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RACINE

CHAPITRE PREMIER

L'HOMME

En 1694, à l'âge de cinquante-cinq ans, Racine écrivait dans un de ses beaux Cantiques spirituels:

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L'un veut que plein d'amour pour toi
Mon cœur te soit toujours fidèle.
L'autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.

L'un, tout esprit et tout céleste,
Veut qu'au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste ;
Et l'autre par son poids funeste
Me tient vers la terre penché.

Hélas! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux et n'accomplis jamais.

Je veux, mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j'aime,
Et je fais le mal que je hais (1).

On raconte que Louis XIV, en entendant chanter ces strophes, se tourna vers Mme de Maintenon et lui dit : « Madame, voilà deux hommes que je connais bien. » Le Roi avait sans doute de bonnes raisons pour s'appliquer à lui-même les vers du poète. Mais celui que nous peignent surtout ces belles strophes, c'est l'auteur du cantique, c'est Racine.

Il y eut réellement deux hommes en lui : le poète, passionné pour la gloire et les plaisirs profanes, né pour rire, pleurer ou chanter, gai compagnon, mondain accompli, courtisan habile; et le chrétien, sérieux jusqu'à l'austérité, pieux jusqu'au scrupule dévot, qui fut élevé à Port-Royal et voulut y être enterré, qui a donné au jansénisme toute son âme et qui a mérité d'être inscrit au nécrologe des solitaires.

Le dévot condamnait sans merci tout ce qu'entreprenait et rêvait le poète. Toujours Racine se débattit entre ces deux instincts, de force presque égale, dont chacun l'emporta tour à tour, mais sans jamais détruire l'autre c'est là le secret de tous les contrastes de sa vie, de ses joies et de ses tristesses, peut-être aussi de son génie.

(1) Il va sans dire que, pour cette citation, comme pour toutes les suivantes, nous nous conformons au texte adopté dans l'édition des Granas écrivains de la France (Euvres de Racine, par Paul Mesnard, 8 vol., Hachette, 1865-1873). Sur la vie et l'œuvre du poète, voyez : SainteBeuve, Port-Royal, tome VI; Nisard, Histoire de la littérature française, tome III; Taine, Nouveaux essais de critique et d'histoire ; Deltour, Les ennemis de Racine au XVIIe siècle; Deschanel, Le romantisme des classiques; Racine, 1884 (cf. l'article de Brunetière dans la Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1884); Brunetière, Etudes critiques sur l'histoire de la littérature française; Histoire et littérature; Les époques du théâtre français; Faguet, Les grands maîtres du XVII• siècle; Lemaître, Impressions de théâtre; Robert, Etude sur le système dramatique de Racine, 1890 (cf. l'article de Lanson dans la Revue bleue du 11 février 1891).

I

L'ÉDUCATION LITTÉRAIRE ET L'ÉDUCATION MONDAINE.
PORT-ROYAL ET LE BEL ESPRIT.

L'ÉLÈVE DE

C'est le chrétien qui domina d'abord, pendant toute l'enfance et la première jeunesse.

Avant de naître, Jean Racine appartenait à PortRoyal. Sa famille, une bonne famille bourgeoise de la Ferté-Milon, qui avait des prétentions à la noblesse, était depuis longtemps en relations avec la célèbre abbaye. Une de ses grand'tantes y était religieuse. Une de ses tantes se préparait à y faire profession, Agnès Racine, plus tard abbesse sous le nom d'Agnès de Sainte-Thècle. Un de ses cousins Vitart était aux PetitesEcoles. En 1638, un an avant la naissance de Racine, quand Richelieu emprisonna Saint-Cyran et dispersa les solitaires, c'est à la Ferté, chez madame Vitart, la mère de leur élève, que se réfugièrent Lancelot, Antoine Le Maistre et de Séricourt. Et l'année suivante, en août 1639, quand ils purent retourner à Port-Royal des Champs, ils emmenèrent comme intendant M. Vitart père, qui avec sa femme et ses enfants s'installa dans un petit logis voisin de la porte du monastère. Plus tard enfin, la grand'mère paternelle de Racine, Marie Desmoulins, devenue veuve, prit le même chemin. Presque toute la famille se trouva donc comme transplantée à Port-Royal. Aussi la place de Racine y était marquée quand il naquit à la Ferté le 22 décembre 1639. Orphelin à trois ans, il fut recueilli par sa grand'mère Marie Desmoulins. Vers douze ans on l'envoya au collège de la ville de Beauvais, maison amie de Port-Royal. A seize ans, en 1655. il fut admis à l'école des Granges, que dirigeaient Lancelot et Nicole, et où il reçut aussi des leçons d'Hamon et d'Antoine Le Maistre. Il y vécut trois années, tranquille et studieux, malgré les persécutions nouvelles

