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TURGOT

ET SES DOCTRINES

PAR M. ALFRED NEYMARCK,

MESSIEURS,

MEMBRE CORRESPONDANT.

Notre concitoyen et collègue, M. Alfred Neymarck, vous a fait hommage de son nouveau livre: Turgot et ses doctrines.

Turgot est un des hommes qui ont le plus vivement attiré l'attention de l'historien, du philosophe, de l'économiste. Parmi les travaux dont il a été l'objet, nous citerons au dix-huitième siècle, ceux de Condorcet et Dupont de Nemours; dans le nôtre ceux de MM. Blanqui, de Larcy, Baudrillard, Batbie. Il faudra désormais y ajouter le livre de M. Alfred Neymarck.

On ne doit pas être supris de ce concours de tant d'esprits distingués: Turgot a laissé un grand nom dans la science économique; son ministère a été de peu de durée, mais ce fut un de ces instants décisifs où se jouent les destinées d'une nation.

I.

Je ne veux pas, d'après son nouvel historien, retracer la vie de Turgot. Je rappellerai seulement que, né en 1727, à Paris, d'une famille de magistrats, il se destina d'abord au clergé, puis à la carrière judiciaire, et fit des études vastes, on pourrait dire encyclopédiques. Il avait l'ambition de tout savoir, et en cela il était bien de son siècle. Mais cet amour de la science lui fit trop oublier, ce nous semble, l'étude et la connaissance de l'homme. D'un caractère timide, ombrageux, il aimait la solitude, fuyait les relations sociales. C'était pour un futur ministre un grand défaut, à une époque où la société brillait d'un si vif éclat, où les salons exerçaient une influence si considérable et étaient comme un pouvoir de l'Etat.

Turgot était depuis quelques années connu par ses travaux de magistrat, par sa collaboration à l'Encyclopédie, par ses premiers écrits sur l'économie politique, lorsqu'il fut appelé en 1761 à l'intendance du Limousin. Il avait alors trente-quatre ans, et son administration devait durer l'espace de treize années.

C'est une grande et belle époque de la vie de Turgot, et M. Neymarck nous en donne un exposé abondant; nous voyons, par l'exemple qu'il nous met sous les yeux, ce qu'était l'administration de ces intendants d'autrefois, lorsqu'ils joignaient au talent de l'administrateur l'amour du bien public.

Le Limousin était un pays pauvre, sans culture, sans commerce, coupé de montagnes. Les produits du sol pouvaient à peine suffire à nourrir la population, encore moins à acquitter les charges nombreuses dont étaient grevées les propriétés.

Rien n'échappa à l'attention de Turgot égale répartition des tailles, abolition des corvées; construction de nouvelles routes et réparation des anciennes; secours aux indigents.

Il atteignit peu à peu ces deux résultats diminution des cotes irrecouvrables, simplification dans la perception. Il supprima l'imposition par tête de bêtes à laine, exempta d'impôts les septuagénaires et les familles nombreuses.

Il fit construire des casernes pour remplacer le logement du soldat chez l'habitant. Il voulut remédier aux scènes de désordre qui, chaque année, se produisaient à l'époque du tirage au sort de la milice. Il prit sur lui de corriger les ordonnances en permettant les substitutions, les engagements volontaires. Il était partisan du remplacement militaire qui, suivant lui, donnerait à l'armée de meilleurs et plus solides éléments, tout en laissant chez eux les citoyens nécessaires à leurs familles.

Quels étaient les auxiliaires que préférait Turgot dans son œuvre d'amélioration et de progrès ? N'est-il pas curieux de le voir, lui, le rédacteur de l'Encyclopédie, le philosophe incrédule, l'ami de Voltaire, de Condorcet, de d'Alembert, faire appel aux membres du clergé pour se faire dans les campagnes les avocats de ses réformes? «Etant, disait-il en parlant des curés, presque les seuls hommes lettrés des paroisses et des campagnes et obligés de prêcher la morale, d'apaiser les querelles, de recommander la concorde et l'union, le poids de ces fonctions. paternelles rend leur secours très désirable pour préparer l'esprit du peuple au bien qu'on veut lui faire. »

11 les priait dans des lettres-circulaires de lui faire part directement de toutes les choses qu'il était utile de lui faire connaître, de l'informer des accidents qui pouvaient survenir dans leurs paroisses, des épidémies, des épizooties, de dresser un état des pertes de bestiaux éprouvées

par les habitants, d'organiser des bureaux de charité, de redresser le rôle des tailles, etc.

Le dix-huitième siècle est rempli de ces contradictions. Turgot, qui se faisait une si haute idée de la mission sociale des prêtres, était lié cependant avec les pires ennemis de la religion. Il y a une lettre de Voltaire à d'Alembert où l'on a le regret de lire ceci : « Mon cher maître, je suis encore tout plein de M. Turgot. Si vous avez plusieurs sages de cette espèce, je tremble pour l'infâme; elle est perdue dans la bonne compagnie. »

Nous ne pouvons que passer rapidement sur cette intendance du Limousin qui fut, sinon la plus glorieuse, du moins la plus belle époque de la vie de Turgot. Comme administrateur, il eut d'ailleurs, dans son œuvre de réformes, une rare bonne fortune, que lui envieraient nos préfets modernes : il avait pour chefs des ministres qui lui laissaient carte blanche; si, parfois, ils hésitaient à accepter ses propositions, Turgot leur écrivait sur un ton de liberté qui étonne aujourd'hui. « On supporterait difficilement un pareil langage de la part d'un préfet »>, a dit M. Léonce de Lavergne, à propos des lettres de Turgot au contrôleur général.

Cette indépendance fait à coup sûr honneur au citoyen; mais on se demande si cette volonté âpre, ce caractère absolu, cet esprit rigoureux qui pouvaient se donner carrière sur le théâtre éloigné du Limousin, y appliquer librement les formules de la science économique, devaient convenir plus tard au ministre placé entre un roi bien intentionné, mais faible, un parlement hostile aux réformes, une noblesse frivole, un peuple chez qui fermentaient déjà les idées de révolution.

Nous avons déjà signalé chez Turgot sa méconnaissance de la nature humaine. « Il ne faut que bien connaître, disait-il, les droits et les intérêts des hommes. >>

A quoi un grand publiciste, M. de Tocqueville, répond:

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