Imágenes de páginas
PDF
EPUB

l'existence de la planète Neptune, et assigner assez approximativement les éléments de son orbite, ainsi que sa place actuelle dans le ciel, pour qu'on pût l'y découvrir avec le télescope; tout cela d'après les seuls indices que fournissait l'insuffisance des perturbations produites par Jupiter et Saturne dans le mouvement d'Uranus, insuffisance qui avait seulement donné jusque-là aux astronomes, un vague soupçon de la présence d'un corps plus lointain. M. Leverrier n'a donc eu qu'à rassembler ces anciens matériaux et à les coordonner, pour en composer un ensemble, en y ajoutant toutes les améliorations, tous les perfectionnements que pouvait lui suggérer une nouvelle révision de leurs détails, faite avec l'habileté que sa longue pratique de ces matières a dû lui donner. Mais, nonobstant ces nombreuses avances qu'il possédait, la rédaction et l'impression de ces deux volumes de formules et de nombres, mis au jour en si peu de temps, a dû être pour lui une lourde tâche, dont l'accomplissement atteste une faculté mathématique et une puissance de travail desquelles il y a peu d'exemples.

Après avoir donné à la composition de ces deux volumes les éloges qu'elle mérite, et que je n'ai pas épargnés, qu'il me soit permis d'exprimer le sentiment pénible qu'a fait naître en moi, ce que l'on pourrait justement appeler l'ingratitude de leur rédaction, envers les hommes. de génie, même nos contemporains, auxquels nous sommes redevables des grandes théories de mécanique céleste que M. Leverrier y expose, et dont il développe, d'après eux, les applications. Lagrange, Laplace, Poisson n'y sont pas nommés1. Pourtant, c'est à eux qu'il emprunte, non-seulement les principes de ces théories, mais l'analyse même qu'ils ont employée pour les établir, et les conséquences générales qu'ils en ont tirées. Par exemple : les équations du mouvement non troublé et troublé des planètes, sont celles que Lagrange a données dans son admirable mémoire de 17822, où, étendant une idée d'Euler, il introduit les éléments des orbites d'abord comme constants dans l'état d'isolement, puis comme variables sous l'influence des attractions mutuelles. La théorie analytique des inégalités séculaires que ces attractions produisent dans les valeurs de ces éléments, est encore identiquement celle que Lagrange a établie dans ce même mémoire. Les équations différen

Je ne parle ici que de la partie mathématique de l'ouvrage; Laplace est mentionné deux fois dans le rapport fait au Gouvernement. La première, page 8, pour avoir découvert que l'équation séculaire de la lune est due à la variabilité de l'excentricité de l'orbe terrestre. La seconde, page 12, comme ayant fait appeler Bouvard, en 1800, à l'Observatoire de Paris, où, si je ne me trompe, il se trouvait déjà placé bien avant cette date. - Mémoires de Berlin pour 1782.

2

tielles qui les renferment, les intégrales qu'on en tire, sont les siennes avec quelques changements de symboles; et les conséquences qu'on en déduit sur l'état statique du système planétaire sont aussi pareilles, étant seulement rendues plus sûres, par certaines conditions, que Laplace a démontrées devoir être remplies pour que ce système soit statiquement stable, et ne fasse qu'osciller autour d'un état moyen dont il ne puisse que très-peu s'écarter1. Tout cela, M. Leverrier le reproduit avec des données numériques actuellement perfectionnées, qu'il applique simultanément à tout l'ensemble des planètes principales; et il conduit ensuite la discussion des résultats avec une sûreté plus grande, en la poussant aussi loin quelle puisse aller aujourd'hui. J'ai mentionné Poisson. C'est à lui que l'on doit d'avoir apporté le dernier complément à la théorie de la variation des éléments planétaires, dans un travail analytique qui eut l'insigne honneur d'imprimer une nouvelle et active impulsion au génie de Lagrange et à celui de Laplace. Les expressions différentielles de ces variations que Poisson a établies dans le tome VIII du Journal de l'École Polytechnique, sont celles que M. Leverrier a employées dans son mémoire de 1844 sur les inégalités séculaires des planètes, et il les emploie encore aujourd'hui. Mais, en 1844 il les rapportait à leur origine. Aujourd'hui Poisson n'est pas nommé, pas plus que Lagrange et Laplace. Allégueraison que, dans ces deux volumes, M. Leverrier a voulu établir un code de calcul astronomique spécialement destiné aux fonctionnaires de l'Observatoire, comme il les appelle; et que des citations de mémoires, ou de personnes, intercalées dans son texte, auraient interrompu le fil de sa législation? Mais, quand il rapporte les formules numériques de la nutation, il a soin de dire en note: «Les valeurs des ❝ coefficients de ces formules sont empruntées au Mémoire de M. Pe<«<ters. >> Cette mention est parfaitement juste et convenable. Pourquoi donc rester silencieux sur des emprunts de théories, qui, sans faire tort à M. Peters, ont une bien plus grande importance? M. Leverrier auraitil agi en cela comme les conquérants, qui dédaigneraient de dérober une pièce d'or à un particulier, et qui ne résistent pas à la tentation de s'approprier un royaume, même une province? Je me refuse à lui supposer. cette faiblesse. On s'accorde universellement à reconnaître, qu'il possède les formules mathématiques des mouvements célestes aussi complétement que ceux qui les ont inventées; que son habileté analytique le met en état de suivre et de développer leurs conséquences les plus lointaines, auxquelles il applique les nombres avec une sagacité et une

