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LES PERSÉCUTIONS EN ESPAGNE

PENDANT LES PREMIERS SIÈCLES DU CHRISTIANISME.

I

Les origines chrétiennes de l'Espagne sont peu connues. Il en est ainsi de la plupart des contrées de l'Occident, sauf Rome et l'Italie. Tandis que l'historien peut suivre pas à pas les missionnaires apostoliques sur les rivages du bassin oriental de la Méditerranée, et tracer, pour ainsi dire, le sillage de leur vaisseau à travers les flots brillants de l'Adriatique ou de la mer Égée, d'épaisses ténèbres couvrent les débuts de l'Évangile dans les cinq grandes contrées occidentales du monde romain, la Gaule, l'Afrique du nord, l'Espagne, la Bretagne et la Germanie. A ia fin du second siècle, une sanglante et sublime tragédie révèle tout à coup l'existence de florissantes chrétientés sur les bords du Rhône et de la Saône; mais nul ne saurait dire quand l'Évangile fut porté en Gaule, ni quelles régions parcoururent ses premiers prédicateurs; si l'éclair de 177 n'illuminait subitement cette nuit, on serait obligé d'attendre le milieu du siècle suivant pour inscrire une date certaine dans les annales religieuses de notre pays 1. L'Église d'Afrique, destinée à jeter un si grand éclat, entre de même toute constituée dans l'histoire, et ses premiers martyrs connus sont de l'an 180°. Vers le même temps, les ombres dont est couvert le berceau des autres Églises occidentales commencent à se dissiper. Tertullien et saint Irénée 4

1 Cf. Eusèbe, Hist. Eccl., V, 1.

3

2 La date de la passion des martyrs Scillitains a été définitivement fixée par M. Usener. Voir mon Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, p. 436.

3 Tertullien, Adv. Judæos, 7.

4 Saint Irénée, Adv. Hæres., I, 10.

nomment la Bretagne, l'Espagne et la Germanie parmi les contrées connaissant Jésus-Christ. Entre tant de pays où dès lors la foi rayonne, sans qu'on sache au juste quand et par qui elle y fut prêchée, l'Espagne tient une place à part. Sans doute elle ne peut offrir, comme la Gaule ou l'Afrique, des épisodes parfaitement historiques, sûrement datés, comparables aux martyrs de Lyon en 177 ou de Scillium en 180. Mais, en revanche, des traditions anciennes et précises, telles qu'on n'en rencontre pour aucune autre Église de l'Occident, Rome exceptée, permettent de faire remonter au premier siècle ses origines chrétiennes.

Quand même saint Paul ne serait pas venu dans la péninsule ibérique, comme le veulent ces traditions, l'Espagne aurait la gloire d'avoir de bonne heure et longtemps occupé sa pensée. Dans son ardeur de propagande, l'apôtre voulait, avant de « terminer sa course, » porter la foi nouvelle jusqu'à ces colonnes d'Hercule qui marquaient aux anciens la fin du monde connu en même temps que l'extrême limite de l'empire romain. Pour se faire sentir jusqu'en Orient à un homme tel que Paul, il fallait que l'attrait de la civilisation hispano-latine fût déjà bien puissant. Peu de pays, en effet, s'assimilèrent aussi rapidement les mœurs et le génie de Rome, et tinrent, tout de suite, une aussi grande place dans la sphère de l'intelligence et dans celle de la politique. Deux siècles avaient été nécessaires pour soumettre au joug cette fière contrée : mais l'esprit impérieux et raisonneur de Rome s'accordait si bien avec ses instincts, qu'un petit nombre d'années suffit à la civiliser. Bientôt elle fut en état de rendre à l'Italie autant qu'elle en avait reçu, et de lui envoyer des lettrés, des philosophes et des rhéteurs comme Porcius Latro, le maître d'Ovide, les deux Sénèque, Lucain, Martial, Silius Italicus, Quintilien, en attendant qu'elle donne à l'empire les trois plus grands souverains du deuxième siècle, Trajan, Hadrien et Marc Aurèle. Le christianisme ne pouvait négliger longtemps cette belle province, beaucoup plus romaine, au temps de Néron, que ne l'étaient la Bretagne, la Germanie ou même une partie de la Gaule. Dès l'an 58, étant à Corinthe, saint Paul pensait à la visiter. Dans la lettre qu'il adressa, de la métropole de l'Achaïe, aux fidèles de Rome, il leur disait : « Quand je me serai mis en

1 Sur la rapidité avec laquelle l'Espagne devint romaine, voir Mommsen, Römische Geschichte, t. V, 1885, p. 68-70.

route pour l'Espagne, j'espère que je vous verrai en passant, et, après que j'aurai d'abord joui de votre présence, vous me mènerez vous-mêmes dans ce pays . » Plus loin il exprime une seconde fois la même pensée : « J'irai en Espagne, après avoir passé par Rome 2. » Dans sa hâte de faire parcourir au christianisme tout le littoral nord du bassin de la Méditerranée et de le conduire à ce qui paraissait alors le bout du monde, saint Paul met dans ses désirs l'Espagne au-dessus de Rome même : la première est le but, la seconde semble n'être qu'une étape de son voyage. C'est qu'à Rome il saluait déjà une chrétienté fondée, des amis qui le recevraient, et dont il connaît les noms 3 plus loin, tout est nouveau, et dans la moisson qui blanchit sous l'ardent soleil d'Espagne aucun ouvrier n'est encore entré.

