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premier rang par tout pays, et les autres dans un rang éminent parmi les écrivains anglais. Shakspeare, si éloigné d'eux par la forme de son génie, et, relativement à eux, écrivain illettré, avait donc respiré l'atmosphère d'un grand siècle et rencontré, pour l'expression de ses pensées, la vigoureuse adolescence d'un idiome abondant, poétique et populaire, que d'autres mâles esprits venaient empreindre, chaque jour, de leurs cachets immortels et divers.

Mais cela même, ce mouvement général des lettres, n'est pas une réponse suffisante à la curiosité sur le plus ou moins de secours, l'inspiration plus ou moins prochaine qui suscita Shakspeare. En un mot, cette puissance de création complète, cette invention homérique, dont une théorie moderne l'a doué systématiquement, pour dater de lui un nouveau théâtre et presque une nouvelle poésie, est-elle chose aussi absolue qu'on l'a dit? Durant deux siècles, l'examen même n'était guère possible: car les nombreux essais dramatiques de l'époque et de l'école de Shakspeare étaient dispersés, incorrectement reproduits, ou tout à fait oubliés. Beaucoup de ces ouvrages ne sont pas nommés une fois dans la Critique anglaise du xvII° siècle. Toute une phalange dramatique dormait ensevelie, comme la tourbe1 des anges déchus dans Milton, tandis que le grand chef 2 apparaissait debout et s'élevant. Un autre

nom seulement s'était conservé, sinon dans l'admiration, au moins dans la notoriété publique, par la tradition de son ancienne gloire, le mérite de ses œuvres, et cette singularité d'avoir été aussi studieux disciple de l'antiquité, aussi fréquent imitateur des classiques grecs et latins, que Shakspeare leur était étranger: c'était Ben-Johnson, cité souvent avec éloge dans un piquant dialogue de Dryden sur l'art dramatique : et encore cette estime ne s'attachait pas aux tragédies de Ben-Johnson, mais à quelques-unes de ses comédies subtiles et savantes, et à ce genre particulier de divertissement nommé masque, où il était resté maître et modèle.

Après lui et hors de lui, à peine un ou deux titres d'ouvrages dramatiques du même temps avaient-ils survécu dans la Critique élégante de l'Angleterre au XVIII° siècle, depuis Addison jusqu'à Blair. Dans notre so thick bestrown,

Abject and lost lay these, covering the flood,
Under amazement of their hideous change.

(Paradise lost, book I.)

2 stood

Their great commander.

(Ibid.)

siècle seulement, et depuis une trentaine d'années, la recherche, la réhabilitation du drame anglais avant Shakspeare et autour de lui, a été systématiquement poursuivie. Il a fallu commencer par retrouver et par réimprimer ce qu'on voulait admirer. Cette restauration ne s'est pas toujours faite dans l'ordre des dates ou dans l'ordre du mérite; mais enfin, en quelques années, dix ou douze poëtes dramatiques, disparus, depuis deux siècles, de la scène et presque du souvenir anglais, ont été relevés, célébrés, et sont devenus le chœur dont Shakspeare demeurait le coryphée c'étaient Peele, Kyde, Marlowe, Chapman, Decker, Ford, Midleton, Heyvood, Field, Rowley, Massinger, Webster, Shirley.

De cette liste, encore incomplète, nous avons distrait Ben-Johnson, parce que, bien que l'analyse admirative et la belle édition que lui consacra le savant et spirituel critique Gifford aient commencé cette résurrection du vieux drame anglais, Ben-Johnson cependant n'était qu'agrandi, mais non pas découvert ni retrouvé comme un trésor perdu.

Quant aux douze poëtes précédents, la trouvaille était réelle; et l'effacement de leurs noms, l'oubli de leurs œuvres, dans leur propre pays, ne s'expliquaient bien que par les événements intérieurs de l'Angleterre, d'abord les vingt ans de proscription et de silence du théâtre, sous l'ascendant des puritains, de la République et du Protectorat, puis les vingt-huit ans de légèreté jacobite et d'influence française renouvelant le théâtre et lui donnant un autre genre de licence, puis enfin la gravité polémique et le goût plus sévère, la pureté plus timide out plus classique des temps qui suivirent, sous Guillaume et Marie, et sous la reine Anne.

