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mesures générales prises par Dioclétien, lors de la dernière. persécution, en 303, pour anéantir tous les livres religieux des chrétiens. En même temps que de nombreux exemplaires de l'Écriture Sainte périrent alors beaucoup d'Actes des martyrs, conservés dans les bibliothèques et les archives des Églises avec leurs diptyques liturgiques, leurs calendriers, leurs « fastes, » comme parle Tertullien 2. Parmi les Actes détruits se trouvaient ceux des mårtyrs de Calahorra, et Prudence, privé de ce précieux document, fut obligé de composer son récit d'après les traditions orales. Sur ce fait bien simple a brodé l'imagination des légendaires.

L'allusion faite par Prudence à la destruction des Actes originaux permet de fixer une limite chronologique aux recherches qu'il est possible de tenter sur la date de la mort d'Emeterius et de Chelidonius. Ils périrent avant la dernière persécution, puisque leurs Actes étaient déjà composés quand eut lieu en 303 la destruction générale des livres chrétiens. Mais à quelle époque peut-on approximativement placer leur martyre?

J'essaierai de le déterminer, en m'aidant à la fois des vers de Prudence, des données de l'histoire générale et des vraisemblances.

Prudence nous apprend qu'Emeterius et Chelidonius étaient soldats, probablement vétérans, car « leur vie, inscrite sur les rôles de la milice, avait payé à César toute sa dette 3.» Tous deux jouissaient d'un grand renom de valeur non seulement ils avaient bravement combattu sous les drapeaux de la légion, mais encore on leur avait confié, comme aux plus dignes, les étendards particuliers de la cohorte à laquelle ils appartenaient, dragons d'étoffe portés au bout d'une pique et dans lesquels s'engouffrait le ventquand les soldats étaient en marche, ventosa

1 Cf. Revue des questions historiques, avril 1885, p. 354.

2 De Rossi, La Biblioteca della sede apostolica, p. 20, 22; Le martyro loge hiéronymien (préface à l'étude de M. l'abbé Duchesne sur les sources du martyrologe), tirage à part des Mélanges de l'École française de Rome, 1885, p. 2.

3

Capta primo vita sub chirographo

Debitum persolvit omne functa rebus Cæsaris.

Peri Steph., 1, 61, 62.

▲ Ibid., 35.

draconum pallia. Ils avaient même reçu l'une des récompenses militaires en usage dans l'armée romaine, le torques ou collier 2. Ces détails conduisent naturellement à se demander si leur martyre n'est pas contemporain d'exécutions de soldats et d'officiers chrétiens qui furent comme le prélude de la dernière persécution.

Dès la fin du troisième siècle, plusieurs militaires avaient répandu leur sang pour le Christ 3. En 295, en Numidie, le jeune soldat Maximilien, compris dans la levée, et enròlé comme tiro, refusa de servir, par répugnance religieuse : il fut mis à mort. Trois ans plus tard, en Mauritanie, le centurion Marcel, que des récits de peu d'autorité donnent pour père à Emeterius et Chelidonius 5, agit à peu près de même: blessé du caractère païen que revêtaient les fêtes célébrées dans le camp pour l'anniversaire de l'empereur, il rejeta les insignes de son grade, en s'écriant: « Si l'on ne peut plus être soldat sans offrir des sacrifices aux dieux et aux empereurs, je cesse de servir; » cette déclaration fut punie du dernier supplice . Ces deux exécutions eurent lieu dans la partie de l'empire romain soumise à Maximien Hercule celui-ci gouvernait probablement aussi l'Espagne, et il n'est pas impossible qu'un semblable mouvement d'enthousiasme religieux, assez fréquent chez les soldat chrétiens de ces régions méridionales, ait saisi les deux draconarii milites Emeterius et Chelidonius, et ait été cause de leur martyre. Cette hypothèse deviendait plausible si l'on pouvait ajouter foi aux traditions qui font des deux soldats espagnols les

1 Peri Steph., 36. 2 Ibid., 65. Sur les diverses décorations en usage dans l'armée romaine, voir Lamarre, De la milice romaine, p. 324; Marquardt, Römische Staatverwaltung, t. II, p. 554-559; Guhl et Koner, La vie antique, traduction française, 2o partie, Rome, p. 478-481; Wilmanns, Exempla inscript., indices, p. 607, 608.

