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son fils aîné, lettres charmantes, où l'on ne sent que le chrétien et le poëte. Racine était alors à cette période de sa vie où il s'efforçait de ne penser à sa gloire que pour se la reprocher. Il avait une charge de trésorier de France à Moulins; il était gentilhomme ordinaire du roi, historiographe, membre de l'Académie française; il jouissait d'une aisance modeste; sa femme, Catherine de Romanet, qu'il avait épousée fort tard (il était dans sa trente-huitième année), vivait avec lui dans l'union la plus édifiante. Son fils aîné avait la survivance de sa charge de gentilhomme ordinaire; trois de ses filles étaient religieuses; il était sur le point de marier sa fille aînée; Louis Racine était au berceau. Il était si parfaitement retiré du théâtre qu'il fit mettre dans le privilége même d'Esther une interdiction aux comédiens de jouer cette tragédie sur un théâtre public. Ce sage, qui outrait la sagesse; ce dévot, qui atteignait à l'austérité de ses amis de Port-Royal, était pourtant encore courtisan, et ce fut un chagrin éprouvé à la cour qui le fit mourir.

Louis Racine et Saint-Simon racontent d'une manière fort diffėrente les circonstances de sa disgrâce. Nous donnons les deux versions. Il est inutile de chercher à les concilier, et elles pourraient bien être vraies toutes les deux

<< Quand le roi n'avait pas de ministres chez Mme de Maintenon, dit le duc de Saint-Simon, ils envoyaient quelquefois chercher Racine pour les amuser. Malheureusement pour lui, il était sujet à des distractions fort grandes.

« Il arriva qu'un soir qu'il était entre le roi et Mme de Maintenon, chez elle, la conversation tomba sur les théâtres de Paris. Après avoir épuisé l'opéra, on tomba sur la comédie. Le roi s'informa des pièces et des acteurs, et s'informa à Racine pourquoi, à ce qu'il entendait dire, la comédie était si fort tombée de ce qu'il l'avait vue autrefois. Racine lui en donna plusieurs raisons, et conclut par celle qui, à son avis, y avait le plus de part, qui était que, faute d'auteurs et de bonnes pièces, les comédiens en donnaient d'anciennes, et entre autres, ces pièces de Scarron, qui ne valaient rien et qui rebutaient tout le monde. A ce mot, la pauvre veuve rougit, non pas de la réputation du cul-de-jatte attaquée, mais d'entendre prononcer son nom, et devant le successeur. Le roi s'embarrassa; le silence qui régna tout d'un coup

réveilla le malheureux Racine, qui sentit le puits dans lequel sa funeste distraction le venait de précipiter. Il demeura le plus confondu des trois, sans plus oser lever les yeux ni ouvrir la bouche. Ce silence ne laissa pas de durer plus que quelques moments, tant la surprise fut dure et profonde. La fin fut que le roi renvoya Racine, en disant qu'il allait travailler. Il sortit éperdu, et gagna comme il put la chambre de Cavoye. C'était son ami : il lui conta sa sottise. Elle fut telle, qu'il n'y avait point à la pouvoir raccommoder. Oncques depuis, le roi ni Mme de Maintenon ne parlèrent à Racine, ni même le regardèrent. Il en conçut un si profond chagrin, qu'il en tomba en langueur et ne vécut pas deux ans depuis. Il les mit bien à profit pour son salut. »

Voici maintenant le récit de Louis Racine :

« Mme de Maintenon, qui avait pour Racine une estime toute particulière, ne pouvait le voir trop souvent, et se plaisait à l'entendre parler de différentes matières, parce qu'il était propre à parler de tout. Elle l'entretenait un jour de la misère du peuple : il répondit qu'elle était une suite ordinaire des longues guerres; mais qu'elle pourrait être soulagée par ceux qui étaient dans les premières places, si on avait soin de la leur faire connaître. Il s'anima sur cette réflexion, et charma Mme de Maintenon, qui lui dit que, puisqu'il faisait des observations si justes sur-le-champ,

il devait les méditer encore, et les lui donner par écrit, bien as

suré que l'écrit ne sortirait pas de ses mains. Il accepta malheureusement la proposition, non par une complaisance de courtisan, mais parce qu'il conçut l'espérance d'être utile au public. Il remit à Mme de Maintenon un mémoire aussi solidement raisonné que bien écrit. Elle le lisait, lorsque le roi, entrant chez elle, le prit, et, après en avoir parcouru quelques lignes, lui demanda avec vivacité quel en était l'auteur. Elle répondit qu'elle avait promis le secret; elle fit une résistance inutile; le roi exprima sa volonté en termes si précis qu'il fallut obéir. L'auteur fut nommé.

« Le roi, en louant son zèle, parut désapprouver qu'un homme de lettres se mêlât de choses qui ne le regardoient pas. Il ajouta, non sans quelque air de mécontentement : « Parce qu'il sait faire

parfaitement des vers, croit-il tout savoir? et parce qu'il est « grand poëte, veut-il être ministre ? » Si le roi eût pu prévoir l'impression que firent ces paroles, il ne les eût point dites. On

n'ignore pas combien il étoit bon pour tous ceux qui l'environnaient il n'eut jamais l'intention de chagriner personne; mais il ne pouvait soupçonner que ses paroles tomberaient sur un cœur si sensible.

