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clat l'un a souvent plus de correction; l'autre a quelquefois plus de charme : l'un met plus de logique dans son dialogue, l'autre plus de vivacité. Apprécions tous ces différents mérites; comparons, préférons selon notre manière de sentir; mais jouissons de tout et ne rabaissons rien.

Il me reste à faire voir jusqu'où cet amour aveugle pour les figures bien ou mal conçues, et l'absurde affectation d'y voir la véritable poésie, même quand elles y sont le plus opposées, égarent nos jugements. J'ai rendu justice aux rédacteurs des Annales poétiques, à leurs recherches, à leur travail, aux notices en général judicieuses, où ils ont suivi les progrès de notre poésie dans ses premiers âges; mais à mesure qu'ils approchent du nôtre, la contagion du mauvais goût dominant paraît trop les gagner. Ils prodiguent au P. Lemoine les louanges les plus exagérées, et ce qu'ils citent à l'appui de leurs louanges ne devrait le plus souvent être cité que pour faire voir combien, même dans ses meilleurs morceaux, il se trompe dans ce qu'il prend pour de la poésie. « Le sultan, disent-ils, » prononce un discours où il y a de la chaleur et des expressions hardies, comme celle qui se trouve dans le second de ces vers : »

D

Déja dans leur esprit l'Égypte est renversée.
Déja dans notre sang ils trempent leur pensée.

Eh bien! vous ai-je trompés? Ne voilà-t-il pas que l'on qualifie expressément de chaleur et de hardiesse ce dernier excès de ridicule et d'extravagance?

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Par quel moyen, sous quel rapport peut - on se représenter la pensée trempée dans le sang? et ce vers, qu'on ne peut entendre sans pouffer de rire, est cité avec éloge! « L'expression du P. Lemoine est toujours hardie et poétique. S'il veut peindre » de grands arbres, voici comment il s'exprime : »

Et les pins sourcilleux, dont les têtes altières
Au lever du soleil se trouvaient les premières.

Comment ne s'est-on pas aperçu que des pins qui se trouvent les premiers au lever du soleil, sont absolument du style burlesque? Une pareille idée serait digne de Scarron; mais ce qui serait fort bien dans le Virgile travesti, peut-il se trouver dans un poème épique? Poursuivons le panégyrique et les citations. « Les vers du P. Lemoine ne sont jamais » composés d'hémistiches ressassés d'après autrui. >> Ses défauts et ses beautés lui appartiennent. »

Cependant le soleil à son gíte se rend;

Le jour meurt, et le bruit avec le jour mourant,
Pour en porter le deuil les ténèbres descendent,
Et d'une armée à l'autre en silence s'étendent.

Le second et le quatrième vers sont beaux; mais y a-t-il une idée plus fausse, plus insensée que les ténèbres qui portent le deuil du jour? Il est difficile en effet de prendre à personne de pareilles choses: elles sont trop originales. Ce qui m'étonne, qu'on ne cite pas aussi comme bien hardi et bien poétique le soleil qui se rend à son gite. Cette énorme platitude donne lieu à une dernière observa

c'est

tion; c'est qu'à entendre les panégyristes de l'au-teur du Saint Louis, il n'a d'autres défauts que d'abuser de son esprit et de son imagination, une expression quelquefois outrée et de mauvais goût, des idées souvent défigurées par trop de recherche, toutes choses qu'on pourrait dire d'auteurs estimables d'ailleurs, et dont les beautés rachèteraient suffisamment les défauts. La vérité est que, dans ce long fatras dont la lecture est insoutenable, il y a autant de trivialité que d'enflure, autant de prosaïsme bas et dégoûtant que d'extravagante emphase. On en peut juger par ces vers pris au hasard:

Ils suivaient Gargadan, le célèbre jouteur,
Dont le harnois, charmé par Émir l'enchanteur,
Sous le fer émoulu, plus ferme qu'une enclume,
S'étonnait aussi peu d'un dard que d'une plume.

