Imágenes de páginas
PDF
EPUB

ᏴᎪᎫᎪᏃᎬᎢ.

TRAGÉDIE

4672.

PREMIÈRE PRÉFACE.

Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans aucune histoire imprimée, il est pourtant très-véritable. C'est une aventure arrivée dans le sérail, il y a plus de trente ans. M. le comte de Cézy étoit alors ambassadeur à Constantinople. Il fut instruit de toutes les particularités de la mort de Bajazet; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir entendu conter lorsqu'il fut de retour en France. M. le chevalier de Nantouillet est du nombre de ces personnes, et c'est à lui que je suis redevable de cette histoire, et même du dessein que j'ai pris d'en former une tragédie. J'ai été obligé pour cela de changer quelques circonstances; mais comme ce changement n'est pas fort considérable, je ne pense pas aussi qu'il soit nécessaire de le marquer au lecteur. La principale chose à quoi je me suis attaché, ç'a été de ne rien changer ni aux mœurs ni aux coutumes de la nation; et j'ai pris soin de ne rien avancer qui ne fût conforme à l'histoire des Turcs et à la nouvelle Relation de l'empire ottoman, que l'on a traduite de l'anglois. Surtout je dois beaucoup aux avis de M. de La Haye, qui a eu la bonté de m'éclaircir sur toutes les difficultés que je lui ai proposées.

SECONDE PRÉFACE.

Sultan Amurat, ou sultan Morat 2, empereur des Turcs, celui qui prit Babylone en 1638, a eu quatre frères. Le premier, c'est à savoir Osman, fut empereur avant lui, et régna environ trois ans, au bout desquels les janissaires lui ôtèrent l'empire et la vie. Le

4. Les contemporains de Racine crurent que sous les noms de Roxane et de Bajazet, il avait voulu peindre Christine et Monaldeschi. 2. Amurat IV, empereur à quinze ans, en 4623.

second se nommoit Orcan. Amurat, dès les premiers jours de son règne, le fit étrangler. Le troisième étoit Bajazet, prince de grande espérance et c'est lui qui est le héros de ma tragédie. Amurat, ou par politique, ou par amitié, l'avoit épargné jusqu'au siége de Babylone. Après la prise de cette ville, le sultan victorieux envoya un ordre à Constantinople pour le faire mourir ce qui fut conduit et exécuté à peu près de la manière que je le représente. Amurat avoit encore un frère, qui fut depuis le sultan Ibrahim, et que ce même Amurat négligea comme un prince stupide, qui ne lui donnoit point d'ombrage. Sultan Mahomet, qui règne aujourd'hui, est fils de cet Ibrahim, et par conséquent neveu de Bajazet.

Les particularités de la mort de Bajazet ne sont encore dans aucune histoire imprimée. M. le comte de Cézy étoit ambassadeur à Constantinople lorsque cette aventure tragique arriva dans le sérail. Il fut instruit des amours de Bajazet, et des jalousies de la sultane; il vit même plusieurs fois Bajazet, à qui on permettoit de se promener quelquefois à la pointe du sérail, sur le canal de la mer Noire. M. le comte de Cézy disoit que c'étoit un prince de bonne mine. Il a écrit depuis les circonstances de sa mort : il y a encore plusieurs personnes de qualité qui se souviennent de lui en avoir entendu faire le récit lorsqu'il fut de retour en France.

Quelques lecteurs pourront s'étonner qu'on ait osé mettre sur la scène une histoire récente; mais je n'ai rien vu dans les règles du poëme dramatique qui dût me détourner de mon entreprise. A la vérité, je ne conseillerois pas à un auteur de prendre pour sujet d'une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s'étoit passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie; ni de mettre des héros sur le théâtre qui auroient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous major e longinquo reverentia. L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps: car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu'ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre : on les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes, et les autres personnes qui vivent dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre

C'étoit à peu près de cette manière que les Persans étoient an

ciennement considérés des Athéniens. Aussi le poëte Eschyle ne fit point de difficulté d'introduire dans une tragédie la mère de Xerxès, qui étoit peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d'Athènes la désolation de la cour de Perse, après la déroute de ce prince. Cependant ce même Eschyle s'étoit trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès avoit été vaincu ; et il s'étoit trouvé encore à la défaite des lieutenans de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de Marathon car Eschyle étoit homme de guerre, et il étoit frère de ce fameux Cynégire, dont il est tant parlé dans l'antiquité, et qui mourut si glorieusement en attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.

