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le peuple, ce peuple dont il n'avait en vue que le bonheur. La coalition de ses ennemis devait entraîner sa chute. Il a devant l'histoire un grand tort comme ministre il n'a pas su durer, il n'a pas eu cet heureux privilège des Richelieu, des Mazarin, des Colbert, qui ont fait du temps l'auxiliaire de leurs entreprises.

« Vous vous imaginez, lui disait Malesherbes, avoir l'amour du bien public, vous en avez la rage. Il faut être enragé pour forcer à la fois la main à Maurepas, à la cour, au Parlement. »

III.

Nous avons dit quel fut le programme financier de Turgot; voyons son programme économique :

Liberté du commerce des grains; liberté du travail par l'abolition des jurandes et maîtrises; abolition de la corvée; réforme du cadastre; un seul code civil pour toute la France; suppression des droits féodaux.

Pendant quelques mois se succédèrent les édits mémorables qui opéraient dans l'organisation sociale une révolution profonde. Turgot faisait précéder chacun d'eux de préambules ou exposés des motifs qui forment comme autant de chapitres admirables d'économie politique. Mais ces écrits imposants, que le roi sanctionnait de sa signature, présentaient un danger que M. de Tocqueville a parfaitement fait ressortir.

« On souleva le peuple en voulant le soulager, a dit l'éminent auteur de l'Ancien régime et la Révolution.

« Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère s'entretenaient à haute voix, en sa présence, des injustices cruelles dont il avait toujours été victime; ils se montraient les uns aux autres les vices monstrueux que renfermaient les institutions qui lui étaient les plus pesantes; ils em

ployaient leur rhétorique à peindre ses misères et son travail mal récompensé; ils le remplissaient de fureur en s'efforçant ainsi de le soulager. Je n'entends point parler des écrivains, mais du gouvernement, de ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes. »

Dans le préambule d'un de ces édits, à propos de la suppression des corporations, on proclame, au nom du roi, « que le droit de travailler est la plus sacrée des propriétés; que toute loi qui lui porte atteinte viole le droit naturel et doit être considérée comme nulle de soi; que les corporations existantes sont, en outre, des institutions bizarres et tyranniques, produit de l'égoïsme, de la cupidité et de la mollesse. »

De telles paroles étaient périlleuses. On y reconnaît déjà le langage de la Révolution; de même, lorsque Turgot, pour réprimer les émeutes provoquées par sa nouvelle législation sur les grains, suspendait le cours de la justice ordinaire et livrait les mutins à la juridiction prévôtale, il donnait (c'est toujours M. de Tocqueville qui en fait la remarque), un enseignement pernicieux que la Révolution n'a que trop bien suivi.

Nous venons de parler des corporations. Certes, nous savons ce que l'on peut dire des vices de l'organisation industrielle dans l'ancienne société; et Turgot a trop raison quand il montre les conséquences déplorables, parfois burlesques, des règlements qui entravaient le développement des métiers et des manufactures. Mais ses adversaires du Parlement ne se trompaient pas autant qu'on l'a dit lorsque, par la bouche de l'avocat-général Séguier, ils traçaient le sombre tableau de la situation sociale qui résulterait de l'abolition des corporations: «Chaque fabricant, disait Séguier, chaque artiste, chaque ouvrier se regardera comme un être isolé, dépendant de lui seul. »

La science moderne ne parle pas autrement que nos anciens magistrats, et M. de Molinari, économiste bien

connu, écrivait naguère que le tort des élèves de Turgot à l'Assemblée constituante avait été « d'envelopper dans la même proscription l'association et le monopole ».

