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en lui reprochant le peu de zèle des catholiques à réprimer la publication de tels blasphèmes, et en lui désignant comme l'auteur du livre le médecin pratiquant à Vienne sous le nom de Villeneuve. Le Lyonnais transmit à l'inquisiteur du diocèse les renseignements de de Trie, et Servet fut soumis, ainsi que ses papiers, à un rigoureux examen. On ne parvint à obtenir de lui, ni à découvrir rien qui pût prouver qu'il était l'auteur du livre dénoncé. Alors le Lyonnais réclama de de Trie des informations plus amples. Ce dernier répondit en envoyant des lettres écrites par Servet lui-même à Calvin, dans l'une desquelles l'Espagnol expliquait son changement de nom. De Trie déclarait qu'il avait en quelque sorte extorqué ces lettres au réformateur, mais qu'il l'avait fait afin de ne pas paraître avoir lancé contre Servet une fausse accusation. Celui-ci vit toujours dans Calvin son vrai dénonciateur. Calvin, de son côté, repoussa formellement cette imputation (1).

Au reçu de ces nouvelles pièces de conviction, l'inquisiteur requit l'arrestation de Servet et elle s'effectua le 4 avril. Le 5 et le 6, le prévenu subit, devant un tribunal mi-parti d'ecclésiastiques et de laïques, un triple interrogatoire où il fit des réponses entièrement contraires à la vérité, tout en se laissant prendre au piége de sa propre écriture qu'il ne sut pas renier. On se disposait à procéder sévèrement contre lui, lorsqu'il trouva moyen, le 7 avril, grâces sans doute à ses nombreux amis, de s'évader des prisons du palais de Vienne. Son procès fut néanmoins continué par contumace, et le 17 juin une sentence portant condamnation à la peine du feu fut rendue contre lui par le tribunal ordinaire du bailliage de Vienne. Le même jour son effigie et un ballot

(1) Déclaration, p. 1337 : « Il n'est ia besoin, d'insister plus longuement à rembarrer une calomnie si frivole laquelle tombe bas quand ï'auray dit en un mot qu'il n'en est rien. »

d'exemplaires de son livre furent brûlés en place publique par la main du bourreau.

Pendant ce temps Servet se tenait caché sur le territoire français, où il resta environ trois mois depuis son évasion. Mais craignant, s'il y prolongeait son séjour, de retomber entre les mains de la justice, il se résolut à fuir une terre ennemie, et prenant (chose étrange) le chemin de la ville où résidait Calvin, il atteignit Genève vers la fin du mois de juillet. Nous dirons ailleurs quels furent, selon nous, les motifs de cette singulière détermination de Servet, et nous allons maintenant entrer dans le sujet particulier du présent travail.

SERVET A GENÈVE.

§ 1. État des partis dans Genève.

Au moment où Servet franchissait l'enceinte de Genève, dix-huit ans s'étaient écoulés, à dater du jour où la Réforme y avait été solennellement inaugurée, et il s'était passé douze années depuis que Calvin rappelé dans ses murs, après un court exil, présidait à la direction de son Eglise, de ses mœurs et de sa foi.

Les intérêts politiques avaient joué un grand rôle dans la révolution qui, renversant à Genève les croyances catholiques et la suzeraineté épiscopale, les avait remplacées par la Réforme et par la liberté. La poursuite de celle-ci préoccupait les citoyens bien avant qu'ils eussent entendu parler des doctrines nouvelles, et lorsqu'elles leur furent prêchées, ils les accueillirent surtout comme un moyen d'affranchir défi

nitivement Genève de la suprématie de ses évêques et de s'assurer la protection de Berne. Sans doute il existait au fond de plusieurs esprits des besoins religieux qui avaient cherché dans l'enseignement des nouveaux prédicateurs une nourriture inutilement demandée aux institutions dégénérées de l'Eglise de Rome. Mais on s'aperçut bientôt que l'amour de l'indépendance, plus encore que des convictions éclairées et une foi sérieuse, avait été le mobile de la plupart des Genevois devenus, par caractère et par convenance politique, zélés partisans de l'émancipation religieuse. En détruisant radicalement leurs rapports spirituels avec leur ancien supérieur ecclésiastique, les croyances anti-catholiques formaient un invincible obstacle au retour de la domination temporelle de l'évêque, et c'était cette garantie d'indépendance qui rendait surtout la Réforme chère à leurs cœurs. Pour eux elle était moyen, Geneve était le but; au fond ils étaient dévots à la patrie plus qu'à l'Evangile.