[blocks in formation]

sûreté sans égales. Tout cela, joint à une puissance de travail infatigable, compose une réunion de connaissances, de facultés, de talents, qui ne peut rien laisser envier à celui qui en est pourvu. Sa place est marquée dans la science, immédiatement après les inventeurs. Avec tant de dons naturels, ou acquis par l'étude, pourquoi négliger le devoir, et se refuser le plaisir de rendre un éclatant hommage aux inventeurs qui ont ouvert les voies dans lesquelles vous marchez à leur suite, et que vous explorez après eux, par les méthodes qu'ils vous ont fournies? Je ne puis attribuer cette abstention qu'à une austérité de plan qui n'est pas compatible avec la justice, et qui ne me semble pas à imiter.

Je manquerais moi-même à l'équité si je n'ajoutais que ces deux volumes, d'une exécution typographique excessivement difficile, sont imprimés avec la netteté, la perfection et la beauté de caractères, qui distinguent éminemment les éditions d'ouvrages mathématiques, publiés par la librairie de M. Mallet-Bachelier,

J. B. BIOT.

HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE, ouvrage commencé par les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, et continué par des membres de l'Institut (Académie des inscriptions et belleslettres). Tome XXIII, fin du XIe siècle.

PREMIER ARTICLE.

Nos âges littéraires se multiplient; nos écoles diverses se succèdent; notre langue change et s'altère; et cependant, le recueil historique des monuments de cette laborieuse transformation, l'ouvrage qui, pour justifier son titre, doit parcourir toute notre littérature, n'est encore qu'à la fin du xi° siècle, c'est-à-dire à une date où, suivant un préjugé fort en crédit dans le siècle dernier, il n'y avait qu'ignorance et barbarie, nul art, nul goût et presque nul esprit. Demandez à Voltaire ce qu'il pensait du XIII' siècle, et s'il croyait que notre génie poétique, notre imagination et notre idiome eussent pris, depuis le temps de PhilippeAuguste, un grand essor bientôt mêlé malheureusement de décadence, il ne vous écoutera pas, et rira de cette pédanterie gauloise. J'attendrais presque le même jugement de Fénelon, malgré son goût pour quelques

uns de nos vieux auteurs car, je lis sous sa plume cet anathème général «Nous sortons à peine d'une étrange barbarie. » Quant à Boileau, je sais ce qu'il pensait de l'art confus de nos vieux romanciers.

D'autre part, des écrivains étrangers, que rien n'oblige à cela, des Allemands, qui ont pris la peine de déchiffrer sur manuscrits nos poēmes du xi et du xm° siècle, et parfois d'en donner des éditions princeps, m'assurent que ce sont des œuvres admirables; qu'on rencontre là ce génie épique, cette verve lyrique, dont nous avons manqué plus tard : ils se moquent de notre ignorance de nos propres richesses, et ils antidatent de cinq à six siècles notre grand âge littéraire, placé si mal à propos par nous à l'époque formaliste et servile nommée du nom de Louis XIV.

Dans ces exhumations faites surtout à Berlin, à Londres et même à Florence, figurent, sous le titre de chansons de geste et d'épopées carlovingiennes, les vieux romans du Saint Graal, des Douze pairs de France, d'Artus, de Guillaume d'Orange et d'autres encore, dont il avait été déjà fait mention par nos biographes littéraires, mais sur un ton bien moins admiratif, et avec des citations partielles d'assez médiocre valeur.

