion populaire, c'est l'épitaphe gravée en 1714 sur la tombe de Sualem dans l'église de Bougival :

Cy gisent honorables personnes, sr Rennequin Sualem, seul inventeur de la machine de Marly, décédé le 29 juillet 1708, âgé de 64 ans, et dame Marie Nouelle son épouse, décédée le 4 mai 1714, âgée de 84 ans....

Telles sont les autorités qu'on invoque tant en faveur du baron de Ville que du charpentier Rennequin Sualem. Il s'agit pour nous de déterminer la part qui revient à l'un et à l'autre dans l'invention qu'on leur attribue à tous deux.

Comme on est d'accord pour affirmer que la machine de Modave donna l'idée première de celle de

(1) J.-A. Leroi, Ancienne machine de Marly ou de Ville et Rennequin, Versailles, 1860.

Marly, il faut rechercher d'abord quel fut l'inventeur de la construction élevée sur le Hoyoux. La tradition, avons-nous dit, l'attribue à Sualem. M. J.-A. Leroi tranche la question en faveur d'A. de Ville. Il nous est impossible de nous rallier à son opinion.

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La machine établie à Modave remonte certainement à l'époque des comtes de Marchin. Le document que nous avons cité, intitulé: Spécification de Modave, nous décrit l'entrée du château et y signale <<< une grande court au milieu de laquelle est un tres beau >> bassin et une fontaine qui distribue les eawes soit » dans le château, soit dans la basse courte. » Il y avait donc à cette époque, c'est-à-dire vers 1680, une machine destinée à faire monter les eaux du Hoyoux dans la cour du château, où elles alimentaient le bassin et la fontaine pour se déverser ensuite dans les offices et la basse-cour.

Voici un autre document encore plus concluant. C'est le stutte du 15 novembre 1676. Parmi les obligations du locataire figure celle « d'entretenir la machinne, bassin et fontaine, si ce n'est qu'arrivant la >> rupture de quelque bois quant à lors on sera obligé » de luy en furnir. »

Si la machine de Modave existait en 1676, à l'époque du comte Jean-Ferdinand, il faut nécessairement en conclure qu'elle avait été construite tout au moins avant 1673, date de la mort de Jean-Gaspard. C'est celui-ci en effet qui est le grand restaurateur de Modave. Nous avons vu que Jean-Ferdinand ne conserva pas à notre seigneurie le même attachement que son père. Modave fut, bientôt après la mort de JeanGaspard, abandonné par les Marchin, puis loué pour un terme de neuf années, en attendant qu'on trouvât l'occasion de vendre cette belle propriété. Jean-Ferdinand fit même vendre à Liége une partie des meubles du château dès l'an 1675 (1). Il n'est donc pas croyable

(1) Archives du château de Modave, no 101 de l'Inventaire général.

que Jean-Ferdinand ait fait exécuter à Modave des travaux considérables pour l'établissement d'une machine qui ne devait pas lui servir et dont l'entretien était fort coûteux. Cette machine est, comme le château, l'œuvre du comte Jean-Gaspard; elle est antérieure à 1673. Or, s'il en est ainsi, Arnold de Ville n'en est pas et ne peut pas en être l'inventeur, car, à cette époque, il était loin de s'occuper de semblables travaux; il n'était âgé que de 20 ans, et il étudiait le droit à l'université de Louvain. Nous avons sous les yeux son diplôme de licencié en droit, daté du 12 septembre 1674 (1).

Nous pouvons même aller plus loin et faire, avec beaucoup de probabilité, remonter à quelques années plus haut la construction de la machine de Modave. En effet, d'après la description que nous avons citée ci-dessus, il semble que les divers travaux exécutés à Modave ont été conçus suivant un plan d'ensemble. L'établissement de la machine avec le bassin et les déversoirs remonterait donc à l'époque de la reconstruction du château, vers l'année 1667 ou 1668. Rennequin Sualem était bien jeune encore à cette époque, mais les souvenirs conservés dans le peuple nous le représentent comme un homme doué d'une rare intelligence. Initié dès le jeune âge par tradition de famille à ces sortes de travaux, fort usités au pays de Liége pour l'épuisement de l'eau dans les mines, il put se trouver, à 22 ou 23 ans, capable de mener à bon terme la construction de la machine de Modave, et, en tout état de choses, s'il faut choisir entre le baron de Ville et le charpentier de Jemeppe, c'est évidemment à celui-ci que doit être donnée la préférence.

On comprend l'importance de cette première conclusion relativement à la question souvent débattue de l'inventeur véritable de la machine de Marly. Car si

(1) Pièce originale, munie du sceau de l'université, aux archives de Modave, no 105 de l'Inventaire général.

Rennequin Sualem est l'auteur de la construction élevée à Modave, le baron de Ville n'a fait tout au plus que reproduire à Marly la copie perfectionnée, nous le voulons bien, d'un modèle qu'il avait eu souvent sous les yeux.

Nous continuerons à suivre l'exposé que nous présente M. J.-A. Leroi des travaux exécutés sur la Seine. Il nous montre de Ville arrivant à Versailles, accompagné de Rennequin Sualem, car il sent, ajoute-t-il, que pour l'exécution de pareille entreprise, il ne peut se passer de l'habile ouvrier dont il connaît par expérience toute la capacité. C'est là une importante concession faite par M. J.-A. Leroi aux défenseurs de Sualem. Elle est appuyée sur des documents incontestables. Les comptes de dépenses faites pour l'établissement de la machine de Marly nous montrent que Sualem y était occupé dès la première année, en 1681. Remarquons en passant qu'il est dès lors impossible d'admettre ce qu'on raconte quelquefois, en imputant au baron de Ville une accusation exagérée de fourberie. Celui-ci se serait efforcé de construire à lui seul la machine de Marly, en taisant le nom du véritable inventeur, mais il aurait rencontré dans l'exécution de ce travail de telles difficultés qu'il se serait vu obligé d'appeler à son secours le charpentier de Jemeppe. Contrairement à ces dires populaires, il est certain que le baron de Ville prit avec lui Rennequin Sualem dès le commencement des travaux.

Sualem continua d'habiter auprès d'Arnold de Ville. Il avait, comme lui, son habitation à Marly, et il dirigeait les ouvriers liégeois occupés à la construction. M. J.-A. Leroi nous fait connaître leurs noms. C'est Paul Sualem, frère de Rennequin et charpentier comme lui, le menuisier Toussaint Michel, le forgeron Pauli, le charpentier Jean Siane, etc. La constante habitation de Sualem à côté de de Ville, pendant tout le temps. de la construction, est une preuve nouvelle de l'im

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