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évité les règles d'Aristote et pris une autre poétique. A côté de lui, dans les premières années de ses débuts, on jouait à Londres Pompée le Grand et sa belle Cornélie, tragédie de Thomas Kyde, tirée tout entière d'une pièce de notre Garnier, grand imitateur de Lucain et de Sénèque. Ce même Kyde, qu'on peut appeler, pour sa date, un des précurseurs de Shakspeare, avait emprunté au théâtre du Midi le drame sanglant et parfois poétique de Geronimo, et composé ce qu'on appelait The spanish tragedy, comme, peu d'années plus tard, Shakspeare devait trouver à la même source, dans un drame de Lope de Véga, la romanesque ébauche si embellie par lui de sa plus ravissante tragédie, Romeo et Juliette.

Mais, au milieu de ces essais qui précédaient Shakspeare, sur ces grossiers et ambulants théâtres où il devait répéter des rôles et retoucher ou abréger de vieilles scènes avant d'oser en écrire de nouvelles, s'était-il réellement élevé quelque nouveauté puissante, quelque apparence de génie? N'avait-on, jusque-là, dans la tragédie, que les vers emphatiques de lord Sackville, et, dans la comédie, que la petite farce intitulée l'Aiguille de la grand mère Gurton? A cette question, que M. de Châteaubriand a décidée par l'affirmative dans son Essai sur la poésie anglaise, nous trouvons une première réponse dans les œuvres de Christophe Marlowe, ce poëte d'une destinée bizarre et tragique comme son génie.

Marlowe, né en 1565, plusieurs années avant Shakspeare, eut une vie courte, obscure, probablement misérable, abaissée par le vice, ou diffamée par la calomnie. Il avait fait cependant, ce qui ne manqua point au plus grand nombre des écrivains de ce temps, des études régulières et savantes. Il avait suivi les cours d'un des colléges de Cambridge, où il prenait le grade de bachelier en 1583, et celui de maître ès arts en 1587, temps où Shakspeare n'était encore qu'un jeune braconnier. La preuve de cette éducation classique de Marlowe s'est conservée, pour nous, dans quelques essais de sa jeunesse, imprimés après sa mort, la traduction en vers non rimés du premier livre de Lucain, de quelques élégies d'Ovide et du poëme alexandrin d'Héro et Léandre. Venu de Cambridge à Londres avec son titre de maître ès arts, son talent pour toute fortune et le besoin d'en vivre, on n'a pu complétement éclaircir s'il débuta comme acteur ou comme poëte. On ne peut affirmer également si le petit nombre de drames placés sous son nom lui appartiennent tous, si, par exemple, la première et la seconde partie de Tamerlan le Grand, œuvres emphatiques et fausses, furent les essais de ce mâle et audacieux esprit. Mais, ce qui n'est pas douteux, c'est l'impression mêlée dont il frappa ses contemporains, l'idée qu'il

donna de son génie théâtral, et, en même temps, l'effroi mystique, le soupçon et l'anathème, qui, de ses écrits, passèrent jusqu'à lui. Dans les ouvrages du temps, il est parlé de la muse divine de Kit Marlowe; et un poëte célèbre du même siècle lui rendait cet hommage d'une forme presque antique : « Près de là1, Marlowe, baigné aux sources de Thespis, portait en lui ces vives images des choses hors la sphère de la lune, « qu'ont eues vos premiers poëtes; ses élans étaient tout d'air et de « flamme, ce qui donnait tant d'éclat limpide à ses vers; car il avait conservé cette belle folie qui doit, à juste titre, posséder le cerveau d'un << poëte. >>

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Seulement, un contemporain plus rapproché de lui, l'auteur d'un poëme intitulé Le retour du Parnasse, mêlait au même éloge une cruelle restriction. «Marlowe2 était heureux par sa muse théâtrale, mais bien malheureux, hélas! dans sa vie et dans sa fin. C'est pitié que l'esprit ait << dû loger si mal, un esprit venu du ciel, à côté de vices envoyés par l'enfer. » Quand on compare ce langage accusateur à la violence superstitieuse en crédit alors, on peut se demander s'il atteste la perversité de Marlowe, ou l'effroi que certaines hardiesses de son drame donnaient peut-être aux imaginations du temps. C'est ainsi que, plus tard, et dans un autre pays, un autre écrivain plus fou que poëte, Cyrano de Bergerac, avait failli, sous la prévention populaire, expier pour son compte quelques impiétés qu'il avait mises, au théâtre, dans la bouche de Séjan. Cela même a tellement frappé un ingénieux critique anglais, qu'il n'a pas manqué de comparer le poëte Marlowe, accusé pour sa mauvaise vie par quelques prédicateurs puritains, à l'héroïque et sublime Eschyle, dénoncé comme révélateur des mystères d'Eleusis et comme sacrilege dans quelques scènes de ses tragédies. Mais, en vérité, le parallèle est trop ambitieux; et nous ne trouverons ici ni la poésie de l'Oreste et des Choéphores, ni le souvenir de Marathon, seul rappelé dans l'épitaphe d'Eschyle, ni Cynégire, mutilé d'un bras, plaidant pour son frère, le grand poëte et

