presque perpétuelle; car on peut bien appeler prison notre résidence de Désima. Ils se résignèrent à endurer des duretés infinies d'une nation étrangère et païenne; à se relâcher dans la célébration du service divin les dimanches et les jours de fêtes, à s'abstenir de réciter les prières et de chanter les psaumes en public, de faire le signe de la croix et de prononcer le nom de Jésus en présence des naturels, et en général de tous les signes extérieurs du christianisme; à supporter, en un mot, avec patience et bassesse les traitements injurieux de ces infidèles pleins d'orgueil, quoi qu'il doive en coûter à une âme bien née. Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames (1)? Un incident qui influa beaucoup sur le sort des Européens peut donner une idée de la manière dont les choses se passaient entre eux et les Japonais. Le Hollandais Pierre Nuytz fut envoyé en ambassade au Japon par le conseil de Batavia. Il s'y donna, par vanité, pour ambassadeur du roi de Hollande, et obtint le pas sur les autres jusqu'au moment où, la vérité venant à se faire jour, il fut congédié sans réponse. Au lieu de le punir, on lui donna le gouvernement de Formose, où il porta sa rancune contre les Japonais. Deux gros bâtiments de cette nation y étant arrivés, il les fit désarmer, comme on le pratiquait au Japon, et, maltraitant de paroles ceux qui les montaient, il ne voulut les laisser ni poursuivre leur route, ni rebrousser chemin. Les négociants japonais, irrités, assaillirent le gouverneur, le retinrent prisonnier, et l'obligèrent de restituer aux deux navires l'armement qu'il leur avait enlevé. Les Hollandais n'osèrent recourir à la force, pour ne pas perdre un commerce avantageux. Ils subirent en conséquence la honte de donner des otages, et autant de soie que les deux bâtiments en auraient chargé à la Chine; de payer les frais du voyage et de désarmer leurs propres bâtiments, jusqu'à ce que ceux des Japonais fussent repartis. Lorsque l'on sut au Japon ce qui s'était passé, les défiances jalouses redoublèrent contre les négociants hollandais. Ils ne furent point insultés ; mais on ne tenait aucun compte de leurs griefs, et pendant cinq années on leur fit subir une véritable captivité. Enfin la compagnie prit le parti de livrer Nuytz aux Japonais, pour que, le coupable une fois puni, ils ne fissent plus (1) Liv. IV, ch. 6. 1627. 1629. souffrir des innocents. En effet, le séquestre fut aussitôt levé, le commerce reprit son cours, et Nuytz lui-même fut renvoyé sans avoir éprouvé d'autre mal que la peur. Mais les Hollandais reconnurent par là la nécessité de se garder de toute offense capable de provoquer une réaction fâcheuse, d'avoir toujours dans leurs intérêts un ministre de l'empereur gagné par des présents, et de ne reculer devant aucune humiliation. Chaque année, la compagnie est obligée d'envoyer une ambassade à Yedo, et nous avons le récit de celle de 1776, à la tête de laquelle était M. Fheit, avec une suite de deux cents personnes: ils furent escortés par un banios qui voyageait dans un grand palanquin, précédé d'une pique en signe de son autorité. Il avait une nombreuse suite, et entre autres un interprète qui devait pourvoir à tous les besoins du voyage aux frais de la compagnie. Les Européens firent le trajet avec toutes les commodités possibles, les Japonais à pied ou à cheval, portant des chapeaux coniques liés sous le menton, l'éventail, le parasol, et quelques-uns un ample manteau de papier huilé. Une multitude de curieux affluait sur les pas de ce nombreux cortége, qui observait de son mieux le peu qu'il lui était possible d'apercevoir. De distance en distance, les Hollandais trouvèrent des bains sulfureux chauds, dont les naturels font un fréquent usage; des manufactures de ces admirables porcelaines qui toutefois ont dégénéré, des villages très-étendus, ne différant des villes qu'en ce qu'ils sont disposés sur une seule rue. A la frontière de chaque province, ils rencontraient un officier, qui leur offrait les secours nécessaires et les