3 Cf. Görres, art. Christenverfolgungen, dans Kraus, Real-Encycklop. der christlich. Alterthümer, p. 244.

Acta S. Maximiliani martyris, dans Ruinart, p. 309.

5 Voir Baronius, Ann., ad ann. 298.

6 Acta S. Marcelli centurionis et martyris, dans Ruinart, p. 312.

7 Lactance, De mortibus persecutorum, 8, nomme l'Espagne avec l'Italie et l'Afrique comme ayant formé le domaine de Maximien. Je dois dire cependant que Julien, Oratio 2, attribue l'Espagne à Constance Chlore ; voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, note 12 sur Dioclétien.

fils du centurion Marcel; mais les meilleurs critiques les considèrent avec raison comme douteuses 1.

Le texte de Prudence suppose, d'ailleurs, qu'au moment où souffrirent Emeterius et Chelidonius, la paix religieuse n'existait plus. « Le cruel prince du monde, dit le poète, avait ordonné aux successeurs des Israélites (les chrétiens) d'approcher des autels et de sacrifier aux noires idoles 2. » Ces paroles indiquent une véritable persécution, par conséquent une époque fort différente du moment de tranquillité relative où vivaient saint Maximilien et saint Marcel. Je crois qu'il faut les entendre des vexations dont les chrétiens de l'armée furent victimes dans les années qui précédèrent immédiatement 303. On sait qu'alors, à une date qu'il est difficile de fixer avec précision, Dioclétien, sur la dénonciation d'un prêtre des idoles, décida que tous les soldats chrétiens renonceraient à leur religion ou quitteraient le service 3. Galère donna le même ordre, et chargea le maître de la milice, Veturius, d'une tournée d'inspection ayant pour but d'expulser de l'armée tous les adorateurs du Christ'. Bien que ces mesures ne dussent point, en général, avoir d'issue sanglante, «cependant, dit Eusèbe, quelques-uns perdirent non seulement leur grade, mais leur vie pour la défense de la piété 5.» La partie de l'empire soumise à Maximien Hercule, fanatique ennemi des chrétiens, fut certainement le théâtre des mêmes scènes que les états de Dioclétien et de Galère. Alors, peut-être, Emeterius et Chelidonius reçurent l'ordre d'approcher des autels idolâtriques ou de quitter les drapeaux : quelque fière réponse, quelque mouvement d'un noble et saint enthousiasme, put attirer sur eux l'attention des persécuteurs, et les faire ranger au nombre de ces héros chrétiens qui, dit Eusèbe, non seulement perdirent leur grade, mais encore furent réservés pour le supplice.

1 Voir les Acta Sanctorum, mars, t. I, p. 230.

2

Forte tunc atrox secundos Israelis posteros
Ductor aulæ mundialis ire ad aram jusserat,
Idolis litare nigris, esse Christi defugas.

Peri Steph., I, 40-42.

3 Lactance, De mort. pers., 10.

4 Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 4; Chronique, ad Olympiad. 270.

5 Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 4.

Cette hypothèse me paraît être celle qui rentre le mieux dans les données de l'histoire générale. Cependant je dois reconnaître qu'elle ne cadre pas tout à fait encore avec le texte de Prudence. D'après lui, au moment où souffrirent les deux martyrs de Calahorra, la persécution sévissait contre tous: «une peste, ceinte de fer, poursuivait la foi libre, et celle-ci, forte de l'amour du Christ, affrontait sans terreur les verges, la hache, les ongles de fer 1. » Il montre le bourreau torturant les fidèles sur la place publique, et les justes périssant par le feu ou le glaive 2. « C'est alors, dit le poète, que s'enflamment les cœurs des deux frères (par la foi ou par le sang ?) qu'avait de tout temps unis une fidèle association 3. » L'imagination de Prudence a-t-elle ici brouillé les dates, et, composant son poème près d'un siècle. après les faits, en l'absence de documents écrits, a-t-il employé, pour peindre les événements de 301 ou 302, des couleurs qui conviendraient plutôt à ceux de 303 et des années.suivantes? Cela est possible, comme il est possible aussi que les deux soldats aient été martyrisés à une autre époque, dans une des persécutions générales du troisième siècle sous Dèce ou Valérien. J'inclinerais à croire, cependant, qu'Emeterius et Chelidonius sont simplement des victimes des mesures vexatoires et quelquefois sanglantes prises, à la veille de la dernière persécution, contre les chrétiens de l'armée, et je laisserais au compte de l'imagination poétique de Prudence les détails incompatibles avec cette époque.

