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On commençait à s'inquiéter de sa dissipation présente et de son avenir. On avait espéré d'abord faire de lui un avocat; mais il ne s'y prêtait guère. On songea donc à le pousser dans l'Eglise. On se souvint fort à propos de son oncle, Antoine Sconin, ancien supérieur du chapitre de Sainte-Geneviève, devenu vicaire général à Uzès. Sconin se chargea sans hésiter de l'avenir de son neveu. On décida le jeune homme par l'espérance d'un bénéfice. Et, dans l'automne de 1661 il se mit en route pour le Midi. Les incidents du voyage, le soleil, la beauté du pays, la vivacité méridionale, l'accueil cordial de son oncle, l'admiration naïve des indigènes pour l'auteur de l'ode la Nymphe de la Seine: tout enchanta d'abord Racine. Au milieu du parc de l'évêché, on le logea dans un pavillon très pittoresque, aujourd'hui pavillon Racine. De ses fenêtres, il apercevait, à l'ouest, les tours ducales des seigneurs d'Uzès; au nord, un vieux minaret promu clocher de cathédrale, et, sur le versant méridional de la colline, des rochers tapissés de lierre, des bois d'oliviers, de chênes-verts et de figuiers; puis, tout en bas, une prairie coupée d'un ruisseau, des moulins, de vastes champs brûlés du soleil. De son frais pavillon il écrivait de jolies lettres à ses amis de Paris, Vitart, Le Vasseur, La Fontaine ; il décrivait le pays, les mœurs, contait ses surprises, ses petites aventures, surtout certaine promenade à Nîmes un jour de fête, où il regarda les visages plus que les fusées. Il demandait des nouvelles de Paris, et du Parnasse, comme on disait. Lui-même composait des poésies galantes, par exemple ces jolies Stances à Parthenice:

Parthénice, il n'est rien qui résiste à tes charmes :
Ton empire est égal à l'empire des dieux;
Et qui pourrait te voir sans te rendre les armes,
Ou bien serait sans âme, ou bien serait sans yeux.

Pour moi, je l'avourai, sitôt que je t'ai vue,
Je ne résistai point, je me rendis à toi :

Mes sens furent charmés, ma raison fut vaincue,
Et mon cœur tout entier se rangea sous ta loi.

Ainsi je fis d'aimer l'heureux apprentissage;
Je m'y suis plu depuis, j'en aime la douceur;
J'ai toujours dans l'esprit tes yeux et ton visage,
J'ai toujours Parthénice au milieu de mon cœur.
Oui, depuis que tes yeux allumèrent ma flamme,
Je respire bien moins en moi-même qu'en toi:
L'amour semble avoir pris la place de mon âme,
Et je ne vivrais plus, s'il n'était plus en moi.

Il ébauchait des pièces de théâtre, une tragédie tiree de son roman favori Théagène et Chariclée, peut-être aussi les Frères ennemis. Mais ce n'étaient là pour lui que des distractions dans une vie d'ailleurs très sérieuse. Pour être agréable à son oncle, même sans se faire trop prier, il étudiait la théologie et les Pères grecs. Mais à saint Thomas et aux Pères il ajoutait Homère et Virgile, le Tasse et Arioste. Il continuait d'annoter ses classiques, traduisait des fragments de Diogène Laerte, de Josèphe, d'Eusèbe et de Philon, écrivait ses savantes Remarques sur les Olympiques de Pindare et les dix premiers livres de l'Odyssée. Tout cela se retrouvera plus tard. Dans ses lettres aux Parisiens, par coquetterie, il continuait à jouer du bel esprit; en réalité il se donnait un complément d'instruction très solide, il achevait ce qu'il avait si bien commencé à Port-Royal.

Cependant le bénéfice ne venait point. Toute la bonne volonté du vicaire général se heurtait à des obstacles de toutes sortes. Racine s'était laissé pousser vers l'Eglise sans conviction, il était venu si loin par curiosité, et lisait saint Thomas par pénitence: il se lassa d'attendre. Peu à peu grandit en lui le regret de Paris, et du monde, et de la poésie. Il prit en horreur sa petite ville de province, le pays, le patois et les gens. Il écrivait à La Fontaine (4 juillet 1662):

<«< Votre lettre m'a fait grand bien, et je passerais assez doucement mon temps, si j'en recevais souvent de pareilles.

Je ne sache rien qui me puisse mieux consoler de mon éloignement de Paris: je m'imagine même être au beau milieu du Parnasse, tant vous décrivez agréablement tout ce qui s'y passe de plus mémorable; mais je m'en trouve fort éloigné, et c'est se moquer de moi que de me porter, comme vous faites, à y retourner. Je n'y ai pas fait assez de voyages pour en retenir le chemin ; et, ne m'en souvenant plus, qui pourrait m'y remettre en ce pays-ci ? J'aurais beau invoquer les Muses, elles sont trop loin pour m'entendre; elles sont toujours occupées auprès de vous autres Messieurs de Paris. »

Racine était de retour à Paris vers la fin de 1662 ou le commencement de 1663. Son brave homme d'oncle ne lui en voulut pas, et lui fit même obtenir plus tard divers bénéfices, les prieurés de Sainte-Madeleine de l'Epinay (1666-1668), de Saint-Jacques de la Ferté (1671-1674), de Saint-Nicolas de Chésy (1673). Pour le moment, Racine revenait les mains vides. Pourtant il ne dut point regretter ce séjour d'Uzès : il y avait terminé son éducation littéraire et il y avait senti se préciser sa vocation.

