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nègre, qui se renouvellerait ainsi en vingt ans. En admettant que les deux Amériques eu continssent trois millions, cela donnerait quinze millions de personnes enlevées à l'Afrique dans le cours d'un siècle, sans compter ceux qui périrent dans le trajet.

Les missionnaires ne cessèrent jamais de prêcher en faveur de ces infortunés, et de se vouer, quand ils ne purent faire davantage, à soulager leurs souffrances. Parmi les amis des nègres, on cite le père jésuite Claver, Catalan. Il ne trouvait à Carthagène, marché ouvert alors à la traite des nègres, que trop d'occasions d'exercer sa charité, tâche qu'il s'était imposée par suite d'un vou particulier; car en faisant profession il avait signé : « Pierre, esclave des nègres pour toujours. » Dès qu'un bâtiment arrivait, il accourait avec du biscuit, de l'eau de-vie et autres fortifiants, et s'efforçait de leur ôter de la pensée qu'ils étaient destinés à calfater les bâtiments avec leur graisse, à teindre les voiles de leur sang; il leur annonçait, au contraire, que l'esclavage pourrait être pour eux un acheminement à une liberté céleste. Il baptisait les enfants nés pendant la traversée; il secourait les malades, les nettoyait, les traitait, les nourrissait. Et emmenant avec lui d'autres nègres, anciennement esclaves, il s'en servait comme d'interprètes pour s'insinuer dans ces âmes ulcérées par l'injustice et le désespoir. Il ne les abandonnait pas davantage dans leurs misérables gîtes; dressant l'autel au milieu de cette atmosphère fétide, il faisait écouter des paroles d'amour et de pardon à des gens qui n'entendaient habituellement que l'accent de la menace.

Mais les hommes s'habituèrent tellement à cette iniquité, que ni les philosophes ni les universités ne faisaient plus de protestations impuissantes. Ceux même qui la reconnaissaient la considéraient comme un mal inévitable, et ne songeaient pas à la rendre moins atroce. Les quakers furent les premiers qui la frappèrent de réprobation ils suivaient en cela leur doctrine de bienveillance universelle. Fox, Woolman, Penn, affranchirent leurs esclaves; puis tous leurs coreligionnaires s'obligèrent absolument à ne pas en avoir, et à l'aide de la presse ils firent une guerre active à la traite des nègres, dont le cri de délivrance commença alors à se faire entendre.

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Ces accents retentirent dans le parlement anglais, où ils eurent pour écho la parole éloquente de Sidmouth, de Wellesley, et d'autres orateurs; Grandville Sharp étudia trois ans les lois

1727.

1751.

de son pays, pour extraire de cet amas indigeste des arguments tendant à faire interdire légalement le commerce des hommes. Mais l'intérêt résistait à la philosophie, comme il avait résisté à la religion; et l'Angleterre achetait annuellement trente mille esclaves. Sur cette quantité, un tiers était envoyé aux Indes occidentales, et le reste revendu, avec un bénéfice de douze à quinze millions pour Bristol et Liverpool, et de six millions pour le trésor. Objection inexpugnable.

En France, les encyclopédistes, et surtout Raynal, mirent au service de cette cause une philosophie colère et emportée qui s'adressait au sentiment, sans s'attaquer aux obstacles que signalait la raison dans l'exécution (1). Il est, en effet, dans la nature des grandes iniquités de se rendre nécessaires, comme le lierre à l'édifice qu'il a miné, et de rendre nuisibles jusqu'aux remèdes mêmes qu'on veut apporter au mal. C'est ce qui fut évident lorsque, le 24 février 1792, la convention déclara libres les nègres des colonies françaises, en les exhortant à prendre les armes contre les Anglais. Cette proclamation improvisée fut un appel à l'assassinat. Les noirs de Saint-Dominique massacrèrent les colons, et il en résulta une guerre d'extermination qui coûta plus de sang que la traite elle-même (2). De là vient qu'en plusieurs en