Shakspeare seul était d'un tempérament assez robuste pour résister à ces variations si brusques de température, surmonter les répugnances et les délicatesses, et demeurer comme la souche originale et vivace du génie dramatique anglais. De là, l'ingénieux Addison l'a si souvent cité dans ses feuilles critiques, où vous ne trouveriez que bien rarement la mention d'un autre poëte anglais du même siècle; de là, Pope, qui n'a pas daigné dire que Chapman, son devancier dans la traduction d'Homère, avait écrit des tragédies applaudies de son temps, s'honorait de donner une édition de Shakspeare, avec des guillemets admiratifs, dont se plaint Voltaire, mais que la critique actuelle trouverait bien restreints et bien rares.

Cette omission des anciens dramatistes anglais n'était pas juste. Évidemment, selon l'expression d'un critique ancien, le plus grand de ces poëtes avait obscurci de son éclat d'autres génies inférieurs, qui n'étaient

pas vulgaires. Plus tard, ce même éclat servit à les faire apercevoir. La longue apothéose qui commença pour Shakspeare vers le milieu du XVIII° siècle, que Garrick étaya de son art merveilleux, que l'esprit anglais adopta comme un culte, dont Coleridge et d'autres furent les prêtres éloquents, que l'esprit allemand commenta par un subtil enthousiasme, et parfois sut habilement imiter, cette apothéose, uniforme et diverse, spéculative et minutieuse, dut se porter vers tout ce qui avait entouré Shakspeare. On finit, à cause de lui, par se souvenir un peu plus de ses contemporains. Cette langue naturelle et composée, tantôt simple, tantôt extraordinaire, qu'il avait parlée dans ses pièces, et qui n'était pas toute de son génie, pour la mieux comprendre, on la rechercha autour de lui, sous des noms célèbres ou même obscurs. Ce grand maître de la scène, qui n'avait pas régné seul à son apparition, et que, seul du même temps, on revoyait au théâtre après deux siècles, on voulut curieusement savoir quels rivaux immédiats, quels modèles ou quels concurrents il avait eus à sa naissance et dans sa carrière.

Enfin, dans cette Angleterre, réduite, ce semble, à l'impuissance déjà séculaire d'enfanter derechef une œuvre tragique, tout près de ce théâtre épuisé et comme déshérité d'avance par l'audace illimitée de son fondateur, on dut se demander s'il en avait été toujours ainsi, et si la génération d'où s'élançait Shakspeare, si les premiers témoins de son génie en avaient été brûlés de même, et, sous ce vent de feu, étaient tombés feuilles arides et cendres dispersées,

Urit enim fulgore suo qui prægravat artés
Infra se positas;

ou plutôt, s'il n'y avait pas eu d'abord, autour de lui, comme un reflet de la même flamme et un courant de cette lave ardente.

De là, ces publications à la fois esthétiques et philologiques, dont la littérature anglaise retentit durant quelques années, et qui donnèrent une gloire posthume, sans l'épreuve du théâtre, il est vrai, à huit ou dix poëtes dramatiques à peu près ignorés depuis un siècle et demi. L'opinion des meilleurs juges fut d'accord sur la valeur de cette mine longtemps abandonnée. Les partisans du romantisme proprement dit, les fauteurs systématiques du drame sans limite et sans frein trouvèrent là des preuves et des exemples de plus pour leurs théories; et l'Allemagne, empressée dans cette voie, fut heureuse d'ajouter à ses traductions de Shakspeare quelques drames retrouvés du même temps, Arden de Feversham, ou tel autre. Mais, de plus, parmi les novateurs non romantiques, ou romantiques malgré eux, lord Byron déclara le lan

gage poétique de ces vieilles pièces anglaises excellent, tout en les trouvant absurdes, disait-il, pour le fond, et en jugeant l'école qui les imitait détestable.

La révélation de ces catacombes dramatiques du temps passé con tinua cependant; et l'uniformité bizarre commençant à lasser un peu la critique la plus aventureuse, on sut gré à sir John Lamb, poëte et humoriste spirituel, d'avoir extrait de tout cet ancien théâtre deux volumes de fragments poétiques et de scènes détachées qui furent beaucoup lus, et qu'on réimprime aujourd'hui dans un format populaire. Cet incident d'histoire littéraire, cette apparition des ombres tragiques du siècle d'Élisabeth et de Jacques Ier au milieu de l'industrieuse et riche Angleterre du xix siècle, n'en était pas moins un précieux sujet d'études, dont quelques détails peuvent intéresser la curiosité étrangère et l'art en général.

