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le veut M. Génin, le dernier né de notre scène? non. Il est certain, au contraire, que, depuis que la France existe, cette espèce de divertissement a toujours trouvé les moyens de se produire parmi nous. Qu'étaient donc tous ces palinods, tous ces puys du x° siècle? Qu'était le fameux puy d'Arras, par exemple, où fut représenté publiquement, non-seulement Robin et Marion, mais encore la jolie comédie satirique le Jeu du mariage ou de la feuillée1? Qu'étaient-ce que ces dits, ces jeux de partures ou de personnages, dont il est tenu note si exacte dans les comptes et les registres de la plupart de nos villes 2, et qui avaient leurs analogues dans toutes les nations de l'Europe, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne ? Mais, pour ne parler que de Paris et ne pas sortir du XIV siècle, il nous sera aisé de montrer que les moralités, les farces et les soties des Clercs de la basoche et des Enfants sans souci ont précédé de beaucoup le privilége octroyé à la confrérie de la Passion. Je n'ai pas l'intention de faire ici l'histoire complète (fort désirable d'ailleurs) de ces deux troupes comiques. Cependant, la destinée de ces associations joyeuses, surtout celle des Clercs de la basoche, tient de trop près à l'histoire de Patelin, pour que je puisse me dispenser d'en tracer au moins une esquisse.

Vers l'année 1303, les jeunes clercs du parlement et du Châtelet de Paris se réunirent en une société de plaisir et d'étude, qui reçut de Philippe le Bel, ce roi si ami des légistes et de la chicane, le titre de royaume de la basoche, avec plusieurs droits et prérogatives, conformes aux usages du temps3. Cette compagnie avait, en effet, comme presque toutes les corporations d'alors, son roi, qui ne fut détrôné que par la puérile susceptibilité de Henri III, plus jaloux du nom que des droits réels de la royauté; elle avait son chancelier, son vice-chancelier, son grand audiencier, etc. Elle nommait, de plus, des princes ou prévôts dans tous les siéges ressortissant du parlement de Paris 5. Outre une juridiction sérieuse qu'elle exerçait sur tous ses membres, elle était obligée par ses statuts de faire tous les ans dans Paris, sur la fin de

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Voyez, dans le Journal des Savants (cahier du mois de septembre 1846, p. 548), des détails sur le théâtre d'Adam de la Halle et sur l'institution, si populaire au XIII siècle, des puys et des palinods. - Voy. Bulletin du Comité de la langue, de l'histoire et des arts, t. II, p. 119 et suiv. Voy. Miraulmont, Origine du parlement et des juridictions royales, Paris, 1612, p. 649, et le Recueil des statuts du royaume de la basoche, Paris, 1644. Ces deux ouvrages ne contiennent malleureusement que bien peu de renseignements sur les points qui nous intéressent le plus. Voyez, sur cet usage, le Journal des Savants, cahier du mois de septembre 1846, p. 546. Les autres parlements du royaume avaient aussi leur basoche, dont les priviléges variaient suivant les provinces.

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juin ou dans les premiers jours de juillet, une montre générale ou procession à cheval de tous ses officiers, suppôts et sujets. Parmi ces derniers, figuraient les basochiens novices, qu'on appelait béjaunes, par allusion à la couleur du bec des jeunes oiseaux, et dont, par parenthèse, il est deux fois parlé dans Patelin1. Cette société célébrait encore deux autres fêtes annuelles; elle se rassemblait le jeudi qui précédait ou qui suivait le jour des Rois. Le choix de ce jour indique assez qu'il devait, dans cette réunion, y avoir beu et gallé2. Au printemps, elle vaquait à la plantation du mai, qui se faisait en grande pompe dans la principale cour du Palais. Pour rendre ces solennités plus agréables au public et à eux-mêmes, les basochiens eurent l'idée de les égayer par des représentations de moralités, de dits et de farces, dont ils étaient à la fois les auteurs et les acteurs. Ils raillaient de préférence, dans ces espèces d'Atellanes, les vices et les ridicules des gens de leur ordre, avocats, juges, huissiers, procureurs, sans épargner toutefois les autres professions. Ils donnaient ordinairement leurs spectacles soit devant le grand Châtelet, soit dans la cour ou la grand'salle du Palais, et, vraisemblablement le jour des Rois, sur la fameuse table de marbre 3. De plus, quand il se faisait à Paris des réjouissances publiques à l'occasion des entrées de souverains, des mariages ou des couronnements de rois et de reines, ils étaient invités par les magistrats à prendre part à ces divertissements populaires. A quelle époque la basoche a-t-elle commencé à donner des représentations scéniques? Aucun acte authentique ne nous permet, jusqu'ici, de le dire avec certitude. J'incline à croire, avec Miraulmont, que ce fut peu après son institution et sous le règne même de Philippe le Bel. N'est-il pas naturel, en effet, de penser que cette troupe de jeunes gens, à l'esprit alerte et cultivé, aura voulu contribuer aux fêtes, à la fois splendides et ingénieuses, que ce prince offrit, en 1313, à son gendre, le roi Edouard II d'Angleterre? Les chroniqueurs contemporains nous apprennent que