qu'attirait sur le vallon janséniste la terrible ironie des
Provinciales. Il avait de seize à dix-neuf ans, l'âge où
l'homme commence à se dessiner dans l'enfant, et il
travaillait là sous la direction toujours éveillée de
maîtres incomparables. Aussi conservera-t-il jusqu'à
son dernier jour la marque de Port-Royal. Il en aura
la dévotion éclairée, la droiture et le jansénisme têtu.
Il en aura aussi l'instruction solide. Pendant son séjour
aux Petites-Ecoles, Racine a lu et annoté tous les clas-
siques anciens, d'Homère à Plutarque et à saint Basile,
de Térence à Sulpice Sévère. Il y apprit le grec comme
au xvn° siècle on ne l'apprenait que là; et la tradition
nous le montre récitant par cœur Théagène et Chariclée,
ou s'égarant dans les bois un Sophocle à la main. Hel-
léniste et janséniste, voilà ce qu'éta
déjà-Racine en
quittant ses maîtres de Port-Royal.

Mais déjà dans l'âme de ce jeune homme studieux, de cet élève favori des solitaires, grondait l'ambition poétique. A cette imagination curieuse ne suffisaient. plus les exercices d'école. Il composait une élégie latine sur les malheurs de Port-Royal. Il paraphrasait en vers français les Hymnes du bréviaire romain et y montrait assez de talent pour éveiller chez M. de Saci, l'interprète attitré des Livres saints, comme un semblant de jalousie. Il osait même écrire, sous le nom de Promenade de Port-Royal des Champs, sept grandes odes qui attestent un réel sentiment du rythme et du paysage. Jusqu'ici les maîtres applaudissaient, puisque tout allait à la gloire de Dieu et de Port-Royal. Ils se seraient inquiétés sûrement s'ils avaient connu le ton léger et railleur des billets en vers que leur élève adressait à son cousin Antoine Vitart. Il est évident que déjà leur petit Racine, comme ils l'appelaient, tournait au bel esprit.

Bel esprit aimable et spirituel, à la mode de Bensérade, voilà bien le Racine émancipé des années qui suivirent. La nature et la société prennent leur revanche sur les solitaires. Après l'éducation sérieuse et dévote, l'éducation mondaine. En 1658, en quittant les Petites

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Ecoles, Racine va faire sa philosophie au collège d'Harcourt. L'année d'après, il demeure à l'hôtel de Luynes chez son cousin Nicolas Vitart, intendant du duc. Luimême devient, par contre-coup, une façon de sous-intendant: on l'envoie au château de Chevreuse, où il surveille des maçons et combat l'ennui au cabaret voisin. A Paris, il jouit d'ailleurs d'une grande liberté ; et, pour assurer mieux encore son indépendance, il quitte un beau jour l'hôtel de Luynes pour aller demeurer à l'Image SaintLouis, près Sainte-Geneviève. Il mène une vie assez joyeuse, s'endette envers M. Vitart, va dans le monde, se lie avec La Fontaine et d'autres gens de lettres. Il subit surtout l'ascendant de son grand ami l'abbé Le Vasseur, auquel il raconte ses aventures et soumet tout ce qu'il écrit. Car décidément il ne rêve plus que poésie. Comme tout le monde alors, il lit, traduit ou imite italiens et espagnols. Il compose des madrigaux, des chansons, des sonnets à pointe, dont un à Mazarin, sur la paix des Pyrénées. A l'occasion du mariage du Roi, il tente la fortune, écrit une grande ode à panache, la Nymphe de la Seine (1660), que Perrault admire, que Chapelain louerait presque sans réserve si le poète n'avait mis dans la Seine les Tritons des mers. Le Roi même est satisfait de l'ode et accorde une gratification de cent louis. Mais déjà Racine vise plus haut il a composé une tragédie, Amasie, qui fut reçue et faillit être jouée au Marais (1660); et, l'année suivante, on le voit occupé à tracer le plan d'une autre pièce, les Amours d'Ovide. Sous l'influence de son ami Le Vasseur et le haut patronage de Chapelain, il est en train de devenir un poète galant et maniéré, à la Quinault.

A ce moment critique de sa vie, où il s'engageait à fond dans les voies dangereuses du bel esprit, Racine fut sauvé par un retour offensif de son éducation première. Malgré son goût pour la poésie, il n'était point sûr de sa vocation: il eut à se défendre contre sa famille et ses anciens maîtres, et il se défendit si mollement qu'il se laissa exiler au fond du Languedoc.

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