Là, sous la main de Dieu, dont le regard seul le voyait, le franciscain, les pieds nus, revêtu de sa robe grossière, ou le jésuite coiffé du chapeau aux larges bords, portant à la ceinture le crucifix qui se détachait sur son vêtement noir, et son bréviaire sous le bras, s'enfonçait dans les forêts vierges, plongé à mi-corps dans les marais, ou gravissant des rochers escarpés. Il cherchait pour se reposer les profondeurs souvent ensanglantées des antres et des précipices, exposé à la voracité des tigres, aux enlacements mortels du serpent alligator, ou même aux flèches des cannibales. S'il lui fallait y périr, le missionnaire expirait en bénissant le Seigneur, et un autre, marchant sur ses traces, trouvait ses restes mutilés, qu'il ensevelissait précieusement; puis, après avoir planté une croix sur sa tombe, il poursuivait sa route, préparé à subir le même sort. Le sauvage, accoutumé à ne voir l'Européen venir à lui que pour Jui ravir son or, sa femme ou sa liberté, s'étonnait à l'aspect de ces hommes qui ne demandaient rien ; il s'étonnait de l'intrépidité avec laquelle ils affrontaient, désarmés, leurs menaces de mort; de la constance avec laquelle ils enduraient des souffrances douloureuses; et l'on se pressait autour du prêtre, qui, sachant à peine quelques mots du dialecte parlé par la foule qui l'entourait, lui montrait une croix et le ciel. Bientôt ces hommes, subissant l'influence de sa parole, ne savaient s'ils devaient le considérer comme un magicien ou comme un envoyé du ciel; et ils l'écoutaient avec surprise les presser de renoncer à la vie errante, à des unions fortuites et capricieuses, aux repas inhumains, pour connaître la sainteté de la famille et de la société. Souvent les missionnaires se munissaient d'instruments de musique, et, remontant le cours des fleuves, faisaient entendre de simples mélodies. Alors les sauvages accouraient de tous côtés, s'élançaient à la nage pour suivre la barque où retentissaient les hymnes de l'Église, et apprenaient bientôt eux-mêmes à les répéter autour de la croix, ou de l'image de Marie (1). Certaines tribus n'avaient pas même de mots pour exprimer Dieu et áme, auxquels il fallait suppléer par des expressions sensibles. Beaucoup d'entre eux n'avaient jamais songé aux devoirs de la religion, et professaient la même indifférence pour l'une ou pour l'autre. La plupart vivaient dans des habitudes entièrement opposées aux (1) On se rappelle ici l'Orphée et l'Amphion de la mythologie grecque. préceptes qui leur étaient prêchés. La légèreté ignorante, la gravité orgueilleuse, la vengeance brutale, les incestes passés en usage, étaient les ennemis que le missionnaire avait à combattre sous des formes diverses. Une douce piété, une morale pure, une foi inébranlable, étaient ses armes; et pour trouver les sauvages il s'en allait sur leurs traces les chercher au fond de sombres cavernes, tantôt s'abandonnant sur un radeau au cours de fleuves dont les sauvages eux-mêmes osaient à peine tenter le passage, tantôt s'enfonçant dans des forêts où les naturels mettaient le feu, lorsqu'ils l'y savaient engagé. Parfois aussi il conduisait à deux et trois cents lieues des troupeaux de gros bétail, par des sentiers fangeux et des savanes inextricables. Lorsqu'il avait trouvé ceux qu'il allait chercher avec tant de fatigues, il devait se résigner à partager leur nourriture dégoûtante, des grenouilles à peine échaudées, de la venaison toute sanguinolente; à dormir dans leurs huttes fétides, et pendant ce temps à labourer des terres vierges avec des socs de bois, à les arroser de ses sueurs et cela, tandis que les naturels le regardaient avec nonchalance leur enseigner tous les métiers, défendre les premières semences contre la gourmandise, leur faire apprécier enfin la chose la plus étrangère au sauvage, la prévoyance. En s'éloignant d'une tribu, il y laissait quelques maximes de morale et des exemples à imiter. Un missionnaire, qui accompagnait plusieurs familles indiennes hors du pays dévasté par les Iroquois, écrivait ce qui suit: Nous sommes soixante, tant hommes que femmes et enfants, et tous à bout de forces. Les provisions sont dans