un peu monotone. A force de dévouement, Enone serait touchante, si elle ne poussait l'effronterie jusqu'à une sorte d'inconscience. Hippolyte, à l'occasion, exprime bien son amour. Mais il est galant et tendre à l'excès; malgré soi, on se prend à regretter l'Hippolyte d'Euripide, ce beau garçon mélancolique et dévot qui sort des taillis pour offrir à Artémis la dépouille des bêtes tuées à la chasse. En réalité, dans la tragédie de Racine. Phèdre seule nous arrête; seule, elle est bien vivante; mais, à elle seule, elle anime si bien le drame qu'il n'en est point de plus passionné ni de plus émouvant. III LES ROMAINS. Racine peint à merveille les Romains de l'empire, plus qu'à demi conquis par les idées et les modes de la Grèce, pliés déjà sous Tibère et Caligula au joug d'un despotisme tout oriental, pourtant avec un reste de fierté nationale et d'instinct politique. On n'est point dépaysé quand de Tacite ou de Suétone on passe à Britannicus, même à Bérénice. Mais dans ces cadres fournis par la Rome impériale, ce que Racine étudie, ce sont encore des drames de la vie commune. Le sujet de Britannicus, c'est le premier crime de Néron, ce premier crime qui l'affranchit de la tutelle d'Agrippine. Pour cette tragédie, Racine reconnaît hautement tout ce qu'il doit à Tacite: << A la vérité, j'avais travaillé sur des modèles qui m'avaient extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avais copié mes personnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je veux dire d'après Tacite, et j'étais alors si rempli de la lec ture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée. » (Préface de Britannicus.) Sur plusieurs points cependant le drame s'écarte des données de Tacite. Racine vieillit un peu Britannicus. Il crée en grande partie les personnages de Junie, de Burrhus et de Narcisse, à peine mentionnés ou rapidement esquissés dans les Annales. Il atténue les vices d'Agrippine et laisse ses crimes dans l'ombre. Surtout il renouvelle la physionomie de Néron, par un trait de génie. Au théâtre, le Néron de Tacite eût paru froid : trop vertueux dans ses premières années, trop franchement scélérat plus tard, un héros d'idylle ou de mélodrame. Le poète nous explique lui-même ce que, de son Néron, il n'a point voulu faire, et ce qu'il a fait : << Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi: ils ont dit que je le faisais trop cruel. Pour moi, je croyais que le nom seul de Néron faisait entendre quelque chose de plus que cruel... << D'autres ont dit, au contraire, que je l'avais fait trop bon. J'avoue que je ne m'étais pas formé l'idée d'un bon homme en la personne de Néron: je l'ai toujours regardé comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant. » (Préface de Britannicus.) Un monstre naissant, voilà bien le Néron de Racine. Indécis ou hypocrite jusque-là, il s'enhardit peu à peu à se déclarer: il lutte pour oser enfin être lui-même. Il n'est pas le Néron de Tacite, mais il l'annonce. De ce caractère principal, suivant le système de Racine, sort toute l'action. Néron est impatient de rompre sa chaîne. Pour éprouver son autorité, il fait enlever Junie, la fiancée de Britannicus et la protégée d'Agrippine. Il voit sa victime et en devient amoureux. Lassé dès longtemps par les prétentions de sa mère, peut-être eût-il hésité encore: la jalousie précipite la crise, une lutte suprême s'engage en cette âme, le mal l'emporte, et Britannicus tombe empoisonné. Ainsi tous les incidents naissent, dans l'esprit de Néron, de cette idée toujours grandissante: régner seul, repousser toute contrainte, montrer qu'il est le maître. Ce qui l'affole d'abord et l'achemine vers le crime, c'est l'ambition obstinée d'Agrippine, qui s'irrite de ne plus trouver dans l'empereur un fils obéissant. Une querelle domestique et une intrigue de palais, voilà donc le point de départ de ce drame psychologique qui est en même temps une peinture digne de Tacite, une étonnante évocation de la Rome des Césars. Agrippine, sous Claude et pendant la minorité de Néron, a longtemps exercé le pouvoir souverain, que maintenant elle sent lui échapper et qu'elle retient désespérément. Au fond, quand elle s'efforçait d'assurer l'empire à son fils, c'est pour elle surtout qu'elle pensait travailler : Ah! que de la patrie il soit, s'il veut, le père : Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère. Elle ne supposait pas qu'un jour les ministres de Néron prétendraient la tenir à l'écart. Voyez comme elle traite Burrhus: Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur? Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ? Par dépit, Agrippine fait une opposition boudeuse. Elle accueille tous les mécontents, ceux-là même dont elle a causé le malheur. Elle se rapproche des parti sans de Britannicus. Elle ne va pas d'abord au delà de vagues menaces : Il le peut. Toutefois j'ose encore lui dire Il expose la sienne; et que dans la balance Mais bientôt, emportée par la colère, Agrippine commet imprudence sur imprudence. Sans avoir rien préparé, sans songer au fond à une lutte ouverte, elle parle de renverser Néron, de présenter Britannicus à l'armée : On verra d'un côté le fils d'un empereur De nos crimes communs je veux qu'on soit instruit; Agrippine oublie vite ces attitudes de conspiratrice, dès qu'elle croit pouvoir reconquérir son autorité sur Néron. Il faut la voir à l'œuvre dans la grande scène du quatrième acte. Elle a sollicité de l'empereur un entretien particulier; mais c'est elle qui a l'air de donner audience: Approchez-vous, Néron, et prenez votre place. De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir. |