1 Peri Steph., 1, 43-45.

2 Ibid., 46-57.

3

Hic duorum fratrum concalescunt pectora,
Fida quos per omne tempus junxerat sodalitas.

Ibid., 52, 53.

4 Si petite que soit l'autorité des Actes publiés par les Bollandistes, on doit en retenir deux mots qui, par exception, se trouvent en contradiction avec le texte de Prudence, et semblent le résultat de recherches personnelles. « Tempore illius nemo martyr alius invenitur, » dit le rédacteur de la relation la plus étendue (Acta Sanctorum, mars, t. I, p. 231); et le rédacteur des Actes abrégés ajoute « Emetherii et Chelidonii... ortus nataleque solum,tum etiam tempus martyrii penitus obliterata incompertaque (Ibid., p. 232). Ces deux passages permettent de supposer que nulle tradition précise n'a fourni à Prudence les détails donnés par lui sur la persécution dans laquelle auraient péri les deux martyrs, et la première phrase citée semble même indiquer que leur mort n'a point eu lieu pendant une persécution générale.

Une chose, au moins, est hors de doute: le martyre des deux soldats a précédé la dernière persécution.

Prudence met dans leur bouche les paroles suivantes : « Nous, créés pour le Christ, serons-nous consacrés à l'argent, et, portant la forme de Dieu, servirons-nous le siècle? Non, que le feu céleste ne se mêle pas aux ténèbres ! Il doit suffire que notre vie, inscrite sur le rôle de la milice, ait acquitté à César toute sa dette le temps est venu de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu. Allez, porte-étendards, et vous, tribuns, retirez-vous: emportez les colliers d'or, prix de nos blessures: nous sommes maintenant appelés à servir dans la brillante compagnie des anges. Là, le Christ commande des cohortes vêtues de blanc, et, du haut de son trône, condamne vos dieux infàmes et vousmêmes, créateurs de ces dieux, ou plutôt de ces risibles monstres. Sans attacher à ce rapprochement plus d'importance qu'il ne convient, je ferai observer que ce discours enthousiaste rappelle, par son accent, les paroles et l'acte du centurion Marcel se levant de table, le jour anniversaire de la naissance de l'empereur, et s'écriant, au milieu des convives stupéfaits, et en présence des ministres des sacrifices: « Je sers JésusChrist, roi éternel. A partir de ce jour, je cesse de servir vos empereurs, je méprise le culte de vos dieux de pierre et de bois, sourdes et muettes idoles. Si telle est la condition des soldats, qu'ils soient obligés de sacrifier aux dieux et aux empereurs, je rejette le cep de vigne et le baudrier, je renonce au drapeau et je refuse de servir 3. »

Emeterius et Chelidonius furent condamnés à mort. Ils étaient, disent les traditions espagnoles, en garnison à Léon, et furent de

1 Ibid., 58-69.

2

Aureos auferte torques, sauciorum præmia.

Ibid., 65. Les prétoriens saints Nérée et Achillée, au premier siècle, rejettent de même, en se donnant au Christ, les décorations obtenues par leur valeur : « Projiciunt clypeos, faleras, telaque cruenta, » dit saint Damase; cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, pp. 167, 168. Un détail pourrait faire penser qu'Emeterius et Chelidonius appartenaient aux cohortes auxiliaires : c'est l'épithète aureos ajoutée à torques. Les colliers d'or étaient réservés aux auxiliaires, dit Pline, et les colliers d'argent aux seuls citoyens (Nat. hist., XXXIII, 39). Mais cette distinction n'était plus observée à l'époque impériale: Suétone, August., 43; Vopiscus, Probus, 5.

3 Ruinart, p. 312.

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