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ressource. Racine se vengea et se consola en poëte. Il fit la comédie des Plaideurs. Ce même esprit qui venait de peindre la tendresse maternelle d'Andromaque, la jalousie d'Hermione et la fureur d'Oreste, créa, comme en se jouant, une comédie digne d'Aristophane, gaie, facile, alerte, sans embarras, sans intrigue compliquée, pleine d'une critique fine et mordante, écrite du style le plus naturel et provoquant le rire depuis la première jusqu'à la dernière scène. Les Plaideurs ne réussirent pourtant qu'à demi. Comme Racine avait fait pleurer, on en concluait qu'il était impuissant pour faire rire. Ce fut Molière qui eut l'honneur d'applaudir les Plaideurs le premier. Louis XIV applaudit comme Molière; les courtisans, comme de raison, imitèrent le roi, et la ville imita la cour. Ce ne fut qu'une échappée, et Racine rentra dans la tragédie par Britannicus.

La composition de Britannicus était peut-être plus savante que celle d'Andromaque. Le caractère de Néron, celui d'Agrippine étaient étudiés et rendus avec profondeur. On y sentait à chaque scène, à chaque mot, une connaissance exacte de l'antiquité latine. Le style avait la fermeté, la noblesse, la précision, sans rien perdre de l'élégance, qui était déjà comme le caractère propre de Racine; et, dans certains passages, le vers français luttait victorieusement contre la prose de Tacite. La scène entre Néron et Agrippine; celle entre Britannicus et Junie, où Néron, quoique absent, est si terrible, produisirent d'autant plus d'impression, que leur effet, contre l'ordinaire du théâtre, s'augmentait par la réflexion. Cependant, si on l'ose dire, Britannicus n'atteignait ni Cinna, ni Horace; et Corneille, avec ses défauts, restait jusque-là le maître du théâtre. Une jeune princesse qui régnait alors par ses charmes sur la cour de France, et peut-être sur le cœur de Louis XIV, la fille de Charles Ier, la femme du duc d'Orléans, celle que Buckingham a adorée, que la France entière a pleurée, que Bossuet a immortalisée, Henriette d'Angleterre, dans un caprice inspiré par sa situation avec Louis XIV, proposa à Racine et à Corneille, à l'insu l'un de l'autre, le sujet de Bérénice, cette reine d'Orient, aimée et refusée par Titus. Racine était jeune et dans la force croissante de son talent; Corneille, sur son déclin, ne sut pas se retrouver dans cette longue élégie, dont les joies et les tourments de l'amour faisaient toute la matière. Les

deux pièces parurent ensemble: celle de Corneille sur le théâtre de Molière, où elle tomba; celle de Racine à l'Hôtel de Bourgogne, où la grâce touchante des détails et la perfection des vers lui mérita un long succès. Le grand Condé disait de la Bérénice de Racine, empruntant ces deux vers à la tragédie elle-même :

Depuis trois ans entiers tous les jours je la vois,

Et crois toujours la voir pour la première fois.

D

Corneille ne se consola pas de cette défaite. Telles sont les faiblesses du génie. Il oubliait le Cid, Cinna, Polyeucte, les Horaces dans la chute de Bérénice. Segrais rapporte qu'étant auprès de lui, en 1672, à la première représentation de Bajazet, Corneille lui fit observer que tous les personnages avaient, sous des habits turcs, des sentiments français. « Je ne le dis qu'à vous, ajouta-t-il; d'autres croiraient que la jalousie me fait parler. Mme de Sévigné écrivait de la même pièce : « Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal observées : ils ne font pas tant de façons pour se marier; le dénoûment n'est point bien préparé : on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables; mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. » Ce jugement n'est pas faux; il n'est qu'excessif; et sans cette phrase: « Il y a pourtant des choses agréables, » qui sent le parti pris d'immoler Racine à Corneille, on pourrait presque l'adopter. Mithridate parut plus froid au théâtre que Bajazet; mais on y reconnut la véritable tragédie dans ce caractère du vieux roi, si terrible dans sa jalousie, si indomptable dans sa haine, si puissant dans sa défaite. Mithridate alla au cœur de Charles XII, le héros de la Suède. Il ne se lassait pas de le relire et de s'écrier avec enthousiasme aux endroits qui l'avaient le plus frappé. Jusque-là pourtant, si Racine l'emportait par l'ordonnance de l'ensemble, par le soin des détails, par l'étude approfondie des caractères, par la noblesse soutenue de la diction, par l'élégance et la perfection du vers, on pouvait encore s'écrier avec Mme de Sévigné : « Vive notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines beautés qui nous transportent!»

