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avait touché au vif l'âme de Racine. Lui-même ne se sentait pas en paix avec sa conscience. L'ancien élève de Port-Royal ne réussissait point à étouffer en lui le scrupule dévot. Racine, en ce qu'il avait de meilleur, était trop de Port-Royal pour s'en détacher doucement, par l'indifférence. Le moindre incident devait amener un éclat, une rupture violente. Peu de temps après le grand succès d'Alexandre, un ancien maître du poète, par une imprudence, hâta la crise.

Desmarets de Saint-Sorlin venait de se convertir à grand fracas pour faire oublier sa comédie des Visionnaires et ses romans, il composait des poèmes apocalyptiques; il adressait même au roi un Avis du SaintEsprit, plein de sottes élucubrations et de calomnies contre les jansénistes. Nicole partit en guerre contre Saint-Sorlin; il lui répondit vivement dans une série de pamphlets anonymes, d'abord dix Lettres sur l'hérésie imaginaire (1664-1665), puis huit autres, qui portaient le sous-titre de Visionnaires (1666): en tout, dixhuit lettres, autant que les Provinciales. Dans sa première Visionnaire, Nicole n'hésitait pas à traiter d'empoisonneurs publics les faiseurs de romans et les poètes de théâtre. Evidemment, le trait atteignait surtout le Saint-Sorlin d'avant la conversion; mais Racine se crut visé, lui aussi, en quoi il n'eut peut-être pas tout à fait tort. C'est ainsi que Nicole déchaîna chez son ancien élève toutes les petites rancunes accumulées depuis cinq ans et surexcitées encore par un vague remords. Racine riposta par une Lettre à l'auteur des Imaginaires (1666), qui est un chef-d'œuvre de malice et d'ironie mordante, un pamphlet digne des Provinciales. Il y raillait sans merci non seulement Nicole et ses Visionnaires, mais tout Port-Royal, et la doctrine sur la grâce, et les livres monotones des solitaires, et leur style, et leur genre de vie, et leur entêtement, et leurs malheurs, On jugera du ton par cette page :

« Qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir

de commun avec le jansénisme? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d'esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ? Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d'en faire? Vous avez assez d'ennemis: pourquoi en chercher de nouveaux? Oh! que le Provincial était bien plus sage que vous! Voyez comme il flatte l'Académie, dans le temps même qu'il persécute la Sorbonne. Il n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras. Il a ménagé les faiseurs de romans. Il s'est fait violence pour les louer; car, Dieu merci, vous ne louez jamais que ce que vous faites; et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables.

<< Mais si vous n'étiez pas contents d'eux, il ne fallait pas tout d'un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots d'empoisonneurs publics, et de gens horribles parmi les chrétiens. Pensez-vous que l'on vous en croie sur votre parole? Non, non, Monsieur, on n'est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq Propositions ne sont pas dans Jansenius; cependant on ne vous croit pas encore. << Mais nous connaissons l'austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes: vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Hé! Monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps: laissez-le juger des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le, si vous voulez, d'aimer des bagatelles, et d'estimer ceux qui les font ; mais ne leur enviez point de misérables honneurs auxquels vous avez renoncé. »

Racine n'épargnait même pas les morts: il poursuivait de ses sarcasmes jusqu'à Le Maistre, qui avait tant aimé le petit Racine, jusqu'à la Mère Angélique, qui avait veillé sur son enfance avec tant de sollicitude. Il disait de Le Maistre :

«< Dites-moi, Monsieur, que faisait dans le monde M. Le Maistre? Il plaidait, il faisait des vers: tout cela est également profane, selon vos maximes. Il avoue aussi, dans une lettre, qu'il a été dans le dérèglement, et qu'il s'est retire chez vous pour pleurer ses crimes. Comment donc avez-vous

souffert qu'il ait tant fait de traductions, tant de livres sur les matières de la grâce? Ho! ho! direz-vous, il a fait auparavant une longue et sérieuse pénitence. Il a été deux ans entiers à bêcher le jardin, à faucher les prés, à laver les vaisselles. Voilà ce qui l'a rendu digne de la doctrine de saint Augustin. »