Rentré à Paris, il est repris tout entier par le monde et l'ambition poétique. Il saisit toutes les occasions de se produire. Louis XIV venait d'avoir la rougeole : Racine écrivit une ode Sur la convalescence du Roi; il la remit à Chapelain, qui en fut content et lui fit obtenir une gratification de six cents livres (1663). Une autre ode, La Renommée aux muses, ouvrit à Racine l'accès de la cour le duc de Saint-Aignan voulut connaître l'auteur et le présenta à Louis XIV. Dès lors, au lever du Roi, on rencontra Racine. Il devenait un poète à la mode. Dans l'été de 1664, sa Thébaïde était jouée avec succès par la troupe de Molière. Vers le même temps, il faisait la connaissance de Boileau, qui devint vite son meilleur ami et son conseiller le plus sûr. Racine était alors un joyeux compagnon, fort goûté dans ces légendaires agapes où se rencontraient plusieurs auteurs célèbres de la génération nouvelle, Molière et Boileau, La Fontaine, Chapelle et Furetière, sans

compter des gens de cour comme le duc de Vivonne et le chevalier de Nantouillet. On se réunissait chez Boileau, rue du Vieux-Colombier, ou chez Molière, à Auteuil, ou dans un des cabarets en vogue, au Mouton blanc, à la Croix de Lorraine, à la Pomme de pin. Un exemplaire de la Pucelle était sur la table: malheur à qui manquait aux règlements! il fallait s'exécuter, lire des vers de Chapelain. On ausait, on buvait, on discutait, on riait surtout: c'est de là que sortirent les Plaideurs et Chapelain décoiffé. A ces libres fêtes de l'esprit, entre ses aînés Molière et La Fontaine, en face de Boileau, qui prêchaient également la nécessité du retour à la nature et à la raison, Racine, sans peut-être s'en douter, apprit la poétique nouvelle. Même avant qu'il s'y fût rallié tout à fait et méritât pleinement son succès, la gloire vint à lui.

Alexandre fut sa première victoire (1665). Il avait donné sa pièce à la troupe du Palais-Royal; mais bientôt, mécontent des acteurs, il la porta en secret à l'hôtel de Bourgogne : un soir, elle parut en même temps sur les deux théâtres. C'était une mauvaise action, qui coûtait à l'auteur l'amitié de Molière. Mais Alexandre fit d'autant plus de bruit et posa décidément Racine en rival de Corneille. Désormais le théâtre tient notre poète et ne le lâchera pas de longtemps. A sa gloire naissante il va donner le plus sûr des gages: il va lui sacrifier son passé, toute une part de lui-même, la meilleure peut-être.

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Tout au fond de l'âme de Racine, une amertume gâtait la joie du triomphe. Il se savait condamné, se

sentait renié par ceux-là mêmes qu'il estimait le plus et dont il eût désiré surtout l'approbation. Depuis bien des années, ses anciens maîtres et sa famille s'effrayaient de ses ambitions profanes. Dès 1660, il avait eu à se défendre contre des sermons venus de Port-Royal (1). L'année suivante, il avait eu le triste courage de railler la disgrâce du confesseur des religieuses, M. de Singlin, qui, pour éviter une lettre de cachet, s'était réfugié en Bretagne (2). En 1663, avec une douleur indignée, bien affectueuse encore, sa tante la religieuse lui avait signifié qu'il ne devait plus songer à la venir voir. La sainte femme écrivait au jeune poète :

« J'ai appris, depuis peu de jours, une nouvelle qui m'a touchée sensiblement. Je vous écris dans l'amertume de mon cœur, et en versant des larmes que je voudrais pouvoir répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir de lui votre salut, qui est la chose du monde que je souhaite avec le plus d'ardeur. J'ai donc appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu'on leur interdit l'entrée de l'église et la communion des fidèles, même à la mort, à. moins qu'ils ne se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n'ignorez pas la tendresse que j'ai toujours eue pour vous, et que je n'ai jamais rien désiré, sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d'avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur, pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu'on m'a dit ne soit pas vrai; mais si vous êtes assez malheureux pour n'avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir; car vous savez bien que je ne pourrais pas vous parler, vous sachant dans un état si déplorable et si contraire au christianisme. Cependant je ne cesserai point de prier Dieu qu'il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m'est si cher. >>

Cette excommunication venant de personnes aimées

(1) Lettre à Le Vasseur, 13 septembre 1660.

(2) Id. juin 1661.

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