Iphigénie en Aulide fut le premier des quatre chefs-d'œuvre

par lesquels Racine termina sa carrière au théâtre, et qui marquent son rang à côté des plus grands poëtes tragiques, sur le même rang que Corneille et Sophocle. C'est tout autre chose que Corneille sans doute; c'est autrement sublime : ce n'est pas moins sublime. Personne n'a poussé la pitié plus loin. Il est impossible d'entendre Agamemnon sans le plaindre, Clytemnestre sans frémir, Iphigénie sans pleurer. Le vieux Corneille aurait pu créer Achille, et peut-être l'aurait-il fait plus grand; mais personne, excepté Racine, n'aurait pu créer Iphigénie. Virgile seul peut lui être comparé par le don des larmes et par l'inimitable perfection du vers. C'est en relisant Iphigénie que Voltaire a dit de Racine : « Voilà le poëte de l'univers qui a le mieux connu le cœur humain. >> Plus on lit Racine, disait-il, plus on lui découvre un talent unique, soutenu par toutes les finesses de l'art. S'il y a quelque chose sur la terre qui approche de la perfection, c'est lui. »

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Pour Racine, celle qu'il préférait de toutes ses tragédies, c'était Phèdre. Il le fait entendre dans la Préface: « Au reste, dit-il, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies; je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. » Il est certain que Racine n'a pu sauver l'odieux du rôle de Thésée, qu'Aricie est sans intérêt, et qu'Hippolyte lui-même n'a pas la grandeur d'un héros tragique. Mais Phèdre remplit toute la tragédie d'elle-même; et Phèdre avec son amour, avec sa jalousie, avec ses remords, est à la fois le plus poétique et le plus vrai de tous les personnages qui soient au théâtre.

La Phèdre de Pradon parut en même temps que celle de Racine. Elle ne valait rien, et elle était mal jouée. Cependant elle eut d'abord plus de succès que la Phèdre de Racine; et tandis qu'on se portait en foule à l'Hôtel Guénégaud, la Champmeslé jouait tous les soirs devant une salle déserte. C'est qu'une cabale formidable avait résolu de faire tomber le chef-d'œuvre de Racine, et l'on n'avait rien imaginé de mieux pour cela que de louer à l'avance les deux salles pour les six premières représentations. Par ce moyen, on était maître d'encombrer l'Hôtel Guénégaud et de rendre désert l'Hôtel de Bourgogne. Il en coûta gros aux ennemis de Racine, et ils ne réussirent qu'à lui donner un chagrin momentané, puisque la pièce de Pradon tomba à plat quand elle

ne fut plus soutenue, tandis que peu à peu tout Paris fut de l'avis de Boileau sur la Phèdre de Racine. C'est à ce moment, quand il pouvait, jeune encore, jouir de toute sa gloire, que l'auteur d'Andromaque, de Britannicus, d'Iphigénie et de Phèdre renonça brusquement au théâtre et cessa non-seulement d'écrire pour la scène, mais d'assister à la représentation de ses propres chefs-d'œuvre. La première représentation de Phèdre est de 1677, et Racine n'avait alors que trente-huit ans.