accompagnait jusqu'à l'autre. Du reste, les routes étaient larges et bien entretenues, avec des fossés pour l'écoulement des eaux, des rangées d'arbres, et des pierres qui indiquaient les milles. Les maisons, composées d'un rez-de-chaussée pour l'habitation, et d'un étage supérieur servant de grenier, sont en bambou revêtu d'un ciment, et les chambres sont séparées par un papier transparent. Les maisons de plaisir furent fermées aux Hollandais. Les palanquins sont portés sur les épaules par des hommes de peine, qui en tiennent les bâtons en élevant les mains autant qu'ils le peuvent, et courant de toutes leurs forces. Arrivés à Yedo, les ambassadeurs envoyèrent les présents à l'empereur et à ses ministres, puis ils se présentèrent dans le costume le plus pompeux, avec l'épée et un large manteau de soie; il leur fallut se prosterner le front sur le pavé mais l'entretien ne consista qu'en très-peu de mots, auxquels il fut fait des réponses très-brèves, et toujours les mêmes. L'exclusion des étrangers subsiste encore au Japon aussi rigoureuse que jamais. En 1811, les Anglais, s'étant emparés de Java, cherchèrent à supplanter les Hollandais dans leur factorerie privilégiée, et ne purent y réussir. Un bâtiment va encore chaque année de Batavia à Nangasaki, où il est aussitôt retenu comme prisonnier et désarmé. Ses marchandises sont vendues au gouvernement, qui en remet la valeur aux Hollandais, en leur donnant ses ordres pour ce qu'ils doivent apporter l'année suivante. Dans l'intérieur, cependant, le commerce jouit de la liberté la plus complète, sans être entravé par des taxes; les routes sont bonnes, et les ports regorgent de navires. CHAPITRE XX. CHINE. XXIe DYNASTIE. LES MINGS. 1368-1644. Nous avons laissé la Chine sous la domination des Mongols. Tchou-iuan-tchang, né dans la classe des laboureurs, las des humbles offices qui lui étaient imposés parmi les bonzes, se concerta avec ceux qui détestaient la domination étrangère. Son mérite le porta aux premiers rangs, et il finit par monter sur le trône, où il prit le nom de Ung-wou et le titre de Ming-tsaï-tsou, ou grand aïeul de Ming. Le succès consolida la dynastie des Mings, et les louanges inévitables des historiens chinois pleuvent sur ce prince, nonseulement pour avoir affranchi sa patrie du joug étranger, et obtenu par sa valeur personnelle ce haut rang que tant d'autres acquièrent par le hasard de la naissance, mais encore pour avoir été, selon eux, un modèle de toutes les vertus publiques et privées. A peine s'était-il emparé de la ville où il était né, qu'il se rendit au tombeau de ses parents, et là, le front prosterné sur la terre, il dit à ses officiers : « Dans ma pauvreté native, je ne désirais d'autre sort que celui de « mon père. En entrant dans la milice, je ne visais qu'à accomplir « mon devoir. Pouvais-je espérer jamais de rendre le calme à l'em« pire? Après dix ans je reviens glorieux dans ma patrie, près du « tombeau de mes ancêtres, et je trouve les vieillards que j'y ai lais «sés. Quand j'entrai au service militaire, je vis les plus braves « et les plus estimés parmi les officiers laisser leurs hommes en<«<lever les femmes, les enfants, tous les biens du peuple. In « digné de ces brigandages, et compatissant aux infortunés, j'é<«<levai la voix contre ceux qui toléraient ces excès; mais n'étant « point écouté, je pris le parti de m'isoler d'eux. Je me restreignis « aux officiers qui dépendaient de moi, en leur recommandant de « ne pas souffrir de semblables méfaits, mais d'épargner le peuple, «< afin qu'il s'aperçût que nous avions pris les armes pour adoucir <«< ses maux et lui procurer une paix solide. Le ciel m'approuva, puisque de la condition la plus humble il m'a élevé à votre tête. » Ung-wou parvint à soumettre aussi Pékin, où il transféra sa cour, et où accoururent aussitôt les ambassadeurs des quarante royaumes étrangers, apportant avec eux maints objets rares, entre autres un lion, le premier qui eût été vu à la Chine. Il en vint aussi du Japon, de Corée, de Formose, des