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1 Maistre Pierre Patelin, v. 349 et 1293. Les nouveaux clercs recevaient des lettres de béjaunes, pour constater leur entrée en stage. 2 Ibid. v. 314, gallé ou galé, bombance, gala. 3 On a dit souvent que Louis XII, ayant rétabli les théâtres, accorda aux basochiens le droit de jouer leurs pièces sur la table de marbre. Je ne connais pas l'acte sur lequel repose cette tradition. Je vois seulement qu'un arrêt du parlement, du mercredi 23 janvier 1538, autorisa les Clercs de la basoche à représenter une de leurs pièces sur la table de marbre, de la manière accoutumée. Peut-être Louis XII n'a-t-il fait que rendre aux basochiens l'exercice d'un droit dont ses prédécesseurs les avaient privés. Cette fameuse table fut, d'ailleurs, détruite, avec toutes les statues des rois, dans l'incendie du Palais arrivé le 5 mars 1618.

ces réjouissances, commencées le mercredi après la Pentecôte, se pro longèrent pendant une semaine1. Les grands du royaume, la bourgeoisie et tous les corps de métiers, donnèrent à l'envi des spectacles de toutes sortes, carrousels, joutes, illuminations, jeux de personnages; ces derniers durèrent plusieurs jours. Dans le récit en vers que Godefroy de Paris nous a laissé de ces divertissements, nous voyons, entre autres, deux corporations, celle des tisserands et celle des corroyeurs, mêler à divers mystères, tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament, des scènes satiriques, empruntées ou ajoutées au fameux Roman du Renard, la grande épopée comique du moyen âge. « Sur toutes les places, « au dire du narrateur, s'élevaient de riches échafauds. On vit sur celui « des tisserands la résurrection des morts et le jugement dernier; les «-élus chantaient dans le ciel avec les anges; les réprouvés gémissaient « dans l'enfer au milieu des démons : »

La vit on Dieu et ses apostres,

Et les Innocens ocire:

Et saint Jehan metre a martire

Veoir pot on et decoler.
Hérode et Cayphas en mitre,
Et Renart chanter une epistre
La feu veu et esvangile,

Crois et flos et Hersent qui file...

Tout ce firent les tisserans 2.

Dans ce premier jeu, maître Renard, docteur en malice, ne revêt encore que le costume de simple clerc, chantant une épître et un Évangile à son usage; mais, dans la farce des corroyeurs, maître Gorpil se montre plus hardi et prend, sans vergogne, les insignes épiscopales et même papales:

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Corroier aussi contrefirent

(Qui leur entente, en ce, bien mirent)

La vie de Renart sans faille,

Qui manjoit et poucin et paille3.

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Voy. Les grandes chroniques de France, t. V, p. 198, édition de M. Paris. Dans les occasions solennelles, les réjouissances duraient toute une semaine. Il en fut ainsi au couronnement du roi Jean. Voy. ibid. t. VI, p. 2. Godefroy de Paris, Chronique en vers, publiée par M. Buchon sur le manuscrit 6812 de l'ancien fonds, v. 5351-5380. M. Monmerqué, qui a cité ce passage dans ses observations préliminaires sur le Gieus de Robin et Marion, explique paille par poules; d'autres ont proposé de lire caille.

Mestre Renart y fu esvesque
Veu, et pape et arcevesque.
Renart y fu en toute guise,
Si, com sa vie le devise,

En biere, a crois et encencier 1...

N'est-il pas bien présumable que la troupe de la basoche, narquoise et aggressive, comme elle était, et partageant, à n'en pas douter, les antipathies de Philippe le Bel contre le saint-siége et le haut clergé, aura quelque peu aidé la corporation des tisserands, et surtout celle des corroyeurs, dans cette irrévérente transformation de maître Renard en archevêque et en pape, mangeant et poucins et cailles? Je crois d'autant plus à cette collaboration, qu'en mettant la main à cette audacieuse facétie, demeurée célèbre sous le nom de la Procession du Renard2, les basochiens de Philippe le Bel devaient être imités plus tard par les basochiens et les Enfants sans souci de Louis XII, qui firent paraître, comme on sait, les cardinaux, le légat apostolique et Jules II lui-même sur leurs tréteaux 3.