En transfuge qu'il était, Racine connaissait les points faibles: il frappait à coup sûr, car il était de la maison. Jamais vraiment on n'a mis plus d'esprit et de grâce au service de tant de méchanceté. Le pamphlet de Racine jeta l'émoi dans le camp janséniste. Deux réponses parurent, toutes deux assez faibles. On les avait oubliées déjà, quand Nicole, en 1667, eut l'idée malheureuse de les réimprimer, avec un Avertissement, dans une édition des Imaginaires. Port-Royal risquait de payer cher cette nouvelle imprudence. Racine avait préparé une Lettre aux deux apologistes de l'auteur des Imaginaires, un second pamphlet aussi spirituel et peut-être encore plus mordant que le premier : il y jetait à pleines mains le ridicule sur ses contradicteurs et sur tout le parti janséniste. Messieurs, disait-il,

<< Messieurs, vous ne considérez pas que M. Pascal faisait honneur à Port-Royal, et que Port-Royal vous fait beaucoup d'honneur à tous deux. Croyez-moi, si vous en êtes, ne faites point de difficulté de l'avouer, et, si vous n'en êtes point, faites tout ce que vous pourrez pour y être reçus: vous n'avez que cette voie pour vous distinguer. Le nombre de ceux qui condamnent Jansénius est trop grand: le moyen de se faire connaître dans la foule? Jetez-vous dans le petit nombre de ses défenseurs; commencez à faire les importants, mettez-vous dans la tête que l'on ne parle que de vous, et que l'on vous cherche partout pour vous arrêter; délogez souvent, changez de nom, si vous ne l'avez déjà fait; ou plutôt n'en changez point du tout; vous ne sauriez être moins connus qu'avec le vôtre; surtout louez vos Messieurs, et ne les louez pas avec retenue. Vous les placez justement après David et Salomon; ce n'est pas assez: mettez-les devant, vous ferez un peu souffrir leur humilité; mais ne craignez rien: ils sont accoutumés à bénir tous ceux qui les font souffrir. >>

Racine songeait à publier ensemble ses deux lettres; il rédigea même une préface, pleine de traits méchants (1667). Heureusement Boileau était là, qui eut le courage de la franchise. « Ces œuvres, dit-il à son ami, font honneur à votre esprit; mais elles n'en font pas à votre cœur. » Racine comprit, et la seconde lettre ne parut point. Mais le mal était fait; en rompant avec Port-Royal, le poète avait renié son passé et meurtri son idéal.

En ces années de sa jeunesse triomphante, au lendemain des pamphlets et d'Andromaque, Racine fut un railleur impitoyable. Malheur à qui lui barrait le chemin de la fortune et de la gloire ! Il ne ménageait pas plus Corneille que Chapelain, Molière que Quinault. Contre les jalousies et les critiques il se défendait à l'emportepièce, par de sanglantes épigrammes. Pour se venger des ennuis d'un procès, il osa renouveler au théâtre les audaces de l'ancienne comédie athénienne. Pour bien comprendre les Plaideurs (1668), il faut se rappeler ce que Racine a voulu faire, non point une vraie comédie, mais une farce bouffonne et satirique, que devait jouer Scaramouche. Il venait d'avoir un long procès au sujet d'un des bénéfices que cherchait à lui faire obtenir son oncle d'Uzès. Il avait le bon droit pour lui, ou croyait l'avoir il perdit sa cause. Pauvres juges! ils allaient être bien punis de leur imprudence. On parla beaucoup de l'aventure dans les folles réunions des cabarets à la mode. Racine venait de découvrir le monde de la chicane: il en raillait les ridicules avec tant de verve, que ses amis l'engagèrent à écrire là-dessus une fantaisie satirique. Aristophane, avec ses Guêpes, fournit le cadre, l'idée du juge maniaque, le procès des petits chiens, et un certain nombre de vers amusants; les vieux conteurs français apportèrent le nom et quelques traits de Dandin, de Chicanneau Boileau raconta une scène grotesque entre plaideurs aont il avait été témoin chez son frère le greffier; un conseiller au Parlement donna le jargon du Palais; Furetière prêta plusieurs détails

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