(1) Voltaire prit une action de 5,000 livres dans un bâtiment négrier armé à Nantes par M. Michaud, à qui il écrivait : « Je me félicite avec vous de l'heureux succès du navire le Congo, arrivé si à propos sur la côte d'Afrique pour soustraire à la mort tant de malheureux nègres. Je sais que les noirs embarqués sur vos bâtiments sont traités avec autant de douceur que d'humanité, et, dans une telle circonstance, je me réjouis d'avoir fait une bonne affaire en même temps qu'une bonne action. » Un philosophe de son école, bien qu'il ne soit pas son admirateur, Mably écrivait dans un ouvrage de droit : « J'ai dit, dans les éditions précédentes de cet ouvrage, que nous négligeons un des plus grands avantages que nous offre la vente des nègres ; que plusieurs États manquent d'hommes pour la culture des terres et le travail des manufactures; que les plus peuplés même n'ayant point cette heureuse abondance d'habitants qui produit les talents et qui les encourage, les princes devraient permettre à leurs sujets d'acheter des esclaves en Afrique, et de s'en servir en Europe. Je me rétracte, et je conviens que ce moyen serait insuffisant pour peupler des pays où le nom. bre des hommes diminue de jour en jour... On a cru que je proposais de violer les lois de la nature, en proposant d'établir l'usage des esclaves en Europe; mais ne les viole-t-on point, ces lois saintes, dans les États où quelques citoyens possèdent tout, et où les autres n'ont rien? » Le droit public de l'Europe, t. II, p. 394. La rétractation vaut bien la proposition rétractée!

(2) Voy. tome IV, ch. 3, et, pour plus de détails, le tome XVII.

droits on trouva moins d'inconvénients à conserver l'esclavage; et Bonaparte fut obligé de rassurer les planteurs en déclarant qu'il ne serait pas aboli.

Les Anglais procédèrent avec plus de prudence, et par suite avec plus d'efficacité. Thomas Clarkson et Wilberforce consacrèrent leur éloquence, leur fortune, leur vie, au triomphe de cette cause. Clarkson en fit le but unique de son existence. Wilberforce fonda la Société africaine, destinée à former l'opinion publique dans ce sens. Il ne cessa de reproduire dans le parlement anglais le bill d'abolition, qui passa en 1792 dans la chambre basse; mais, conservatrice de sa nature, la chambre haute le rejeta. Fox, devenu ministre, déclara, le 6 juin 1800, qu'il soutiendrait la liberté des nègres; elle fut votée, en effet, par cent quatorze voix contre quinze, et la chambre haute ne s'opposa pas à la mesure. Le premier jour de l'an 1808 fut donc fixé pour voir cesser tout trafic de noirs sur bâtiments anglais; puis, le 14 mai 1811, quatorze années de déportation et les travaux forcés furent décrétés contre quiconque s'y livrerait; enfin, le 31 mars 1824, George Canning assimila la traite à la piraterie.

Quant à la manière de traiter ceux qui se trouvaient déjà en Amérique, le parlement promulgua en 1823 un code d'après lequel les familles esclaves ne durent être ni vendues, ni séparées. Le châtiment du fouet fut limité à vingt-cinq coups par jour, et ils eurent le dimanche pour se reposer; mesures qui attestent combien leur position était horrible. Et cependant, si les colonies de la couronne furent forcées de les accepter, la Jamaïque, les Bermudes, et autres îles régies par les anciens statuts, les rejetèrent, et ne voulurent ni renoncer au châtiment du fouet même à l'égard des femmes, ni laisser aux nègres la faculté de se racheter.

A l'époque de la paix de 1814, il y eut beaucoup de négociations pour que les puissances s'entendissent, comme elles le faisaient sur d'autres points, à l'effet d'interdire la traite; mesure qui aurait assuré à ce congrès une belle place dans l'histoire de l'humanité. Castlereagh en obtint la promesse de Louis XVIII; une indemnité de 7,500,000 fr. fut assurée au Portugal. Lorsqu'en 1817 les rois de l'Europe se trouvèrent réunis à Aix-la-Chapelle pour mesurer jusqu'à quel degré les peuples pouvaient endurer le joug, Clarkson s'y présenta, pour intéresser les plus généreux d'entre ces princes à donner une pensée aux infortunés qui souffraient en Amérique et en

Afrique. On discourut beaucoup sur ce sujet, et les peuples applaudissaient; mais des jalousies et des intérêts partiels empêchèrent de rien conclure. Le mal sembla empirer avec les remèdes. Postérieurement à l'an 1797, les bâtiments britanniques portaient annuellement jusqu'à soixante-dix mille nègres, ceux des Hollandais dix mille, indépendamment de ce qu'en tiraient l'Espagne, le Portugal et la France. Il y avait en 1826, dans le port de SaintMalo, de douze à quinze bâtiments négriers; d'autres étaient en construction à Marseille; quinze avaient fait voile de Nantes; et la croisière anglaise, postée pour empêcher ce trafic, arrêta cette même année l'Orphée, frégate anglaise sur laquelle on trouva quatre cents nègres enchaînés. Dans la séance de la Société de la morale chrétienne, tenue à Paris le 9 janvier de cette année, M. de Staël déroula l'horrible tableau des souffrances des nègres, et causa une vive impression en étalant aux regards un amas de chaînes fabriquées pour eux à Nantes, ainsi qu'une énorme barre de fer à peine dégrossie au marteau, dont on leur serre les pieds pendant la traversée, pour les obliger à rester immobiles au milieu du gaz méphitique produit par les nausées et la dyssenterie.

