Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[merged small][ocr errors]

A l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la fondation du Musée Guimet on me fait des questions; on me demande comment j'ai réuni cette collection et pourquoi je l'ai faite. Pourquoi? Je n'en sais rien.

Un beau jour je me suis trouvé à la tête d'un musée et j'ai été fort surpris.

Comment? Je vais le dire.

En 1865, j'entreprenais, comme tout le monde, un voyage de touriste en Égypte. La vue des monuments, les visites au Musée de Boulacq, la lecture du merveilleux catalogue rédigé par Mariette, attrayant même pour les profanes, attachant comme un roman, les petits objets antiques qu'on se croit obligé de rapporter, tout cela avait ouvert mon esprit aux choses des temps passés et particulièrement aux croyances encombrantes dont les symboles se déroulent en Égypte sur des kilo

mètres de murailles.

Rentré chez moi, je fis faire une vaste vitrine à trois étages. En haut se développaient les riches étoffes d'Orient (faites à Nimes), en bas les marqueteries, les cuivreries (venues de Trieste) et au centre, une sorte de pupitre vitré abritait religieusement quelques antiquités pharaoniques (fausses la plupart). Eh bien ! c'était déjà le Musée. Je ne m'en doutais, certes, pas. Cette vitrine primordiale est visible sans difficultés dans le bureau du conservateur adjoint.

Je me mis à bibeloter chez les marchands, à rechercher les

a

amulettes, les divinités trouvées dans les tombes égyptiennes et le pupitre central devint insuffisant. J'en fis faire un autre beaucoup plus grand et fort laid, épais, trop profond, sans lumière. Mais que d'émois et quelles admirations j'éprouvais en remplissant de mes trouvailles cet affreux meuble! Pour le moment il est utilisé par les gardiens du Musée qui y mettent les catalogues et les photographies qu'ils vendent au public. C'est aussi un monument historique.

Peu à peu les figurines en terre émaillée, les dieux de bronze, les canopes d'albâtre, les stèles en calcaire, les statuettes de granit envahirent ma chambre à coucher où j'avais réuni mes souvenirs de voyage. Quelques papyrus sous verre et des copies à l'aquarelle de peintures tombales ornaient les murs. Un jour j'achetais une momie; quelle joie! Puis une autre. Pour gagner mon lit j'étais obligé d'enjamber les cadavres. Je changeai de chambre.

Les antiquités arrivant toujours ne tardèrent pas à me chasser de mon nouveau logement. Assez rapidement elles me poursuivirent de chambre en chambre, et quand la maison fut pleine je fus obligé d'aller habiter une construction voisine beaucoup plus grande et qui avait un pavillon avec billard.

Pour servir de socle le billard était indiqué. Il se couvrit de grandes statues, bronze ou bois doré, représentant les divinités de la Chine, de l'Inde et du Japon, car l'Égypte n'avait donné que les premières dents de l'engrenage.

Pour aller plus vite j'achetai des collections entières. Un dentiste américain me proposa des marbres romains, dieux de l'Olympe, bustes d'empereurs, provenant de fouilles faites en 1822 dans la villa Adriana. Je pris les marbres romains. Un petit musée d'Italie était à vendre, tombeaux étrusques, portraits funéraires et statues d'orantes, le tout en terre cuite. Je soldai le petit musée. Un marchand de Lyon avait acheté la collection égyptienne de l'abbé Greppo, je ramassai le tout. A SaintÉtienne des caisses venues de Chine après décès étaient en souffrance; elles contenaient mille médailles, quatre cents

bronzes très vieux, des livres anciens chinois; les caisses vinrent chez moi. Le baron de Rarvizi voulut bien me céder les superbes bois sculptés qu'il avait rapportés des Indes et les étages de la grande maison se remplissaient successivement; aussi les remises, les orangeries, etc.

Cette frénésie d'acquisition a besoin d'être expliquée. J'eus quelques difficultés à me l'expliquer à moi-même. Quand on se sent malade, on aime bien savoir d'où cela est venu et si on ne peut pas y apporter quelque remède.

Voilà ce qui m'était arrivé.

Alors que je n'en étais qu'aux recherches égyptiennes, je sentais que ces objets que je réunissais restaient muets et que pourtant ils avaient des choses à me dire, mais je ne savais pas les interroger. Je me mis à lire Champollion, Brusch, Chabas, de Rougé, les rares livres d'égyptologie qu'on avait publiés à cette époque. Alors se dressa devant moi cette formidable histoire de l'Égypte, avec ses croyances compliquées, sa religion intense, sa philosophie grandiose, ses superstitions mesquines, sa morale

pure.

Des comparaisons s'imposaient avec les autres civilisations. archaïques. Il fallait tourner mes regards vers l'Inde, la Chaldée, la Chine. A côté des bibelots s'entassaient les livres, les uns expliquant les autres. Pour plus de clarté dans les classements. et les rapprochements, il fallait ordonner des séries qui n'étaient pas sans lacunes que comblaient de nouveaux achats. Et com

ment s'arrêter? Où s'arrêter?

Autre chose. Fils d'industriel, chef d'usine moi-même, j'avais passé ma vie en contact avec les ouvriers; je m'étais constamment occupé de leur donner la santé de l'esprit et le bien-être du corps. Je fondais des écoles, des cours, des sociétés musicales, des associations de secours mutuels, et je constatais que

les créateurs de systèmes philosophiques, les fondateurs de religions avaient eu les mêmes pensées : que Lao-tseu, Confucius, Sakia, Mouni, Zoroastre, Moïse, Platon, Jésus, Mahomet avaient, chacun à son époque, proposé des solutions sociales.

L'intérêt que je portais aux travailleurs que chaque jour je coudoyais me faisait rechercher avec avidité la société des grands penseurs de l'humanité; de même que les études que je faisais de leurs conceptions morales me ramenaient à en faire profiter ceux qui m'entouraient.

Il y avait donc, dans mon ardeur, à rechercher les documents écrits ou figurés, une sorte de surexcitation qui venait du désir d'atteindre un but immédiat, tangible, de l'espérance que ces travaux pouvaient semer un peu de bonheur.

Et puis sous quelles formes se présentaient ces objets religieux? Sous les apparences les plus parfaites de l'art à toutes les époques. C'est pour les temples que les plus grands artistes du monde ont travaillé. C'est pour honorer les dieux que les rois, les peuples ont dépensé les sommes les plus invraisemblables. C'est la foi de chaque race qui lui a fait trouver la formule impeccable qui représente sa pensée intime, sa conception la plus transcendante. Et si la lassitude m'était venue de réunir indéfiniment des idoles, des symboles, des ustensiles du culte, l'ardeur esthétique m'aurait poussé à continuer de rassembler de superbes œuvres d'art.

Par le désir d'être utile, par l'attrait des idées philosophiques, par l'élan d'enthousiasme que produit la beauté, j'arrivais à comprendre que mes collections me dévoilaient l'idéal du philosophe grec le bien, le vrai, le beau ; et je m'y attachais plus que jamais.

Quand on veut vraiment apprécier les civilisations anciennes ou exotiques qui faisaient l'objet de mes préoccupations, on doit faire abstraction de ses propres croyances, se dépouiller des idées toutes faites données par l'éducation, par l'entourage. Pour bien saisir la doctrine de Confucius il est bon de se donner un esprit de lettré chinois; pour comprendre le Bouddha il faut se faire une âme bouddhique. Mais comment y arriver par le seul contact des livres ou des collections? C'est insuffisant; même en tenant compte de l'époque, du climat, des mœurs, des races. Il est indispensable de voyager, de toucher le croyant,

« AnteriorContinuar »