Notons, en passant, le témoignage peu suspect de partialité d'un écrivain reconnu comme le chef de l'école naturaliste. Tout récemment, répondant au reproche d'avoir exagéré dans un de ses ouvrages la situation des ouvriers, l'auteur de Germinal, M. Emile Zola, a fait l'aveu suivant à l'un des rédacteurs du Matin :

« Quand on veut voir et comprendre, on acquiert la certitude que la Révolution de 89 n'a rien fait pour l'ouvrier. Le paysan a gagné la terre, l'ouvrier est plus malheureux que jadis, et les royalistes ont raison quand ils disent que les anciennes corporations protégeaient mieux le travailleur que le régime actuel. »>

On sait les conséquences produites depuis bientôt cent ans par cet isolement du patron et de l'ouvrier. Nous avons vu des guerres sociales que nos pères n'avaient pas connues, et beaucoup d'esprits généreux se demandent aujourd'hui si l'heure n'est pas venue de reconstituer, dans ce qu'elles avaient de légitime, ces anciennes corporations qui faisaient d'un corps de métier une famille, qui unissaient la cause du patron à celle de ses ouvriers, et ne créaient pas entre eux l'antagonisme dont nous sommes les témoins.

Necker ne fut pas un adversaire moins dangereux de Turgot dans la question de la libre circulation des grains. Avec une habileté remarquable, Necker se recommande du souvenir de Colbert pour combattre la liberté illimitée du commerce. Il réclame au nom des prolétaires, des pauvres, des faibles, contre l'abandon de toute intervention de l'Etat dans les phénomènes économiques.

IV.

Une question que se pose nécessairement tout historien de Turgot, est celle-ci la Révolution pouvait-elle être évitée ? M. Alfred Neymarck la résout négativement. Suivant lui, les réformes tentées de 1774 à 1776 étaient autant de coups de pioche portés dans un édifice vermoulu et qui devaient amener sa ruine. S'il eût conservé le pouvoir, donné aux communes, comme c'était son intention, la liberté municipale, convoqué les assemblées provinciales, Turgot se fût immédiatement trouvé en face de la Révolution celle-ci eût éclaté en 1777 avec la même force qu'elle le fit douze années plus tard.

Cette conclusion de M. Neymarck nous paraît trop rigoureuse. Une politique ferme, sage et prudente, se gardant bien d'annoncer à grand bruit les réformes, aurait su les opérer progressivement chacune à son heure; elle eût évité de faire appel aux passions populaires et l'œuvre eût été accomplie peu à peu et non pas dans cette sorte d'anarchie que décrit si bien M. Taine, et contre laquelle se débattit l'Assemblée constituante.

« Il y a toujours, écrit à ce sujet l'historien Henri Martin, il y a toujours, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, un temps de choix et de liberté, puis la fatalité vient : elle n'est que la fille de nos fautes. » Au temps de Turgot toutes les fautes n'avaient pas été commises, et l'on pouvait encore espérer.

C'est, du reste, l'éternel honneur de Turgot qu'on puisse, à son propos, se poser de semblables questions; l'opinion publique ne se trompe pas quand elle voit en lui le dernier en date des grands ministres de la Monarchie française. M. Alfred Neymarck nous a rendu jusque dans ses traits. les plus fins cette noble figure historique.

Admirateur de Turgot, surtout de Turgot homme de science et précurseur d'Adam Smith, il ne cache pas les imperfections de son caractère et de son génie; il signale notamment cette absence d'idéal religieux qui surprend dans cette âme vertueuse.

V.

Le beau livre dont nous venons de parler se complète par d'intéressantes pièces justificatives, puisées en partie au dépôt des archives de la Marne. M. Neymarck a voulu prouver qu'il n'oubliait pas sa ville natale. Nous y lisons, en effet, des lettres de Turgot à Rouillé d'Orfeuil, intendant de Champagne. Notre province et particulièrement la ville de Châlons y sont l'objet de la sollicitude du contrôleur général. Turgot se préoccupe de la cherté du pain, qu'il combat par des primes à l'importation des blés étrangers, des mesures à prendre pour la santé publique, des remèdes contre les épizooties, de la suspension des corvées, des réparations des presbytères. En un mot, c'est l'administrateur actif, prévoyant, bienveillant, un modèle que doivent se plaire à imiter ceux qui ont charge du bien-être de leurs semblables.

La Société d'Agriculture sera heureuse de placer le Turgot de M. Alfred Neymarck auprès de sa belle étude sur Colbert. De tels livres font honneur à notre concitoyen. Il y déploie à l'aise ses rares aptitudes d'économiste et de financier, attestées déjà par tant d'autres écrits.

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