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moine ou un abbé de l'Ordre cistercien, mais jamais un religieux d'un autre Ordre.

Si un abbé demande à quitter sa charge, l'abbé-père ne doit pas l'écouter facilement, ni sans grave nécessité; mais surtout, il ne doit prendre aucune mesure sans s'être entouré des conseils et des lumières de plusieurs autres abbės. Si un abbé prévarique dans ses fonctions et qu'il viole ostensiblement la règle, l'abbé majeur l'avertira quatre fois; et, en cas de contumace, il se fera assister de plusieurs autres abbés, déposera le coupable et procèdera à une nouvelle élection. L'abbé de Citeaux peut être averti comme les autres, mais seulement par les quatre premiers pères de l'Ordre. Toutefois s'il refuse de se corriger ou d'abdiquer, ils n'ont le droit ni de l'excommunier, ni surtout de le déposer, parce qu'ils ne sont pas ses supérieurs. Il ne peut être déposé qu'en Chapitre Général, à moins pourtant qu'il ne soit impossible d'en attendre la convocation.

Ce Statut fondamental, qui a obtenu l'approbation de tant de papes et excité l'admiration de tant de penseurs, assurait à l'Ordre cistercien une base inébranlable. En même temps, Dieu, qui en était l'inspirateur, suscitait dans la personne de Saint Bernard un si merveilleux propagateur de la règle cistercienne, que la postérité équitable crut pouvoir le placer, dans les fastes monastiques, à côté de Saint Benoît.

Dès l'âge de vingt-deux ans, Bernard quittait le monde pour entrer à Citeaux, et à vingt-quatre ans, à peine sorti du noviciat, il fondait Clairvaux, et en devenait le premier abbé (1115). On peut dire sans exagéraration qu'il fut l'âme et comme la personnification de son siècle. A une grande élévation d'idées, à un savoir profond, embelli des charmes d'une exquise sensibilité et d'une

imagination féconde, Bernard joignait une éloquence tout à la fois énergique et onctueuse, une volonté de fer, une persévérance que rien ne rebutait, et surtout une prodigieuse austérité qui lui acquit sur les esprits et les cœurs de ses contemporains un ascendant incomparable. Papes et rois, peuples, moines et clercs subissaient également la fascination de son génie et de sa vertu. Toutes les affaires de l'Europe se donnaient rendez-vous à la porte de sa cellule. Sans autre titre que sa considération personnelle, il passait du désert à la cour, et nulle part il n'était déplacé. Soutenu par une influence divine qui en fit un des plus grands thaumaturges du monde, il fut l'inspirateur de toutes les grandes entreprises de son temps, dans l'ordre civil comme dans l'ordre religieux, le conseiller des papes et leur défenseur contre le schisme, l'oracle des conciles, le pacificateur des princes et des peuples, le champion de l'autorité doctrinale contre les témérités naissantes de l'esprit d'indépendance, le réformateur de la vie monastique, le propagateur et la gloire incomparable de son Ordre.

Dans la lutte héroïque qu'il soutint en faveur d'Innocent II contre l'antipape Anaclet, Bernard comprit quel appui l'autorité légitime pouvait tirer des monastères qui auraient conservé l'antique ferveur. Aussi s'appliquat-il à en multiplier le nombre. Durant les huit années que dura ce schisme funeste, de 1130 à 1138, on trouve, en effet, plus de cent trente fondations nouvelles, presque toutes dans les contrées qu'il visita.

En appelant au désert les âmes d'élite, fatiguées du monde et avides d'une plus haute perfection, Saint Bernard accomplissait une mission visiblement providentielle. Car s'il est un fait éclatant, unique dans

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l'histoire, et qu'on peut sans crainte appeler surnaturel, c'est le mouvement qui poussa vers le cloitre les populations du douzième et du treizième siècle. Hommes et femmes, prêtres et évêques, princes et nobles, bourgeois et serfs, quittent le monde à l'envi, et courent s'enfermer dans les monastères, pour réduire leurs corps aux plus extrèmes rigueurs de la pauvreté, et pour élever leurs âmes aux pures jouissances de la méditation des choses divines. L'Ordre de Citeaux en particulier exerce alors sur les masses une espèce de charme. Le seul nom de Citeaux, dit Ordéric Vital, est un nectar qui les attire: Solo nominis nectare invitantur (1). » Les dix-huit cents abbayes cisterciennes d'hommes et les cinq ou six mille abbayes de femmes, qui existèrent simultanément en Europe et jusqu'en Asie, sont une preuve tangible et saisissante de ce prodigieux entraînement. Ce sont les rangs supérieurs de la société qui fournissent le plus de vocations. Aussi bien n'est-il pas rare de trouver des fils de rois, des ducs et des comtes, cotoyant sous la bure les fils des plus humbles serfs. Loin d'aspirer aux honneurs de l'Eglise, la plupart ne cherchent que l'obscurité, et l'on voit de grands personnages pousser le mépris du monde jusqu'à se cacher parmi les frères convers, afin de se fermer tout accès aux dignités de l'Ordre. « Qu'elle était belle en ce temps-là, s'écrie un chroniqueur, qu'elle était ravissante la face de l'Eglise, avec sa parure variée d'Ordres religieux! Ici les Prémontrés, là les Cisterciens, ailleurs les Cluniaciens, et tant de saintes religieuses, différentes de costume et de profession, tant de pieuses femmes vivant régulièrement dans la chasteté, la pauvreté et