Nous retrouvons très-probablement encore la main des Clercs de la basoche dans plusieurs fêtes célébrées à Paris, sous le roi Jean et sous Charles V, notamment dans le festin offert par celui-ci, en 1378, le jour des Rois, à l'empereur Charles IV et à son fils, Venceslas, dans la grand'salle du Palais, à la fin duquel fut représentée, comme entremets, la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon. Enfin, dans les réjouissances qui eurent lieu à Paris en 1389, à l'occasion de l'entrée d'Ysabeau de Bavière, peut-on méconnaître l'esprit inventif des basochiens dans l'allégorie de ce lit de justice dressé devant le Châtelet, sur lequel, au milieu de tapisseries d'azur à fleurs de lys d'or, figuraient divers personnages et animaux emblématiques, et, au premier rang,

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Ce dernier vers fait allusion au dénoûment du poëme. Dans cette dernière scène, Renard contrefait le mort; on célèbre splendidement ses obsèques. Bernard, l'âne, prononce le panégyrique; Chanteclerc, le coq, qui porte l'encensoir (v. 29763, édit. de Méon), avance trop près de la fosse; le prétendu trépassé le happe et s'enfuit en l'emportant. - Un chroniqueur du temps, Jean, chanoine de Saint-Victor (Voy. Baluze, Vite paparum Avenionensium, p. 20), appelle ce jeu Processionem Vulpis, et celte appellation lui est donnée même dans quelques branches du Roman. Il n'en faut pourtant pas conclure que les jeux décrits par Godefroy n'aient pas été représentés sur des échafauds. Le mot procession me paraît indiquer simplement qu'après la pièce les acteurs se joignirent à la montre que fit le corps de métiers auquel ils appartenaient, et qu'ils conservèrent pendant le défilé le costume et le caractère de leur rôle. Voyez, entre autres, la sotie du Nouveau Monde et la moralité de l'Homme obstiné. C'est le pape Jules II que l'on désignait ainsi. - Voyez Christine de Pisan, le Livre des faits et bonnes mœurs du sage roy Charles V, ch. XLI.

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le beau cerf blanc, objet, comme on sait, de la superstitieuse affection de Charles VI1, portant au cou les armes et la devise royales2?

Je n'ignore pas que la plupart des représentations données dans les festins et sur les places publiques, les jours de solennités, n'étaient que de simples pantomimes, des espèces de tableaux vivants. Aussi n'ai-je rappelé ces spectacles que pour constater que les Clercs de la basoche ont commencé à s'occuper de jeux scéniques près d'un siècle avant la fameuse date de 1402. Ce fait établi, nous demanderons s'il est croyable que, dans les représentations dont ils égayaient leurs trois fêtes annuelles, et surtout dans leur réunion du jour des Rois, les basochiens n'aient usé que de gestes et se soient interdit la parole? Franchement, et sans nulle intention épigrammatique, il n'est guère possible d'admettre qu'une troupe de futurs avocats soit demeurée près d'un siècle muette. Les Enfants sans souci, cette autre société comique, formée, dans l'origine, de jeunes gens de bonnes familles et de bonnes études, qui prirent le nom de confréres sots, cette compagnie née, vers 1380, de la fièvre de divertissements et de plaisirs qui affola tous les esprits à l'avènement de Charles VI3, ne restèrent certainement pas non plus bouche close. On peut être sûr qu'ils n'attendirent pas, pour railler hautement sur leurs tréteaux les vices et les travers de ce temps de licence et de désordres, que les Confrères de la Passion se fussent installés à l'hôpital de la Trinité. S'il est besoin d'en donner des preuves, j'en puis fournir une assez curieuse. L'historiette d'où je la tire nous montrera de quelle façon singulière les magistrats chargés de la police de Paris imposaient silence aux Thespis du xiv° siècle. Ces magistrats n'avaient pas encore à leur usage l'arme commode de la censure, qui ne fut appliquée à la scène que sous François I. Quand il

1 Les grandes chroniques de France, règne de Charles VI, ch. XLVIII, t. III de l'édition de Pasquier Bonhomme; cf. Froissart, livre VI, ch. 1. - Le religieux de Saint-Denis nous apprend l'origine de cette affection bizarre. Voyez liv. I, ch. xi, tome I, p. 70 de l'édition de M. Bellaguet. Le même historien nous fait connaître l'expédient singulier qu'employèrent les conseillers du roi pour tâcher de modérer ses folles prodigalités. Ils résolurent de ne plus garder d'espèces monnayées dans le trésor, et de convertir tout ce qu'ils en pouvaient conserver en un beau cerf d'or, de la grosseur de celui qu'on voyait dans la salle du Palais, espérant que le roi respecterait cette figure aimée; mais il n'en fut rien; le cerf ne put protéger le métal. On ne parvint même pas à l'achever : « Et en fut fait la teste et le cou, et non plus.. -Non nisi ad colli summitatem peregerunt», dit le religieux de Saint-Denis; Histoire de Charles VI, liv. X, ch. xi, t. I, p. 608. Voy. les frères Parfait, t. II, p. 177. Un arrêt de la Cour du parlement, rendu le mercredi 23 janvier 1538, permet aux Clercs de la basoche de représenter le jeu présenté à icelle, hormis les choses rayées... De plus, « ladite cour leur a inhibé et défenda de faire

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