Je me suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs. Quelques gens ont dit que mes héroïnes étoient trop savantes en amour et trop délicates pour des femmes nées parmi des peuples qui passent ici pour barbares. Mais, sans parler de tout ce qu'on lit dans les relations des voyageurs, il me semble qu'il suffit de dire que la scène est dans le sérail. En effet, y a-t-il une cour au monde où la jalousie et l'amour doivent être si bien connus que dans un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n'ont point d'autre étude, dans une éternelle oisiveté, que d'apprendre à plaire et à se faire aimer? Les hommes vraisemblablement n'y aiment pas avec la même délicatesse. Aussi ai-je pris soin de mettre une grande différence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses amantes. Il garde au milieu de son amour la férocité de sa nation. Et si l'on trouve étrange qu'il consente plutôt de mourir que d'abandonner ce qu'il aime, et d'épouser ce qu'il n'aime pas, il ne faut que lire l'histoire des Turcs; on verra partout le mépris qu'ils font de la vie; on verra en plusieurs endroits à quels excès ils portent les passions; et ce que la simple amitié est capable de leur faire faire témoin un des fils de Soliman, qui se tua lui-même sur le corps de son frère aîné, qu'il aimoit tendrement, et que l'on avoit fait mourir pour lui assurer l'empire 1.

1. Racine supprima ce dernier paragraphe dans l'édition de 1697.

PERSONNAGES ET ACTEURS.

BAJAZET, frère du sultan Amurat.

ROXANE, sultane favorite du sultan Amurat.

ATALIDE, fille du sang ottoman.

ACOMAT, grand vizir.

BRÉCOURT.

Mlle CHAMPMESLÉ.
Mlle D'ENNEBAUT.
LAFLEUR.

OSMIN, confident du grand vizir.
ZATIME, esclave de la sultane.

ZAIRE, esclave d'Atalide.

GARDES.

La scène est à Constantinople, autrement dit Byzance, dans le sérail du Grand-Seigneur.

[blocks in formation]

Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.
Je pourrai cependant te parler et t'entendre.

OSMIN.

Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux
Dont l'accès étoit même interdit à nos yeux?
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.

ACOMAT.

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardoit à mon impatience!
Et que d'un œil content je te vois dans Byzance!
Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long, pour moi seul entrepris.
De ce qu'ont vu tes yeux parle en témoin sincère;
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,
Dépendent les destins de l'empire ottoman.
Qu'as-tu vu dans l'armée, et que fait le sultan ?

OSMIN.

Babylone, seigneur, à son prince fidèle,
Voyoit sans s'étonner notre armée autour d'elle;

Les Persans rassemblés marchoient à son secours,
Et du camp d'Amurat s'approchoient tous les jours.
Lui-même, fatigué d'un long siége inutile,
Sembloit vouloir laisser Babylone tranquille :
Et, sans renouveler ses assauts impuissans,
Résolu de combattre, attendoit les Persans.
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Byzance;
Mille obstacles divers m'ont même traversé,
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.

ACOMAT.

Que faisoient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu?

OSMIN.

Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et sembloit se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible à tous les janissaires :
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
Il vouloit, disoit-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours;
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours.
Ses caresses n'ont point effacé cette injure.

Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattoient sous vous.

ACOMAT.

Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu'ils me suivroient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnoîtroient la voix de leur vizir?

OSMIN.

Le succès du combat réglera leur conduite :
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.

Quoiqu'à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :

Ils ne trahiront point l'honneur de tant d'années;
Mais enfin le succès dépend des destinées.

Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur,

« AnteriorContinuar »