« Mme de Maintenon, qui fit instruire l'auteur du mémoire de ce qui s'était passé, lui fit dire en même temps de ne la pas venir voir jusqu'à nouvel ordre. Cette nouvelle le frappa vivement. Il craignit d'avoir déplu à un prince dont il avait reçu tant de marques de bonté. Il ne s'occupa plus que d'idées tristes; et quelque temps après, il fut attaqué par une fièvre assez violente, que les médecins firent passer à force de quinquina. Il se croyait guéri, lorsqu'il lui perça, à la région du foie, un abcès qui jetait de temps en temps quelque matière : les médecins lui dirent que ce n'était rien. Il y fit moins d'attention, et retourna à Versailles, qui ne lui parut plus le mème séjour, parce qu'il n'avait plus la liberté d'y voir Mme de Maintenon.

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Enfin, un matin, étant dans son cabinet, il se sentit accablé · d'un grand mal de tête; et, voyant qu'il ferait mieux de se coucher que de continuer à lire, il descendit dans sa chambre. J'y étais, continue Louis Racine; et je me souviens qu'il nous dit : << Mes enfans, je crois que j'ai un peu de fièvre; mais ce n'est rien, « je vais pour quelque temps me mettre au lit. » Il s'y mit et n'en sortit plus. »

Racine mourut le 21 avril 1699, à l'âge de cinquante-neuf ans.

OU

LES FRÈRES ENNEMIS.

TRAGÉDIE'.

1664.

A MONSEIGNEUR

LE DUC DE SAINT-AIGNAN',

PAIR DE FRANCE.

MONSEIGNEUR,

Je vous présente un ouvrage qui n'a peut-être rien de considérable que l'honneur de vous avoir plu. Mais véritablement cet honneur est quelque chose de si grand pour moi, que, quand ma

1. OEdipe avait tué son père Laïus, sans le connaître, et était devenu l'époux de Jocaste, sa mère. Pour se punir de ces crimes involontaires, il s'arracha lui-même les yeux, et quittant la ville de Thèbes, dont il était roi, accompagné de sa fille Antigone, il fut mourir à Colonne, près d'Athènes. Cependant ses deux fils, Etéocle et Polynice, se disputaient son trône. Polynice, chassé par son frère, se retira près d'Adraste, roi d'Argos, qui lui donna sa fille et le ramena sous les murs de Thèbes, à la tête d'une armée commandée, avec lui et Polynice, par cinq autres rois. De là le nom de guerre des sept chefs. On place cette guerre vers 230. Tous les chefs périrent, à l'exception d'Adraste.

Étéocle et Polynice se tuèrent en combat singulier. Créon, leur oncle, devenu roi par leur mort, défendit de leur donner la sépulture. Antigone, pieuse envers ses frères comme elle l'avait été envers son père, lui désobéit. Le tyran la fit mourir. Il fut lui-même vaincu et tué par Thésée.

Outre les tragédies dont parle Racine dans sa préface, la mort d'Étéocle et de Polynice est aussi le sujet de la Thébaïde de Stace.

Molière avait composé dans sa jeunesse une tragédie de la Thébaïde qui a péri tout entière. On croit qu'il indiqua ce sujet à Racine, et lui donna même des conseils.

2. Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, membre de l'Académie fran-` çaise.

RACINE I

pièce ne m'auroit produit que cet avantage, je pourrois dire que son succès auroit passé mes espérances. Et que pouvois-je espérer de plus glorieux que l'approbation d'une personne qui sait donner aux choses un juste prix, et qui est lui-même l'admiration de tout le monde? Aussi, Monseigneur, si la Thébaïde a reçu quelques applaudissemens, c'est sans doute qu'on n'a pas osé démentir le jugement que vous avez donné en sa faveur; et il semble que vous lui ayez communiqué ce don de plaire qui accompagne toutes vos actions. J'espère qu'étant dépouillée des ornemens du théâtre, vous ne laisserez pas de la regarder encore favorablement. Si cela est, quelques ennemis qu'elle puisse avoir, je n'appréhende rien pour elle, puisqu'elle sera assurée d'un protecteur que le nombre des ennemis n'a pas accoutumé d'ébranler. On sait, Monseigneur, que, si vous avez une parfaite connoissance des belles choses, vous n'entreprenez pas les grandes avec un courage moins élevé, et que vous avez réuni en vous ces deux excellentes qualités qui ont fait séparément tant de grands hommes. Mais je dois craindre que mes louanges ne vous soient aussi importunes que les vôtres m'ont été avantageuses: aussi bien, je ne vous dirois que des choses qui sont connues de tout le monde, et que vous seul voulez ignorer. Il suffit que vous me permettiez de vous dire, avec un profond respect, que je suis,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,

RACINE.

PRÉFACE.

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d'indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent; j'étois fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avois faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d'esprit; elles m'excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. Ce sujet avoit été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'Antigone; mais il faisoit mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste étoit en quelque sorte le commencement d'une autre tragédie, où l'on entroit dans des intérêts tout nouveaux; et il avoit réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l'une sert de matière aux Phéniciennes d'Euripide, et l'autre à l'Antigone de Sophocle.

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