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guerrier comme lui. A la Grèce seule, à la Grèce ancienne, appartiennent toutes ces beautés, toutes ces grandeurs ensemble.

Ce qui reste de la comparaison, c'est que Marlowe, peut-être pour sa vie de théâtre et pour quelques propos qui lui étaient échappés à la taverne de la Sirène, peut-être aussi pour certains passages singuliers de sa tragédie de Faust, eut le renom d'impie, et qu'une mort sinistre avec scandale vint aggraver cette prévention publique. Se trouvant à quelques milles de Londres, dans le petit village de Deptford, à une table d'auberge avec un homme de livrée, son rival dans une liaison de bas étage, il tira son poignard pour le frapper, et fut prévenu et tué lui-même. Sur le registre de la paroisse de Saint-Nicolas pour Deptford, on a relevé de nos jours cette mention funèbre : « Premier juin 1593, << Christopher Marlowe, tué par Francis Archer; » et nul autre détail n'atteste qu'une poursuite ait vengé cette mort, qui parut un accident d'une indigne querelle.

Pour tout dire cependant, selon le génie classique de ce temps, un écrivain connu, Francis Mères, dans son Trésor de l'esprit, compara noblement la fin de Marlowe à celle du poëte tragique Lycophron, tué par un envieux rival'. Mais quelques docteurs du temps continuèrent de prendre la chose sur un ton bien différent; et Thomas Béard, dans son livre intitulé le Théâtre des jugements de Dieu, se complut au souvenir de cette mort funeste. Après avoir énuméré, dans un catalogue assez semblable à ceux du père Garasse, les noms de beaucoup d'écrivains qui lui sont suspects: «A nul des précédents, disait-il, ne « fut inférieur en athéisme, et à tous fut égalé pour la punition, un «homme de notre pays, récemment défunt, le nommé Marlowe, lettré « de profession, élevé, dès sa première jeunesse, à l'université de Cambridge, mais, dans la pratique, faiseur de pièces de théâtre et « poëte de futilités. Cet homme, ayant donné trop libre essor à son es«prit et lâché la bride à ses convoitises, arriva, par un juste jugement, << à cette impudence et à cet excès de nier Dieu et son Christ, et non-seu«lement de blasphémer en paroles la Trinité, mais encore, suivant « un récit très-vraisemblable, d'avoir écrit des livres contre elle, affir«mant que notre Sauveur était un imposteur et Moïse un séducteur du << peuple, la sainte Bible rien que vaines histoires, et toute la religion << une invention de politique. Mais voyez à quel croc vengeur le Sei"gneur a suspendu ce chien aboyant! Il advint qu'au moment où il Utque cothurnatum cecidisse Lycophrona narrant, Hæreat in fibris fixa sagitta tuis.

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Ovid. Ibis.

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<< voulait percer de sa dague quelqu'un dont il était jaloux, l'autre, « voyant cela, évita le coup, de telle sorte, que, lui saisissant le poi«gnet, il lui enfonça sa propre dague dans sa propre tête: par quoi, malgré les secours employés, celui-ci mourut promptement, les circonstances, le caractère de sa mort étant terribles, de telle sorte (car il « jurait et blasphémait jusqu'au dernier soupir, et, avec le souffle, les «jurements lui échappaient des lèvres), que ce n'était pas seulement un signe manifeste du jugement de Dieu, mais un spectacle de terreur et « d'effroi à tous ceux qui le regardaient; et ici, la justice de Dieu appa«raissait, en cela surtout qu'elle avait forcé la main même qui avait écrit « ces blasphèmes à être l'instrument de son supplice, et à l'être en «brisant le cerveau qui les avait conçus. >>