L'Angleterre ne s'est point ralentie un instant dans les moyens qu'elle a cru les plus efficaces pour l'abolition de la traite; mais la tendance constante de cette nation à usurper la domination sur les autres, à l'aide des combinaisons d'une politique inextricable, a laissé douter si dans cette noble tâche ce n'était pas là ce qu'elle avait réellement en vue, plutôt que la philanthropie; si elle n'aspirait pas, moyennant le droit de visite, à molester les bâtiments des nations rivales; et si, en abolissant la traite, elle ne voulait pas assurer l'accroissement de ses colonies dans l'Inde, alimentées par un genre d'esclaves autres que les nègres. Nous mentionnerons toutefois, avec un sentiment de gratitude sincère, qu'une société pour l'extinction de la traite et pour la civilisation de l'Afrique fut instituée à Londres en 1839, sur la proposition de Thomas Fowell. Trois bateaux à vapeur, expédiés à ses frais, durent remonter le fleuve Quorra, pour conclure des traités avec les chefs de ces contrées, afin de prévenir l'infâme trafic, et d'insinuer aux noirs des idées de culture et d'humanité.

Les moyens de ce genre seront sans doute les plus efficaces. Néanmoins si nous lisons, dans les actes de cette société philanthropique, que 940,000 livres sterlings ont été employés à payer le

rachat des esclaves, et 330,000 pour l'entretien des cours de justice instituées pour juger les négriers capturés, sans compter les dépenses du gouvernement anglais pour tant de vaisseaux en croisière, ni les vingt millions d'indemnité accordés aux propriétaires lorsque l'affranchissement des esclaves a été proclamé dans toutes les colonies de l'Angleterre, nous lisons aussi que la traite a été faite en 1838 plus activement que jamais, surtout par les Portugais; tellement qu'on a pu compter jusqu'à cent cinquante mille noirs par an vendus en Amérique, et cinquante mille sur les marchés mahométans (1). C'est déjà un grand pas que le bey de Tunis ait proclamé libre, en décembre 1842, tout enfant d'esclaves à naître sur le sol de la régence.

Il existe dans les colonies une aversion enracinée contre les nègres, et la distinction entre les blancs et les hommes de couleur y est aussi profonde que celle des castes dans l'Inde. Il y a des offices serviles réservés aux nègres, et le valet de chambre blanc en a sous ses ordres quelques-uns, auxquels il commande ce qui est parmi nous de son ressort. Les lois leur interdisent le carrosse et certains habits, quelque riches qu'ils soient. L'usage les isole des autres habitants dans les cafés, les théâtres, sur les bancs des églises; on les traite, en un mot, comme des êtres d'une tout autre espèce, et l'on allègue en preuve ou en excuse la malignité de leur nature. Ils saisissent, en effet, tous les prétextes pour se faire malades, satisfaits d'avaler des remèdes dégoûtants, pour pouvoir s'abandonner à l'inertie. Ils épient avidement l'occasion d'exercer des vengeances longuement méditées et d'une atrocité raffinée, et se livrent, lorsqu'ils le peuvent, à l'intempérance. Mais l'Européen a-t-il bien le droit de leur reprocher des vices dont il est la cause?

Personne n'est donc saisi d'horreur en voyant des nègres sur

(1) Nous empruntons ces renseignements à l'ouvrage de Buxton sur l'esclavage. Selon lui, pour cent nègres arrivés sains et capables d'un bon service à l'acheteur, il faut en perdre 145, tant par la maladie dans le trajet que pendant la chasse qu'on leur fait; l'Afrique perdrait ainsi annuellement 490,000 individus. La Christine, brigantin espagnol arrêté en 1831, portait 348 esclaves, dont 132 avaient péri pendant le trajet par la petite vérole; le Mida, brick espagnol, en 1830, était chargé de 562 esclaves, qui se réduisirent à 369; la Jeune Estelle, poursuivie par un vaisseau anglais, jeta à la mer douze esclaves renfermés dans des tonneaux. Ce honteux trafic offre, dit-on, un gain de 30 pour 100. Les esclaves délivrés par les croiseurs, de 1828 à 1837, ont été au nombre de 56,000, c'est-à-dire 5,600 par an. En 1843, on assurait, devant les chambres françaises, que 300,000 nègres passaient tous les ans l'Atlantique.

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