C'était d'abord en soi, et à part toute théorie, un remarquable symptôme de génie que cet épanouissement dramatique, dont l'Angleterre, comme l'Espagne, avait eu le privilége pendant cinquante années, depuis les commencements de Shakspeare jusqu'à la veille de la guerre civile. Quand on compare cette ardeur et cette fécondité à l'impuissance théâtrale dont le même pays, dans son luxe de liberté et sa grandeur politique, sera frappé plus tard, ne semble-t-il pas, à la vue de ce contraste, qu'il y a chez les peuples une certaine quantité d'émotion et de verve, une dose d'esprit de feu qui s'étend, se restreint, ou même s'épuise partiellement, selon les applications diverses qu'elle reçoit, et selon les causes qui en gênent ou en précipitent le naturel essor?

Ainsi, la forte race anglaise, dans son activité glorieuse sous le règne d'Élisabeth, s'illustrant par les armes, les découvertes; le commerce, mais à l'étroit dans ses libertés civiles et dans son culte, aura été saisie d'une indicible ardeur pour ces plaisirs de réalité historique et d'imagination que lui offrait le théâtre; cette passion, excitée par la jouissance même, variée sous mille formes, commune au peuple et à la cour, sera montée, des grossiers théâtres et des drames terribles où débuta Shakspeare, à ces masques élégants de cour, où brillera la coquetterie de la jeune reine Henriette, et dont l'habile architecte Inigo Jones saura préparer artistement la mise en scène; puis cette fièvre théâtrale viendra languir et s'arrêter devant une autre passion analogue à la première, si elle n'en eût été mortellement ennemie, j'entends ce fanatisme de prédication puritaine, cette fureur de prêche, qui, maudissant le théâtre, aura bientôt la puissance de le détruire, et qui, couvrant l'Angleterre de sang et de larmes, allait y jouer la tragédie de

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la guerre religieuse, avec ses prophètes et ses héros, ses martyrs et ses tyrans, depuis l'échafaud royal jusqu'au lit mortuaire de Cromwell.

Ainsi, à part même les ordonnances rigoureuses qui, sous le long parlement et sous le Protecteur, fermaient les théâtres, le mouvement profond et sérieux des esprits, la passion puritaine, ne laissaient point alors place à de tels jeux; et, loin de les continuer, on ne se souvint même plus de ce qu'ils avaient été dans le passé. De même, par une préoccupation différente, dans d'autres temps, une activité plus régulière, celle du débat politique, de l'industrie croissante, de l'ambition commerciale, des grandes guerres et des grandes affaires, a détourné sans doute, ou absorbé la veine dramatique; et la même nation, agrandie d'ailleurs, n'a plus eu d'autres spectacles dignes de ce nom, d'autres représentations agissant sur les âmes, que son Parlement, ses meetings et l'effet toujours puissant, mais sans contre-coup créateur, de quelques scènes originales de son vieux Shakspeare.

Quoi qu'il en soit de cet épuisement partiel du génie, dont il serait aisé de citer différents exemples explicables par d'autres causes, plus le fleuve du théâtre anglais semble aujourd'hui perdu dans les sables, et tari pour jamais, plus il serait curieux d'en montrer toute la première abondance et les sources diverses.

A vrai dire, elles n'étaient pas autres d'abord que dans le reste de l'Europe. C'étaient également les mystères chrétiens et l'imitation de l'antiquité. Sans peut-être avoir eu la même faveur que parmi nous, les représentations de mystères, parfois en langue latine, surtout dans l'idiome commun, avaient été d'abord la seule forme en usage chez les Anglais; puis, dès le temps de Henri VIII, la réforme avait restreint cet amusement, qu'elle avait bientôt décrédité; mais, ce qui devait d'abord y succéder, c'était l'imitation, maladroite sans doute, mais assez fidèle, des types latins ou grecs, lors même que la rudesse du temps y mêlait les incidents les plus atroces. Ainsi, dans la tragédie de Gorboduc, composée par un seigneur lettre de la cour d'Élisabeth, tous les personnages sont successivement tués derrière ou sur la scène; mais il y a des chœurs, comme dans la tragédie grecque; et les interlocuteurs s'adressent de longues tirades emphatiques, comme dans Sénèque.

Toutefois, à cette étude de l'antique se joignaient aussi, pour le théâtre anglais, deux autres sources d'inspiration que la critique moderne n'a pas assez comptées, l'imitation du théâtre espagnol, entraîné si loin alors dans une route aventureuse, et l'imitation du théâtre classicobarbare de la France à cette époque. Partons bien de ce point l'art de Shakspeare fut tout dans son génie, et non dans l'avantage d'avoir

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