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Malgré l'affreuse énergie que respire ce langage, rien n'en prouve la vérité et il n'ya, dans l'histoire littéraire, aucune trace du livre sacrilége imputé à Marlowe. Mais la licence d'esprit de ce poëte ne paraît guère douteuse, d'après un autre témoignage, celui même d'un ami, et, sans doute, d'un compagnon de désordres. Il s'agit d'une sorte d'exhortation qui lui était adressée dans l'ouvrage posthume d'un poëte du temps, Robert Greene. Dans ce livre, espèce de confession d'un enfant du xvr° siècle, sous le titre bizarre, Quatre sous d'esprit acheté par un million de repentirs, Greene, parmi divers élans de componction sur lui-même et de maligne commisération pour ses confrères de la littérature et du théâtre, s'adressait en ces termes à Marlowe : «Ne t'étonne pas que je commence par toi, si fameux pour avoir em« belli notre théâtre tragique, ni que Greene, qui avait dit avec toi, «< comme l'insensé le dit dans son cœur, il n'y a pas de Dieu, rende main<< tenant hommage à sa grandeur: car son pouvoir atteint partout; sa « main s'est appesantie sur moi. Pourquoi ton esprit supérieur, présent <«< de sa bonté, serait-il si aveugle, que tu ne voulusses pas rendre gloire à << qui te l'a donné? Notre frère dans ce diabolique athéisme, un de nous est <«<mort; et, au temps de sa vie, il n'a jamais connu le bonheur qu'il «cherchait; mais, comme il avait commencé par le vice, il a vécu dans <«la crainte et fini dans le désespoir. Voudras-tu, mon ami, être son << disciple? Regarde-moi, moi qui m'étais laissé séduire par lui à cette «liberté; et tu la trouveras un éternel esclavage. »

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Cette édifiante admonition, publiée par l'éditeur de Greene, un an avant la mort de Marlowe, ne peut guère laisser de doute sur le fonds. réel d'opinions hardies et de mœurs dissolues qui se mêlaient, en Angleterre, à l'élan des esprits, au mouvement des lettres, et suscitaient l'inquiétude et la censure des plus zélés réformateurs. Ce détail de

mœurs importait à retracer ici. Car l'influence s'en trouve dans tout le théâtre anglais; et elle n'est point indifférente à l'explication de ses plus singuliers débuts, et, en particulier, du drame de Faust, l'œuvre principale de Marlowe et celle qui, sans doute, le fit appeler par Philippe Sidney une espèce de second Shakspeare.

Chose remarquable, en effet! A deux siècles de distance, le Faust de Marlowe et celui de Goethe ont des ressemblances autres que l'imi tation peut les produire, une sorte de satiété dédaigneuse et de scepticisme sardonique. Un exemple suffira pour le prouver. Le Méphistophélès de Goethe, ce diable jeté dans le moule du XVIII siècle, ce diable logicien et railleur, impassible et insinuant, n'est que la copie fortifiée du même personnage, sous le même nom, dans le drame du vieux poëte anglais. Au milieu des controverses, devant les bûchers des Dissidents et des sorciers, Marlowe avait eu déjà l'idée de faire du diable te méchant ironique. La différence entre les deux ouvrages, pour les caractères du moins (car nous parlons peu du plan trop dénué d'art dans Marlowe, trop surchargé dans Goethe), le point réel de séparation porte sur le personnage de Faust lui-même, plus dramatique, selon nous, dans le poëte anglais que dans la mosaïque allemande de Goethe. Cette supériorité tient surtout à ce que la sorcellerie du premier Faust est bien moins résolue et moins damnablement réfléchie que celle du second. Le Faust de Marlowe éprouve plusieurs fois les hésitations dans le mal, les commencements de remords ou d'effroi, dont nous a parlé Greene, et qu'il conseillait à son ami. Ce premier Faust n'est pas radicalement incrédule au bien; il est tenté de Dieu plusieurs fois; il s'agite pour revenir à lui et se sauver des mains tenaces du diable. Ses essais mêmes de résipiscence, tout faibles et promptement étouffés qu'ils sont, servent à l'entretenir dans une espérance qui, à la dernière heure, rendra son désespoir plus dramatique et plus affreux.

Ce n'est pas que nous prétendions qu'il y ait, dans la pièce du poëte anglais, rien de comparable, pour le pathétique et l'art, aux scènes de Marguerite; mais cet incident n'est qu'un épisode, et ne fait ressortir le caractère de Faust, que pourle montrer grossièrement sensuel et bassement ingrat. J'aime mieux à ce personnage la séduction d'Hélène, la passion pour un fantôme, telle que l'a décrite en quelques vers le poëte anglais, selon la donnée de la vieille légende que Goethe a développée plus tard, dans la suite de Faust.

Si on revient donc au fond du drame, au personnage de Faust, de cet homme dont la curiosité a épuisé toutes les sciences, et qui, cherchant au delà, s'abîme dans la magie, se donne au diable par contrat signé de

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