Et ailleurs :

Un garde cependant au prince donne avis
Que deux grands étrangers d'un riche train suivis
Sont venus, députés pour une grande affaire,

De la part du sultan qui règne sur le Caire.

Ne reconnaît-on pas là un écrivain qui, gâtant les grands objets par l'exagération, ne sait pas ennoblir les petits par un peu d'élégance?

Le résultat des éditeurs répond à ce qui a précédé. « Tel est le poème de Saint Louis, l'ouvrage peut-être le plus poétique que nous ayons dans »notre langue.» (Ceux qui l'entendent bien savent

que cette formule de doute équivaut à peu près à l'affirmation.........) « Malgré ses défauts (remarquez cette expression si réservée, quand il s'agit de l'assemblage de tous les vices les plus monstrueux qui puissent déshonorer le goût, l'esprit et le langage), « malgré ses défauts, nous croyons que les » ouvrages du P. Lemoine sont une véritable école » de poésie, et qu'une pareille lecture, faite néan» moins avec précaution (c'est quelque chose: on » ne parlerait pas autrement de Corneille ), peut » être utile aux jeunes poètes, dans un temps sur>> tout où notre poésie, à force de raison, est deve»nue peut-être trop timide, et où notre langue a perdu de sa richesse en s'épurant.

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Voilà donc ce qu'on imprime à la fin du dixhuitième siècle! voilà les belles leçons qu'on nous donne! Ainsi donc les ouvrages les plus poétiques de notre langue ne sont pas, sans contredit, ceux des Boileau et des Rousseau, ceux des Racine et des Voltaire, qu'on lit sans cesse et qu'on sait par cœur; c'est peut-être le poème de Saint Louis, que personne ne lit ni ne pourrait lire, et dont personne ici peut-être ne savait un seul vers. Il y en a quelques uns d'heureux parmi ceux qui sont rapportés dans les Annales poétiques : il y en a même qu'on n'a point cités, et qui m'ont paru plus beaux et moins défectueux, quoiqu'on y aperçoive encore quelque rouille. Tel est cet endroit où le sultan d'Égypte descend dans les souterrains destinés à conserver les corps embaumés de ses

ancêtres.

Sous les pieds de ces monts taillés et suspendus,
Il s'étend des pays ténébreux et perdus,
Des déserts spacieux, des solitudes sombres,

Faites pour le séjour des morts et de leurs ombres.
Là sont les corps des rois et les corps des sultans,
Diversement rangés selon l'ordre des temps.

Les uns sont enchássés dans de creuses images,
A qui l'art a donné leur taille et leurs visages;
Et dans ces vains portraits qui sont leurs monuments,
Leur orgueil se conserve avec leurs ossements.
Les autres, embaumés, sont posés en des niches,
Où leurs ombres, encore éclatantes et riches,
Semblent perpétuer, malgré les lois du sort,
La pompe de leur vie en celle de leur mort.
De ce muet sénat, de cette cour terrible,
Le silence épouvante et la face est horrible.
Là sont les devanciers avec leurs descendants;
Tous les règnes y sont: on y voit tous les temps;
Et cette antiquité, ces siècles dont l'histoire
N'a pu sauver qu'à peine une obscure mémoire,
Réunis
par la mort en cette sombre nuit,
Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit.

Si le P. Lemoine avait un certain nombre de pareils morceaux, il y aurait de quoi excuser toutes ses fautes: il mériterait d'être lu; et il le serait. Mais j'ose assurer qu'on n'en trouverait pas un second écrit et conçu de cette manière. Ce qu'il peut avoir de bon d'ailleurs consiste en quelques traits quelques expressions, quelques vers épars çà et là, le tout noyé dans le galimatias. Et n'est-ce pas tendre un piége aux jeunes gens que de leur dire : Voilà l'école de la poésie? Quand on n'a parlé de ses fautes innombrables et impardonnables que pour les excuser, ou même les exalter, n'est-ce pas dire en quel

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