Franchement, l'imagination critique des étrangers nous paraît avoir pris le change sur ces vieux monuments de l'esprit français, et s'en être prodigieusement exagéré le mérite. Connaître la langue française en érudit, avoir curieusement étudié, comme une langue morte, notre idiome du xii et du xi° siècle n'a pas peu contribué à cette illusion. Rien de ce qui nous choque dans cette langue rude, inculte et souvent monotone, n'a découragé les promoteurs étrangers de cette réhabilitation de notre moyen âge. Parfaitement édifiés sur le style et la forme de ces épopées en longues stances monorimes, ils n'ont plus eu qu'à juger la conception même, dont l'irrégularité leur a paru création de génie et pressentiment heureux des plus étranges hardiesses recommandées de nos jours.

Ajoutons qu'une analogie très-fausse, nous le croyons, mais spécieuse, est venue seconder cette admiration systématique. On s'est dit, dans un retour de prévention, assez fondée d'ailleurs, pour les grandes œuvres architecturales du moyen âge : « Le génie de l'homme, toujours puissant pour ce qu'il aime avec passion, élevait, dans le xır° siècle, de magnifiques édifices religieux; il imaginait, ou construisait, d'après des traditions mixtes, ces églises gothiques qu'on tâche d'imiter encore aujourd'hui, et dont rien n'a surpassé l'art si hardi, et parfois si délicat. Pourquoi la poésie du temps, qui respirait le même milieu de candeur et de foi, qui recevait cette lueur mystique, ce même demi-jour dont

s'éclairaient les saintes cathédrales, n'aurait-elle pas aussi sa grandeur et sa beauté? Plus d'une fois, comme dans le Saint Graal et ailleurs, cette poésie a mêlé dans ses récits la peinture des chapelles et des tombeaux du temps. Pourquoi ne se serait-elle pas inspirée de ce spectacle, qu'elle décrivait, et n'aurait-elle pas aussi ressenti l'influence des causes morales qui sans cesse le reproduisaient? Le pinceau du poëte a dû valoir le compas et le ciseau de l'architecte, dans ces jours d'ignorance, mais d'enthousiasme, où furent bâtis tant de chefs-d'œuvre.

«Les auteurs de ces chefs-d'œuvre sont souvent restés inconnus; de même, plus d'un trouvère vraiment inventeur est demeuré anonyme pour les âges oublieux qui suivirent, et n'en a pas moins laissé, dès le XII° siècle, quelque monument de la grande épopée, celle qui sort tout armée des mœurs, des idées, des passions d'un temps, qui est, pour ainsi dire, la grande voix de ce temps, non l'effort artificiel d'un homme, et qui s'élevait comme ces cathédrales du moyen âge créées d'un souffle du génie religieux et montées jusqu'au faîte par les bras de tout un peuple. »

Voilà ce qu'on a dit beaucoup mieux, dans des Essais critiques publiés au delà du Rhin et de la Manche, et ce qui pourtant ne nous persuade pas. Devant tout cela, notre réponse est simple, et notre doute subsiste. L'art d'écrire, le génie de la composition et le génie des vers sont plus complexes et plus délicats que tout autre; et par là même, nous ne pouvons admettre, dans toutes ses conséquences, le parallèle et l'induction que nous avons fidèlement rapportés. Nous aimerions autant croire que ces poëmes perdus de l'antique Latium, dont Niebuhr affirme l'existence immémoriale, mais auxquels il n'attribue qu'une valeur de tradition et non de génie, étaient supérieurs à l'Énéide. Ce sont là de ces hypothèses gratuites, de ces paradoxes imaginés sans preuve, par la curiosité ou la satiété des époques savantes, sur la grossièreté des époques primitives.

On peut y opposer des preuves de raisonnement et de fait. Évidemment, l'âge le plus reculé de la langue et des lettres romaines était inculte, sans être pour cela plus inventif. Le vers saturnien, lourd et pénible, était fort loin des vers de Catulle ou de Virgile, et ne devait ni survivre dans l'usage poétique, ni redevenir jamais à la mode, même dans le déclin du goût romain et dans ses retours à la barbarie. Quant au fond des œuvres littéraires de la vieille Rome, la tradition alors, fabuleuse ou non, prenait surtout la forme du récit historique, souvent très-rude dans sa simplicité. Les anciens poemes n'étaient que des annales, où le vieil Ennius mêla quelque force d'expression et d'images,

« AnteriorContinuar »