le

Habitués d'ailleurs à une vie de licence, de dissipation et de plaisir, à laquelle Genève catholique donnait pleine carrière, les citoyens devenus libres ne prétendaient pas renoncer à ces traditions du passé, et avec leur constitution modifier leurs mœurs. Selon eux la religion qui concourait à consolider l'émancipation politique devait participer, elle aussi, aux. bénéfices de l'indépendance; ils la voulaient bien réformée, ils ne la voulaient pas gênante. Aussi dès qu'elle revêtit ce dernier caractère, dès qu'elle descendit toute imprégnée de rigorisme et d'exigences sévères sur le terrain de la pratique, dès qu'elle imposa, sans acception de personnes, l'observation stricte de devoirs imprévus et difficiles, on vit s'évanouir les illusions que peut-être on s'était faites, tant que l'on n'avait pas mis à l'épreuve la foi des nouveaux convertis. L'exil de Calvin fut le résultat de cette divergence entre les principes qu'il voulait faire prévaloir, et les idées d'indépendance que bon nombre de Genevois n'entendaient pas abdi

quer. Rappelé sous de plus favorables auspices, il retrouva bientôt la même opposition qui, momentanément calmée, tenait trop à la nature des choses pour disparaître longtemps. Calvin semble y faire allusion, lorsqu'il écrivait plus tard : <<< Plusieurs auxquels de prime face la pure et saine doctrine venoit à gré, par succession de temps, s'aigrissent à l'encontre. Il s'en trouve bien peu qui plient le col pour porter amiablement le ioug de Jesus Christ (1). »

Ce joug, tel que l'avait façonné le Réformateur, lorsqu'il eut fait d'une discipline sévère la condition de son retour dans Genève, trouva en effet chez la majorité des citoyens un peuple de col roide. De là, entre eux et Calvin, une lutte dont les incidents variés mirent toujours plus en lumière la profonde incompatibilité d'humeur qui séparait le réformateur français des patriotes genevois. Le caractère du maître, tout empreint d'une austérité presque stoïque, et d'un inflexible dévouement à la logique du devoir, formait un indestructible contraste avec les mœurs gaies, la vie facile, la mondanité de ses disciples. Lui revêtait toutes choses d'une teinte sévère; pour eux ils prenaient l'existence par son joyeux côté. C'étaient des enfants indisciplinés et folâtres appelés à devenir les élèves dociles d'un rigide mentor. Entre eux la sympathie n'était pas naturelle, et elle ne s'impose pas.

D'ailleurs à la différence des caractères se joignait celle des positions. La Réforme avait apparu comme un accident au milieu des luttes politiques poursuivies dès longtemps par les citoyens de Genève, et la plupart l'avaient acceptée comme une arme dans le combat; mais elle ne leur inspirait rien de ce que dictent les convictions ardentes et profondes. Pour Calvin, la Réforme c'était l'objet de son choix, le but de ses travaux, le terme de ses efforts; c'était sa vie. L'intérêt religieux primait dans son âme tous les autres intérêts; sa foi

(1) Déclaration, p. 1326.

faisait tout son patriotisme, puisque pour elle il avait préféré la terre de l'exil à son pays. Etranger aux combats livrés par les enfants de Genève pour la conquête de leur liberté, il ne venait point jouir avec eux de la victoire, mais en profiter. Il lui fallait à tout prix les rendre de fidèles sujets de JésusChrist, et faire de leur ville le sanctuaire de l'Evangile, de leurs mœurs le type de la Réformation.

Calvin entreprit cette œuvre, ou pour mieux dire cette guerre. Ce que les fondateurs d'ordres religieux avaient tenté pour des cénobites cloîtrés dans des monastères, Calvin osa l'essayer pour une ville corrompue et libre; il imposa une règle aux habitants de Genève, et il la fit exécuter. Il comptait dans le gouvernement plusieurs membres favorables à ses vues, et il s'appuyait en outre sur ceux qui, dans le peuple, avaient accepté sérieusement sa doctrine, et sur les étrangers, tous les jours plus nombreux, réfugiés à Genève pour cause de religion. Il trouvait là des sujets soumis, et dans le Consistoire, chargé de surveiller la vie et la foi du troupeau, un utile instrument.

Mais les institutions disciplinaires par lesquelles il prétendit réformer les mœurs et brider la licence, les lois ecclésiastiques destinées à régler, jusque dans les moindres détails, la croyance et la conduite des citoyens, provoquèrent tout naturellement une vive opposition et une résistance prolongée chez un grand nombre de ces derniers. Calvin finit par règner, mais ce fut par droit de conquête : au terme de la lutte, Genève renferma des calvinistes de plus et quelques Genevois de moins. Il est vrai qu'en les perdant elle reçut en échange ce qui, dans le monde moderne, a fait seul son renom et sa gloire. Mais cet enfantement de Genève nouvelle fut laborieux et incertain. Pendant plusieurs années le parti anti-calviniste, qui comptait dans ses rangs les membres de plusieurs familles influentes, et une portion considérable de la population, vit ses succès aller en croissant, et ce fut pré

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