Une telle résolution dans ces circonstances est sans exemple. Celle de Racine eut pour cause une conversion sincère. Tendre, exalté et sage, il était né pour la piété. Sa passion pour les vers l'entraîna dans sa jeunesse et le fit renoncer aux austères doctrines qu'il avait puisées dans la société d'Arnauld et de Nicole. Réprimandé de ses succès comme d'autant de crimes, il s'irrita d'abord contre des censeurs dont l'austérité lui paraissait barbare et poussa même le ressentiment jusqu'à écrire un véritable pamphlet contre les amis et les protecteurs de sa jeunesse. Mais il souffrait intérieurement de les avoir quittés, et sa douleur ne venait pas seulement de la délicatesse de son âme, mais d'un secret instinct qui le poussait au mysticisme. Il vint un jour où sa gloire ne lui inspira plus que des remords. Il s'accusa d'avoir passé les meilleures années de sa vie à rendre les passions aimables. Peu s'en fallut qu'il ne dépassât les sévérités qui l'avaient tant irrité dans sa jeunesse, et que, pour se punir d'avoir été un grand poëte, il ne s'ensevelit dans un cloître. On l'empêcha à grand'peine de se faire chartreux. Il résolut du moins de changer de vie. Il se maria et ne vécut plus que de la vie de famille, ailant encore à la cour, mais ne paraissant plus au théâtre, ne faisant plus de vers, et s'occupant uniquement de préparer des matériaux pour l'histoire de Louis XIV, qui l'avait nommé son historiographe, conjointement avec Boileau, son ami.

Racine tint bon pendant douze années entières. Il sortit de ce long silence pour écrire Esther et Athalie, à la sollicitation de Mme de Maintenon, et bien éloigné de penser que ces deux tragédies dussent être un jour représentées sur le théâtre. Voici comment Mme de Caylus, l'une des élèves de Saint-Cyr, raconte l'origine de ces deux chefs-d'œuvre.

Mme de Brinon, première supérieure de Saint-Cyr, aimait

les vers et la comédie, et à défaut des pièces de Corneille et de Racine, qu'elle n'osait faire jouer, elle en composait de détestables.... Mme de Maintenon voulut voir une des pièces de Mme de Brinon. Elle la trouva telle qu'elle était, c'est-à-dire si mauvaise, qu'elle la pria de n'en plus faire jouer de semblable, et de prendre plutôt quelque belle pièce de Corneille ou de Racine, choisissant seulement celles où il y aurait le moins d'amour. Ces petites filles représentèrent Cinna assez passablement pour des enfants qui n'avaient été formées au théâtre que par une vieille religieuse. Elles jouèrent aussi Andromaque : et soit que les actrices en fussent mieux choisies ou qu'elles commençassent à prendre des airs de la cour, dont elles ne laissaient pas de voir de temps en temps ce qu'il y avait de meilleur, cette pièce ne fut que trop bien représentée au gré de Mme de Maintenon, et elle lui fit appréhender que cet amusement ne leur insinuât des sentiments opposés à ceux qu'elle voulait leur inspirer. Cependant comme elle était persuadée que ces sortes d'amusements sont bons à la jeunesse, qu'ils donnent de la grâce, apprennent à mieux prononcer, et cultivent la mémoire (car elle n'oubliait rien de tout ce qui pouvait contribuer à l'éducation de ces demoiselles, dont elle se croyait avec raison particulièrement chargée), elle écrivit à M. Racine, après la représentation d'Andromaque : « Nos « petites filles viennent de jouer votre Andromaque, et l'ont si << bien jouée, qu'elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre « de vos pièces. » Elle le pria, dans cette même lettre, de lui faire, dans ses moments de loisir, quelque espèce de poëme, moral ou historique, dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée, parce que la pièce resterait ensevelie à Saint-Cyr, ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle avait de divertir les demoiselles de SaintCyr en les instruisant. Cette lettre jeta Racine dans une grande agitation. Il voulait plaire à Mme de Maintenon; le refus était impossible à un courtisan, et la commission délicate pour un homme qui, comme lui, avait une grande réputation à soutenir, et qui, s'il avait renoncé à travailler pour les comédiens, ne voulait pas du moins détruire l'opinion que ses ouvrages avaient donnée de lui. Despréaux, qu'il avait consulté, décida brusque

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