la main de celui qui nourrit les oiseaux de l'air. Je pars chargé de mes péchés et de ma misère, et j'ai grand besoin qu'on prie pour moi. Ces hommes dévoués ne pouvaient attendre aucune récompense dans ce monde, pas même celle qui résulte de la certitude d'être utile; et après une vie entière de fatigue ils quittaient la terre, avec la triste conviction de s'être efforcés en vain de dompter des instincts féroces. Le jésuite Vasconcello convertit une vieille femme au lit de la mort, lui expose les articles de foi, les lois de la charité, puiss'enquiert d'elle sielle veut prendre quelque nourriture; mais ni le sucre ni les autres friandises européennes ne la tentaient: ce qu'elle désirait uniquement, ce qu'elle demandait avec instance, c'était une main d'enfant à ronger. Le plus ordinairement ils s'entendaient ré pondre: Nous ne voulons pas d'un paradis où il y a des Européens. Il n'y a pas besoin de demander si ce sol nouveau fut fécondé par leur sang. Les jésuites comptent trois cents martyrs parmi leurs frères dans le quinzième siècle; et ceux qui visiteront leurs colléges trouveront les longs corridors tapissés d'images, non de ceux qui s'insinuèrent près des trônes, mais de ceux qui périrent en propageant la civilisation, la croix à la main. Au milieu de ces fatigues saintes, les missionnaires conservaient l'hilarité de l'esprit. Les plus capables d'entre eux adressaient à leurs chefs la relation de leurs travaux. Ces récits, imprimés depuis sous le titre de Lettres édifiantes, sont un monument remarquable pour quiconque est exempt de préjugés, et où, sans viser à la gloire mondaine du style, la naïveté de l'exposition ajoute un nouvel ornement à l'héroïsme. Ils n'oubliaient pas toutefois la science du monde, et quelquesuns compilaient des dictionnaires qui servirent de base à la linguistique; d'autres enseignèrent l'usage du chocolat et du quinquina; ceux-ci indiquaient des positions commerciales excellentes, ceux-là trouvaient des terres nouvelles. Un jésuite rencontre en Tartarie une femme huronne qu'il avait connue au Canada; et il en conclut le rapprochement des deux continents au nord-ouest, avant que Behring et Cook en eussent donné la certitude. Ils avaient aussi cet enthousiasme qui embrase les cœurs purs au spectacle de la nature; et l'un d'eux s'écriait, en voyant les forêts majestueuses qui bordent la rivière des Amazones : Quel beau sermon que ces forêts! Un autre écrivait : « J'allais en avant sans " savoir où j'arriverais, sans rencontrer une âme qui pût m'indi<«< quer le chemin. Parfois je rencontrais au milieu de ces forêts des << sites enchanteurs. Tout ce que l'étude et l'industrie de l'homme << peuvent imaginer pour rendre un lieu agréable, ne peut soutenir la comparaison avec les beautés que la simple nature y a accumulées. « Ces sites admirables me rappelèrent les idées qui m'étaient venues << autrefois en lisant les vies des anciens solitaires de la Thébaïde. « La pensée s'offrit à moi de passer le reste de mes jours dans ces « forêts où la Providence m'avait conduit, pour ne m'y occuper << que de l'affaire de mon salut, étranger à tout commerce avec les << hommes. Mais, n'étant pas le maître de mon sort, et les ordres << du Seigneur m'étant indiqués par ceux de mes supérieurs, je rejetai cette pensée comme une illusion. » Dans les Antilles, les missionnaires s'opposèrent autant qu'ils le purent à l'extermination des naturels; puis ils s'efforcèrent d'adoucir le sort des pauvres nègres, sans pourtant dissimuler leurs défauts; et les religieux étaient les seuls qui osassent se plaindre des détestables exemples donnés par les catholiques. Au Mexique, un commencement de civilisation, et quelque conformité dans les traditions de ce pays avec celles de l'Europe, facilitèrent l'œuvre de ceux qui venaient substituer le Dieu des vainqueurs aux idoles des vaincus. Déjà la croix brillait comme objet de culte sur les autels; l'aigle de l'Empire fit place à la colombe, les religieuses succédèrent aux chastes filles du Soleil. Torquemada évalue à six millions le nombre des individus baptisés, de 1524 à 1540; et il ne faut point s'en étonner, attendu que