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comme on a été obligé de faire dans les règnes précédents. Nous prendrions part à une guerre qui serait sainte, et nous en aurions quelque horreur, parce qu'elle serait sanglante; nous ferions des vœux pour le succès de vos armes sacrées, mais nous ne verrions qu'avec tremblement les terribles exécutions dont le dieu des vengeances vous ferait l'instrument redoutable; enfin nous mêlerions nos voix aux acclamations publiques sur vos victoires, et nous gémirions en secret sur un triomphe qui, avec la défaite des ennemis de l'Eglise, envelopperait la perte de nos frères.

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Dans les matières de dévotion, Racine se montrait ce que nous l'avons vu ailleurs, naturel et vrai, sans raffinement, sans emphase et sans phrase.

Piété sincère, sentiment du devoir, goût de la règle, bonté active, solidité et sûreté, conscience, simplicité, voilà bien Racine.

Et pourtant regardons encore. Voici un tout autre homme, celui du roman de La Fontaine, des Plaideurs, des soupers de la Champmeslé, de la cour, d'Andromaque et des pamphlets. Ce Racine-là est un artiste bien moderne, aux sensations affinées, à l'imagination capricieuse, puissante et brusque. C'est un homme de premier mouvement, tout à l'impression actuelle, aussi prompt à pleurer qu'à rire, à s'irriter qu'à s'apaiser, à s'inquiéter qu'à chanter victoire.

Il ne ressent rien à moitié. A Auteuil, chez Boileau, on vient à parler d'OEdipe-Roi: Racine tout à coup prend un Sophocle, le lit à voix haute, le traduit, le commente, avec un tel emportement d'enthousiasme que tous les assistants le regardent avec stupeur, immobiles, fascinés et comme domptés. Une autre fois, chez M. de Seignelay, c'est en lisant les Psaumes que Racine est pris de ce vertige d'admiration. On sait qu'il composait souvent ses tragédies en se promenant. Un jour, aux Tuileries, il songeait à son Mithridate, il allait devant lui, l'œil hagard; soudain on lui barre le chemin; les jardiniers l'avaient suivi; on l'écoutait, on observait tous ses mouvements on l'avait pris pour un fou.

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Il perd courage comme il s'enthousiasme, par accès. Il quitte le théâtre après Phèdre, il se désespère après Athalie. Il est à la merci d'un tempérament inquiet et

nerveux.

Il aime le monde, la cour, et y réussit; il a une belle figure qui rappelle celle du roi. Dans la conversation, il a tant d'esprit, de bonne grâce, que tous le recherchent, que Louis XIV, Mme de Maintenon et Colbert l'envoient chercher pour causer. Du courtisan il a toutes les câlineries, les petites habiletés. Il en a même les petites vanités; il se tourmente parce que, dans les armoiries de sa famille, il trouve un rat à côté d'un cygne, et il écrit : « J'aurais seulement gardé le cygne, parce que le rat me choquait ; je voudrais bien que ce fût un sanglier ou la hure d'un sanglier qui fût à la place de ce vilain rat. » (Lettre à Mme Rivière, 16 janvier 1697.)

Chose étrange, ce fin courtisan, ce causeur, est sujet à des accès de timidité: souvent il tremble devant le roi; il n'est pas toujours rassuré dans les camps où le mène son métier d'historiographe; il a peur d'une égratignure, et, le jour de sa réception à l'Académie, il « gâte son discours par la trop grande timidité » (1). Il trahit même une certaine mollesse de caractère: il ne peut se passer d'un mentor, l'abbé Le Vasseur, après ses maîtres de Port-Royal, puis Chapelain et Perrault, puis Molière, enfin Boileau ; il se laisse quelque temps pousser vers l'Eglise, sans vocation; il se laisse marier sans beaucoup de conviction; après sa résolution de retraite, il se laisse séduire par la cour, en est même un peu ébloui; à peine a-t-il dit adieu au théâtre, qu'il consent à écrire pour Mm de Montespan l'opéra de Phaeton.

Avec cette docilité, il montre l'amour-propre le plus chatouilleux, supporte avec impatience la moindre

(1) D'Olivet, Histoire de l'Académie française (édition Livet, tome II, p. 345).

critique, riposte avec aigreur, sacrifie l'amitié de Molière à l'orgueil de se voir un peu mieux joué, ne pardonne rien à Corneille. Il manie comme personne l'épigramme et la raillerie; il crible de traits acérés Port-Royal et les juges, Fénelon après Fontenelle ou Pradon ; il donne à ses préfaces le ton d'une satire; même après sa conversion, il continue de railler à l'Académie et dans sa correspondance; il serait méchant, si Boileau ne le retenait.

Mais ce qu'il y a de plus étonnant en Racine, c'est sa prodigieuse souplesse. Elève docile à Port-Royal, bel esprit à l'hôtel de Luynes, théologien à Uzès, il se retrouve à Paris mondain et auteur à la mode, puis, à la fois, courtisan et bon bourgeois, solitaire et diplomate. Drame, histoire, comédie, poésie lyrique, épigramme, lettres familières, cantiques, mémoires d'érudition, éloquence académique, pamphlet, il touche à presque tous les genres et il excelle en tous. Il est merveilleux que cette souplesse, cette sensibilité nerveuse, n'aient jamais compromis la solidité du fond.

Trois ans avant la mort de Racine, un Jésuite, régent de troisième au collège Louis-le-Grand, avait, dans une harangue solennelle, examiné cette double question : « Racine est-il chrétien? est-il poète ? » Et le bon Jésuite avait conclu hardiment pour la négative (1).

Racine était si bien poète et si bon chrétien que sa vie et son caractère se résument justement en cette lutte intime du chrétien et du poète. Enfant chéri de Port-Royal, avec ses anciens maîtres il rompt et se réconcilie par un éclat. Il était bon, et mérita presque de passer pour méchant : parmi les gens de lettres de sa génération, personne n'a eu tant d'ennemis. L'élève sérieux de M. Hamon devient l'ordonnateur des petites fêtes de la Champmeslé, puis un excellent père de famille, même un peu sévère. Simple dans sa vie, tout à ses devoirs domestiques, il ne peut se passer de la cour

(1) Voyez à ce sujet une lettre de Racine à Boileau, 4 avril 1696,

et souffre d'un regard un peu froid du maître. Poète de la passion déchaînée, évocateur hardi des possédés de l'amour, il compose les Plaideurs après Andromaque, Esther après Phèdre; ii raconte en véritable historien les campagnes du Roi et fait figure de savant à l'Académie des Inscriptions. Dernier contraste, et le plus saisissant: il a renoncé au théâtre, et sans aucune arrièrepensée; et c'est alors que, sans manquer à sa parole, il trouve moyen d'écrire son chef-d'œuvre dramatique. C'est qu'après bien des crises douloureuses, les deux instincts qui se partageaient l'âme de Racine s'étaient mis d'accord, par un singulier compromis : l'homme de lettres, mondain et profane, était entré au service du chrétien. Et de cette collaboration étaient sorties les œuvres les plus parfaites, les Cantiques spirituels, l'Histoire de Port-Royal et Athalie.

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