Imágenes de páginas
PDF
EPUB

mais non pas à se convaincre lui-même tout à fait. Dans ce dégoût de tout, Dieu gagnait ce que perdait le monde. La tante du poète, la Mère Agnès, comprit que l'heure était venue pour elle de l'espérance et du pardon : elle intervint et cette fois fut écoutée. Racine avait trente-sept ans: sans arrière-pensée aucune, il renonça au théâtre, aux nouveaux drames rêvés dont il avait esquissé le plan et même écrit quelques morceaux, une Iphigénie en Tauride, une Alceste. Il revint à Port-Royal, à la foi de son enfance qui sommeillait en lui. Dans l'emportement de sa conversion, il voulut se faire chartreux. Des gens sages, qui le connaissaient bien, combattirent cette résolution: il était fait pour le monde, c'est là qu'il devait travailler à son salut. On lui en indiqua le plus sûr moyen on lui conseilla de fixer sa vie en se créant des devoirs précis. Le 1er juin 1677, le poète épousait Catherine de Romanet, une personne pieuse et douce, plus que simple, dont il eut cinq filles et deux fils.

C'en est fait maintenant du métier de poète, des ambitions et des nervosités d'artiste. Dans l'homme mûr reparaît l'enfant sérieux de Port-Royal. Racine désormais est tout à ses devoirs de chrétien et de chef de famille.

Il eut à peine besoin de demander le pardon de ses anciens maîtres. Il était rentré dans le droit chemin: on l'accueillit à bras ouverts. Pour apaiser Arnauld, Boileau n'eut qu'à lui porter un exemplaire de Phèdre ; le théologien fut ravi d'y trouver exprimée en beaux vers sa doctrine favorite que l'homme est faible et ne peut rien sans la grâce. Quant à Nicole, il avait depuis longtemps oublié les pamphlets. Dans la suite, Racine n'eut pas d'amis plus fidèles que les pieux solitaires. Il rendait souvent visite à Nicole, et il l'assista avec beaucoup de dévouement dans sa dernière maladie. Arnauld était loin d'ordinaire, presque toujours en exil ou caché: Racine lui envoyait ses écrits, lui rendait cent petits services; il le loua plus d'une fois en termes

émus, composa de beaux vers pour un de ses portraits, plus tard une inscription pour sa tombe; il fut presque seul à accompagner son corps au cimetière de PortRoyal. Voici comme il parle de lui dans son Histoire de l'abbaye :

<< Il est bon d'expliquer ici ce que c'était que M. Arnauld, qu'on faisait l'auteur et le chef de toute la cabale.

<< Tout le monde sait que c'était un génie admirable pour les lettres, et sans bornes dans l'étendue de ses connaissances; mais tout le monde ne sait pas, ce qui est pourtant très véritable, que cet homme si merveilleux était aussi l'homme le plus simple, le plus incapable de finesse et de dissimulation, et le moins propre, en un mot, à former ni à conduire un parti; qu'il n'avait en vue que la vérité, et qu'il ne gardait sur cela aucunes mesures, prêt à contredire ses amis lorsqu'ils avaient tort, et à défendre ses ennemis, s'il lui paraissait qu'ils eussent raison; qu'au reste, jamais théologien n'eut des opinions si saines et si pures sur la soumission qu'on doit au Roi et aux puissances; que non seulement il était persuadé, comme nous l'avons déjà dit, qu'un sujet, pour quelque occasion que ce soit, ne peut point s'élever contre son prince, mais qu'il ne croyait pas même que dans la persécution il pût murmurer. »

Jamais plus ne se démentit le dévouement de Racine au monastère de Port-Royal. Le 17 mai 1679, il était là, en prières dans l'église, quand l'archevêque de Paris, M. de Harlay, vint annoncer et diriger une persécution nouvelle. Lorsque la Mère Agnès de SainteThècle fut élue abbesse, Racine devint l'ambassadeur ordinaire de Port-Royal à l'archevêché et à la cour. Il négocia souvent pour les religieuses auprès de M. de Harlay et de M. de Noailles. Il rédigea pour elles un mémoire apologétique. Il consentit même, dans leur intérêt, à mettre sa plume alerte et mordante au service de l'archevêque de Paris contre Fénelon, ami des jésuites et adversaire déclaré des jansénistes. Enfin il consacra les dernières années de sa vie à une Histoire de Port-Royal, où il répondait aux calomnies par ce magnifique éloge:

« Il n'y avait point de maison religieuse qui fût en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyait au dehors inspirait de la piété. On admirait la manière grave et touchante dont les louanges de Dieu y étaient chantées, la simplicité et en même temps la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d'empressement des Religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde et même les affaires de leurs proches; en un mot, une entière indifférence pour tout ce qui ne regardait point Dieu. Mais combien les personnes qui connaissaient l'intérieur de ce monastère y trouvaient-elles de nouveaux sujets d'édification! Quelle paix ! quel silence! quelle charité ! quel amour pour la pauvreté et pour la mortification! Un travail sans relâche, une prière continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les Mères, l'obéissance toujours prompte et le commandement toujours raisonnable. »

Racine fit si bien qu'à la cour il se rendit suspect de jansénisme. Il avait rédigé plusieurs épitaphes pour le cimetière des religieuses, où l'avaient conduit bien des visites et des retraites : c'est là qu'il voulut être enterré. Par tant de bienfaits il mérita qu'on inscrivît au nécrologe du monastère : « M. Racine, poète, solitaire de Port-Royal ».