Philippines, et d'autres îles méridionales. Pour effacer jusqu'au souvenir de la domination étrangère, il rétablit le cérémonial tel qu'il était avant les Mongols, et força chacun de s'habiller à la chinoise. Il fit écrire la vie des personnages qui s'étaient signalés depuis les temps les plus reculés, en y faisant joindre leurs portraits. Il renouvela aussi la cérémonie du labourage, ainsi que le sacrifice à l'esprit des mûriers, afin d'en obtenir la prospérité du ver à soie. Lorsqu'il n'était encore que le compétiteur le plus redoutable des Mongols, il avait fixé sa résidence à Nankin, qu'il orna de palais et de temples. Après y avoir offert le sacrifice au solstice d'été, il conduisit son fils en rase campagne, et lui dit : « Vois ces champs, << observe avec quelle ardeur travaillent ces laboureurs épars çà et là. << Ils confient en ce moment à la terre la semence destinée à produire « des fruits dans une autre saison. C'est pour nous nourrir que tra<< vaillent ces pauvres gens; c'est pour nous qu'ils fatiguent et suent: << heureux encore si, après s'être épuisés par le travail, il leur reste << assez d'aliments grossiers pour réparer leurs forces! Nos aïeux ap« partenaient à cette classe ; je les ai vus baigner la terre de leurs « sueurs. Je serais moi-même ce qu'ils étaient, si j'avais eu assez « de force pour labourer. Il en a plu autrement à Dieu : nous ne << devons pourtant pas oublier l'humilité d'où nous fûmes tirés pour « être élevés au comble des honneurs. Si donc le ciel te destine le «rang que j'occupe, rappelle-toi souvent mes paroles d'aujourd'hui: elles t'inspireront des sentiments de compassion pour tes sujets « voués à la fatigue, elles te disposeront à les soulager, et t'empê«< cheront de t'abandonner à un fol orgueil. Tandis que ses généraux poursuivaient les restes des Mongols, Ung-wou s'occupa de consolider sa domination par des institutions bien entendues, et rendit pour la paix du pays de sages ordonnances, dont nous citerons quelques dispositions : « Que celui qui exerce une autorité supérieure n'étende pas sa juridiction hors de son territoire, et ne se mêle pas des affaires publiques; que les eunuques n'obtiennent point de charges, soit civiles, soit militaires; que ni hommes ni femmes ne puissent être admis parmi les bonzes avant quarante ans ; que les vingt-sept mois consacrés précédemment à porter le deuil des parents défunts soient réduits à vingtsept jours. » Il fit aussi recueillir toutes les lois anciennes et modernes, qui formèrent trois cents volumes, rétablir les écoles, restaurer les tombeaux des anciens empereurs, lever la carte de l'empire; il voulut que l'on recherchât soigneusement les livres, qu'on en plaçât un ou deux exemplaires dans sa bibliothèque, que chaque ville en eût une. Il modéra les folles dépenses qui avaient rendu les Mongols odieux, fit abattre leurs somptueux palais, et remplacer par des figures de cuivre les statues en or et en argent, afin que ces métaux précieux, déposés dans les caisses de l'État, pussent servir aux besoins publics. Un mandarin s'étant présenté devant lui dans un costume magnifique Combien vous coûte cet habit? lui demanda-t-il. Cinq cents pièces d'argent. Avec cette somme une famille de dix personnes aurait pu vivre commodément une année. Tant de luxe dénote chez vous de la prodigalité et de l'orgueil, parce qu'il est au-dessus de votre rang. Gardez-vous bien de reparaître avec une pareille magnificence, ou je vous casserai, pour le bon exemple. Les lettrés, enhardis par la protection qu'il leur accordait, ne cessaient de lui adresser des avis, et c'étaient chaque jour des projets nouveaux. Il les écoutait tous; mais il savait faire ce qu'il jugeait utile par lui-même. Il les réunit un jour, et leur dit : « Les << anciens écrivaient peu, mais bien; et toujours avec l'intention d'inspirer la vertu et l'amour du devoir, de faire apprécier les grands hommes, de faciliter l'observation des lois et des coua tumes. Aujourd'hui il en va tout autrement : les lettrés écrivent |