les rois et les caciques donnèrent l'exemple. Clément VII envoya Martin de Valence au Mexique, avec douze frères mineurs; et Fernand Cortez assistait à leurs prédications, afin de leur donner plus de crédit. Un concile fut assemblé à Mexico en 1524 pour y régler les choses de la religion, sous la présidence de Martin de Valence, légat du pontife. La polygamie y fut abolie, et il fut enjoint à chacun de se présenter au baptême avec une seule femme, pour ne conserver ensuite que celle-là. Il y eut un autre concile en 1555; mais le plus célèbre est celui de 1585, qui servit toujours de base à la discipline dans ces contrées. Il fut alors permis d'élever au sacerdoce, avec une certaine circonspection, les naturels qu'on en avait exclus jusque-là, dans la crainte de l'avilir (1). Les Mexicains conservèrent une vive affection et une reconnaissance constante pour les missionnaires et les pasteurs. Ils se rappellent même encore l'évêque Las-Casas, le patron des Indiens, et Bernardin Ribeira de Sahagun, qui suggéra l'idée de fonder un collége, où il réunit plus de cent jeunes Indiens destinés à propager la foi parmi leurs compatriotes. Le jésuite Gonzalve de Tapia, partant de Mexico, s'enfonça à plusieurs centaines de milles à l'occident, apprenant les langues et apprivoisant une foule de tribus sauvages, jusque dans le pays de Cinaloa. En 1680, les jésuites dirigèrent soixante-dix missions dans le Mexique, où il fallait lutter incessamment contre l'instabilité des indigènes et la défiance des Espagnols, tout en cherchant à détruire l'esclavage, qui d'ailleurs retardait les progrès de la foi. (1) Voyez la note B à la fin du volume. 159. 1580. Les rois d'Espagne y jouissaient, comme nous l'avons dit, de la juridiction la plus étendue; ils nommaient aux bénéfices et aux charges, faisaient le trafic des bulles et des indulgences, qui devint une des principales branches de revenu. Aucune bulle n'y était reçue sans l'approbation du conseil des Indes. Le mal causé au Pérou par le zèle fanatique de Valverde fut réparé par des prêtres pleins de mansuétude, dont l'apostolat devint plus facile du moment où les Incas eux-mêmes eurent courbé le front sous l'eau du baptême. Torribio, promu par Philippe II à l'archevêché de Lima, y trouva tous les maux qui résultèrent de la cruauté et de la cupidité des conquérants, la guerre civile entre eux, l'oppression des naturels, la corruption de tous. Non moins empressé à porter des reproches ou à répandre des consolations au fond des grottes ou sur la cime des montagnes, que dans l'inté rieur de la cité, il affermit la discipline ecclésiastique, et souffrit avec intrépidité la persécution des gouverneurs du Pérou. Il fit par trois fois le tour difficile de son diocèse, ne songeant ni aux fatigues ni aux privations, et renouvela entièrement l'Église péruvienne, qui tarda peu à être signalée par les mérites de Rose de Lima. Les pères de la Merci furent introduits dans le Chili par Pierre de Valdivia. Puis, vers 1553, ce fut le tour des dominicains et des franciscains; les jésuites y parvinrent en 1593, sous Martin de Loyola, neveu de leur fondateur. Les missionnaires opérèrent à Bogota avec une activité extrême: entrés dans le pays en compagnie de conquérants féroces, ils y convertirent d'abord Sagamoxi, pontife suprême du culte idolâtre, dont l'exemple entraîna une multitude des siens ; ils leur persuadèrent ainsi de se rattacher à l'Espagne, et firent tous leurs efforts pour les soustraire à la férocité cupide des conquérants. Les capucins fondèrent plusieurs villes sur le territoire de Vénézuéla, et jusque sur les rives de l'Orénoque, où l'on n'avait pas encore pénétré. Dès l'an 1576, deux jésuites, Ignace Lauré et Julien de Vergara, établirent des missions sur ce fleuve ; mais les néophytes furent dispersés par une expédition hollandaise. D'autres missionnaires y arrivèrent de la Catalogne en 1687, et, dans l'espace de quinze années, formèrent trois paroisses (pueblos) dans la province et dans les deux îles de la Trinité. Après eux il en vint encore d'autres, qui suivirent leurs traces. Des capucins aragonais fondèrent les missions de Sainte-Marie |