L'apòtre réalisa-t-il ce projet? Toute la tradition chrétienne l'a pensé; non seulement les Pères du quatrième siècle et des temps postérieurs, saint Athanase, saint Cyrille de Jérusalem 5, saint Épiphane 6, saint Jean Chrysostome, Théodoret, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand 10, le répètent, sur la foi de traditions déjà formées, mais encore des écrivains qui touchent aux âges apostoliques le disent implicitement ou explicitement. Écrivant aux fidèles de Corinthe, vers l'an 96, saint Clément de Rome s'exprime ainsi; « Parlons des récents athlètes, rappelons les généreux exemples de notre temps... Paul, devenu le héraut de la vérité en Orient et en Occident, reçut la récompense de sa foi, et enseigna la justice à l'univers entier : parvenu au terme de l'Occident, et ayant souffert le martyre sous les princes, il sortit enfin du monde, et alla dans le lieu saint, donnant un grand exemple de patience 11. » Quel est ce « terme de l'Occident, » τὸ τέρμα τῆς δύσεως 12,auquel parvint saint Paul avant de

1 Saint Paul, Rom., xv, 24,

2 Ibid., 28.

3 Ibid., XVI, 3-15.

4 Saint Athanase, Ep. ad Dracont., 4.

5 Saint Cyrille, Cateches., xvII, 26.

6 Saint Epiphane, Hæres., XXVII, 6.

7 Saint Jean Chrysostome, in II Tim., homil. x, 3.

8 Théodoret, In Philipp., 1.

9 Saint Jérôme, in cap. v, Amos ; in cap. x1, Isaix; Patrol. lat., t. XXIV, còl. 151; t. XXV, col. 1044.

to Saint Grégoire le Grand, Moral. In Job, xxx1, 53, 106.

11 Saint Clément, ad Cor., 5.

12

Quelques auteurs ont traduit τὸ τέρμα τῆς δύσεως par : (il alla vers) la

souffrir le martyre? Saint Clément n'eût pas désigné par ce mot Rome, qui était le centre, et non l'extrémité du monde occidental; pour les Romains, la limite extrême de l'Occident se trouvait en Espagne, le pays des colonnes d'Hercule, au delà desquelles s'ouvre la mer immense, inhospitalière, sans terres et sans bornes. Quand on rapproche de l'expression si remarquable employée par saint Clément le désir exprimé par saint Paul dans sa lettre aux Romains, on voit les deux textes s'éclairer l'un l'autre, et le voyage de l'apôtre en Espagne sort du domaine des conjectures pour devenir un fait historique sinon absolument certain, au moins très vraisemblable. Ainsi pensait l'auteur du célèbre fragment découvert en 1740 par Muratori, et reconnu par tous les critiques pour appartenir à la dernière moitié du second siècle et avoir été rédigé à Rome. La réalité du voyage de saint Paul en Espagne y est affirmée profectionem Pauli ab Urbe in Spaniam proficiscentis 2.

Saint Jérôme, reproduisant une tradition dont il ne dit pas la source, mais qui est indépendante de la lettre de saint Clément et du canon de Muratori, dit que l'apòtre fit le trajet par mer: ad Hispaniam alienigenarum portatus est navibus 3. C'était, en effet, le mode le plus prompt. Aller, par terre, de Rome en Espagne était un long voyage, qu'on peut suivre, station par station, dans le célèbre itinéraire gravé sur trois vases d'argent du musée Kircher 4. La voie Flaminienne conduisait à travers le massif central des Apennins jusqu'au bord de l'Adriatique; de Rimini le voyageur suivait la voie Emilia jusqu'à Plaisance, puis, laissant celle-ci monter vers le nord, allait en droite ligne à Turin, franchissait le mont Cenis, contournait le littoral méditerranéen de la Gaule, passant par Arles, Nimes, Narbonne, et entrait en Espagne par Girone. Saint Paul était trop pressé d'arriver au but pour choisir un chemin aussi long. Des ports de

plus haute puissance de l'Occident. Téoux n'a pas cette signification; dans les passages de Sophocle et d'Euripide allégués à l'appui il signifie fin, borne: la traduction proposée est donc un contresens. Voir Döllinger, Le christianisme et l'Eglise, trad. Bayle, p. 104, note 3.

Cf. Pearson, Annales Paulini, Londres, 1688, page 20; Döllinger, 1. c.

2 Canon de Muratori, lignes 37-38 (dans Vigouroux, Manuel biblique, t. I, p. 80).

3 Saint Jérôme, in cap. xi Isaiæ.

4 Orelli-Henzen, 5210.

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