(1) Histor. Ecclės. l. VIII, p. 445-446. Paris, 1845.

l'obéissance, se provoquant mutuellement par les avantages spirituels de leur institut, et fondant à l'envi de nouveaux monastères! A côté d'eux, les Chartreux, qui se répandent peu à peu, et dont le détachement exceptionnel met un frein au fléau de l'avarice (1). »

La province et le diocèse de Reims ne restèrent point étrangers à cette brillante floraison de la vie monastique. Saint Bruno était chanoine de la métropole avant de fonder l'Ordre des Chartreux, et peu d'années après sa mort, le diocèse voyait s'élever la célèbre chartreuse du Mont-Dieu (1130). Saint Norbert jetait les fondements des Prémontrés à quelques lieues de Reims, au diocèse de Laon (1120), et un quart de siècle plus tard, ses disciples étaient déjà établis à La Val Dieu (1128), à Belval (1133), à Chaumont (1147) et à Longwé (1150). Citeaux, dans toute sa force d'expansion, avait déjà produit ses quatre filles célèbres, La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond, qui devinrent elles-mêmes les quatre sources abondantes d'où sortirent les monastères cisterciens répandus par toute la terre. Citeaux donna au diocèse de Reims, par Bonneval et Mansay, l'abbaye d'Elan (1148); et Clairvaux lui donna directement l'abbaye d'Igny (1127), et, par Igny, celles de Signy (1134) et de la Valroy (1148); par Signy, celle de Bonnefontaine (1152); et par Trois-Fontaines, celle de Chéhery (1147).

C'est donc à juste titre que le diocèse et la province de Reims peuvent revendiquer le fondateur de Clairvaux comme l'une de leurs célébrités. Si la Bourgogne le vit naître, la Champagne le posséda longtemps, et elle fut le théâtre et le témoin de ses prodiges. Reims

(1) Robertus de Monte. Appendice ad Sigebertum, apud Marlot. Metrop. Rem. Hist., t. II, p. 309.

lui est attaché par les plus doux souvenirs : le clergé et le peuple le demandèrent pour évêque, et leurs instances n'échouèrent que devant son humilité; il y assista à plusieurs conciles, il y fit des miracles, il réconcilia l'archevêque et son peuple, il fut l'ami intime des plus saints personnages du temps, et ce fut lui enfin qui posa, de ses mains vénérables, les fondements de l'abbaye d'Igny, dont nous allons raconter l'histoire.

Le diocèse de Reims était alors gouverné par un saint évèque, Renauld II de Martigny. C'était un prélat

de noble extraction, fils de Briend, seigneur de Martigny en Anjou, docte, affable et religieux. » Elevé fort jeune à l'épiscopat, il avait été transféré de l'église d'Angers au siège métropolitain de Reims. Plein de l'esprit de sa vocation, soucieux de son salut éternel, moins préoccupé de commander que de faire du bien, il s'adonnait à la piété, et il était pour son peuple un modèle de vertu, et pour les personnes élevées en dignité un type achevé de douceur et de modération. Son naturel affable, sa sincère piété et sa profonde humilité le rendirent cher à saint Bernard (1). Dès la première année de son pontificat, de douloureux événements resserèrrent encore les liens de leur amitié et devinrent l'heureuse occasion de la fondation d'Igny.

La ville de Reims était depuis longtemps en proie à de cruelles divisions. Le peuple d'un côté, et l'archevêque, seigneur de la ville, de l'autre, luttaient énergiquement, l'un pour obtenir, selon toute apparence, l'établissement d'une commune, et commune, et l'autre, l'autre, pour maintenir intacts ses droits féodaux, consacrés par la coutume des siècles. En vain plusieurs personnes de mérite s'étaient-elles interposées pour mettre les

(1) Marlot, Metrop. Rem. Hist., t. I, p. 290. — Daillier, Mémoires, t. I, p. 350.

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