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coup périrent dans les invasions qui suivirent la Réforme. Les Valaisans et les Bernois dévastèrent alors nos plus belles vallées, portèrent le fer et la flamme dans les monastères et les châteaux du Chablais, du Faucigny, des bailliages de Gaillard, de Gex et de Ternier, et anéantirent des documents dont la perte est irréparable pour l'histoire de ces provinces. Toutefois, un grand nombre avait échappé à la barbarie de ces sauvages novateurs; car, en 1650, époque où Charles-Auguste de Sales écrivait son Pourpris historique, il fut à même de compulser les archives des principales familles de Savoie, et plus de cinquante mille titres lui furent alors communiqués (1). Il était réservé aux philosophes, à ces protecteurs éclairés des sciences et des lettres, d'anéantir les sources les plus précieuses de l'histoire dans les stupides fureurs de la révolution qui fut leur ouvrage. Que l'on ne m'accuse point ici d'exagération : qui ne sait que, le 19 juin 1792, Condorcet, à la tribune de la Convention nationale, fit décréter d'urgence la destruction de tous les titres qui existaient dans les dépôts des départements « C'est aujourd'hui ( dit-il) que dans la capi« tale la raison brûle, aux pieds de la statue de << Louis XIV, ces immenses volumes qui attestent la << vanité de la noblesse ; d'autres vestiges en subsistent

(1) Pourpris historique, page 26.

<< encore dans les bibliothèques publiques, dans les << chambres des comptes, dans les chapitres à preu<< ves et dans les maisons des généalogistes; il faut << envelopper ces dépôts dans une destruction com<< mune (2); » et cette destruction s'étendit jusques aux trésors de la vaste collection commencée par Colbert et d'Aguesseau, et continuée par les ministres successeurs de ces grands hommes, Bertin, de Maurepas, d'Ormesson, de Calonne. « Déjà la patience <«<et le savoir immense des Bénédictins, assistés du <«< concours des hommes instruits de tous les pays, << avaient accumulé et classé un nombre prodigieux de «< chartes, de diplomes et d'actes de toute espèce, «< qui servirent de centre à ces grands travaux histo

riques, éternel honneur des lettres françaises. On << y venait puiser à la fois pour le recueil des ordon<<<nances, celui des historiens de France, l'Art de «< vérifier les dates, la Gallia christiana et la nouvelle «< collection des conciles. Déjà l'on avait fait pres<< sentir que l'ensemble de ces documents pourrait << être un jour publié, et le roi en avait donné l'assu<«<rance au monde savant en 1782 (3). » Mais cette espérance ne devait pas se réaliser la révolution

(2) Châteaubriand, Introduction aux études historiques. (3) Champollion-Figeac, cité par M. de Châteaubriand, Etudes histor.

vint disperser et détruire ces précieux matériaux, et fit brûler sur la place des Piques, le 22 février 1793, 347 volumes et 39 caisses qui faisaient partie de cette inestimable collection (4). Les départements suivirent à l'envi l'exemple de la capitale, et, dans la plupart des villes du royaume, se multiplièrent ces stupides auto-da-fé.

La Savoie avait été envahie dans l'automne de 1792, et, quinze jours après sa réunion à la France, elle avait ses clubs de jacobins, sa convention nationale allobrogique et ses chants patriotiques. Bientôt aussi elle eut ses Condorcets, et les archives des châteaux et des monastères, amoncelées sur les places publiques, furent dévorées par les flammes, aux applaudissements frénétiques d'une populace insensée. C'est ainsi que les titres de l'ancienne maison d'Allinges, ses vieux diplomes, ses chartes, concédées par les rois de Bourgogne ou les premiers descendants d'Humbert-aux-Blanches-Mains, furent arrachés des archives de Coudrée et brûlés sur la place du Marché de Thonon. Le nombre en était si grand, que quatre bœufs tiraient avec peine le char qui les portait. Ces scènes de vandalisme se répétèrent dans toutes les villes de nos provinces, et l'on peut juger de l'immense quantité de documents qui périrent à cette

(4) Châteaubriand, Etudes historiques.

époque fatale. Si l'on ajoute à ces désastres et à ceux des anciennes guerres une cause de destruction non moins puissante, la coupable incurie des hommes, on pourra s'étonner de rencontrer encore dans notre pays quelques matériaux historiques. Combien de personnes, en effet, dispersent ou anéantissent chaque jour ces parchemins dont les caractères inconnus les rebutent, et font disparaître avec eux peut-être une illustration pour leur famille, ou les derniers souvenirs d'une gloire nationale! Il serait temps que des hommes véritablement amis de leur pays se réunissent pour sauver de la destruction les débris qui nous restent, et songeassent à les rassembler en un dépôt commun. On pourrait faire encore une heureuse moisson en visitant avec soin les vieux manoirs de nos provinces, et les lieux où s'élevèrent jadis les abbayes célèbres de Talloires, de Tamié, de Filly, d'Aillon, de Contamine et d'Abondance, en s'entourant d'informations, et faisant un appel à la générosité des possesseurs; tel souvent y répondrait avec plaisir, qui livre aujourd'hui sans scrupule à la poussière et aux rats de son grenier des documents dont il ne connaît pas l'importance. Je voudrais que l'Académie de Savoie se chargeât de ce soin, qu'elle nommât dans son sein une Commission historique, et lui adjoignit dans les provinces quelques correspondants zélés; qu'elle fit disposer un local pour recevoir les pièces

qui lui seraient adressées, et qu'après avoir fait un choix de celles qui présenteraient le plus d'intérêt, elle les publiát sous le titre national de Codex Sabaudia diplomaticus; et si l'on nous accuse d'avoir l'esprit municipal et de chercher à nous isoler, nous répondrons, que nos montagnes furent le berceau de nos princes et le théâtre de leur première gloire ; que c'est au milieu d'elles et s'appuyant sur l'épée de nos pères, qu'a grandi leur illustre race, et que nous croyons remplir un devoir de patriotisme et d'honneur en recueillant, comme un bien qui nous est propre, tout ce qui peut se rattacher à ces nobles souvenirs.

Nous devons, à bon droit, nous vanter d'être un des peuples les plus heureux et les mieux gouvernés de l'Europe; mais la grande plaie sociale de notre époque s'est étendue jusqu'à nous; ce fatal système d'unité qui sans cesse affaiblit la circonférence sans ennoblir le centre, comme le dit un brillant écrivain (5), la centralisation, dis-je, éteint en nous la force et la vie; elle décourage les hommes de cœur qui veulent le bien de leur pays et en connaissent les besoins; elle affaiblit l'amour de la patrie, en altėrant sa physionomie et ses institutions locales; elle éteint le goût des arts, des sciences et des lettres, en

(5) Lorrain, Histoire de l'abbaye de Cluny. Introduc., page 4.

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