[ocr errors]

Il porta le même dévouement actif, la mème conception élevée du devoir, la même grâce sérieuse dans sa vie de famille et dans ses relations d'amitié. Il s'est peint lui-même, sans y songer, dans sa correspondance avec son fils Jean-Baptiste et avec Boileau. A son fils, dont il dirigea l'éducation avec la sévérité émue d'une clairvoyante affection, il donne des conseils pleins de bon sens ; il cherche à lui inspirer le goût des choses sérieuses; des camps de Flandre où il a suivi le Roi, de Fontainebleau ou de Marly, il corrige ses versions, surveille ses lectures et ses liaisons. Il lui écrit un jour de Fontainebleau (4 octobre 1692):

« Je suis fort content de votre lettre, et vous me rendez un très bon compte de votre étude et de votre conversation

avec M. Despréaux. Il serait bien à souhaiter pour vous que vous pussiez être souvent en si bonne compagnie, et vous en pourriez retirer un grand avantage, pourvu qu'avec un homme tel que M. Despréaux vous eussiez plus de soin d'écouter que de parler. Je suis assez satisfait de votre version; mais je ne puis guère juger si elle est bien fidèle, n'ayant apporté ici que le premier tome des Lettres à Atticus, au lieu du second, que je pensais avoir apporté... Surtout je vous conseille de ne jamais traiter injurieusement un homme aussi digne d'être respecté de tous les siècles que Cicéron. Il ne vous convient point à votre âge, ni même à personne, de lui donner ce vilain nom de poltron... Je vous dirai même que, si vous aviez bien lu la vie de Cicéron dans Plutarque, vous verriez qu'il mourut en fort brave homme, et qu'apparemment il n'aurait pas tant fait de lamentations que vous, si M. Carmeline lui eût nettoyé les dents. »

Plus tard, lorsque Jean-Baptiste devient gentilhomme du Roi et est envoyé en Hollande comme attaché à l'ambassade de France, son père le suit par la pensée dans les incidents du voyage, se préoccupe des moindres détails, de ses visites, de sa bourse, de son habit; il lui donne des nouvelles de la maison, lui raconte les petites joies domestiques, les inquiétudes que lui cause la santé d'un des enfants ou la dévotion exaltée de ses filles, leurs idées de couvent. Et quelle solidité de bon sens ! que d'attentions délicates dans la correspondance avec Boileau! Leur amitié datait de loin; elle avait précédé les grands succès; elle n'avait pas été effleurée par les jalousies de métier; elle avait consolé les poètes de bien des injustices; elle avait mûri avec leur talent, et maintenant elle se retrouvait, plus forte encore, plus profonde et plus grave, comme éclairée d'un rayon de foi. Cette belle correspondance commence pour nous en 1687: Racine est alors au siège de Luxembourg, et il envoie à son ami d'Auteuil, des nouvelles du camp. Puis Boileau va suivre un traitement aux eaux de Bourbon; Racine lui écrit du camp, et plus tard de Paris, de Versailles ou de Marly, des lettres charmantes où il l'interroge sur sa santé, avec

une touchante inquiétude, et lui transmet les recommandations des médecins :

<< Votre lettre m'aurait fait beaucoup plus de plaisir si les nouvelles de votre santé eussent été un peu meilleures. Je vis M. Dodart comme je venais de la recevoir, et la lui montrai. Il m'assura que vous n'aviez aucun lieu de vous mettre dans l'esprit que votre voix ne reviendra point, et me cita même quantité de gens qui sont sortis fort heureusement d'un semblable accident. Mais, sur toutes choses, il vous recommande de ne point faire d'effort pour parler, et, s'il se peut, de n'avoir commerce qu'avec des gens d'une oreille fort subtile ou qui vous entendent à demi-mot. Il croit que le sirop d'abricot vous est fort bon, et qu'il en faut prendre quelquefois de pur, et très souvent de mêlé avec de l'eau, en l'avalant lentement et goutte à goutte; ne point boire trop frais, ni de vin que fort trempé; du reste, vous tenir l'esprit toujours gai. » (24 mai 1687.)

Pour dérider un peu le malade, il lui conte des aventures ou des intrigues de cour. Un peu plus tard, Racine est à Namur; et les récits de guerre recommencent, entremêlés de jolies anecdotes. Chaque fois que la vie sépare les deux amis, la correspondance reprend, en ce style ferme, vif et enjoué, qui est un régal de lettrés, avec cette grâce simple qui égaie une affection vraie.

IV

L'HISTOIRE

RETOUR OFFENSIF DE LA LITTÉRATURE ET DU MONDE.
RACINE A LA COUR ET A L'ACADÉMIE.

DU ROI.

Dans cet ami si dévoué et si tendre, dans ce bon père de famille, dans ce chrétien austère, n'y avait-il donc plus rien du poète d'autrefois? Et la rupture avait-elle été aussi complète que Racine l'avait voulu au temps de sa conversion ?

L'homme ne se métamorphose point ainsi, et toujours, et en dépit de tout, la nature reprend ses droits.

« AnteriorContinuar »