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CHAPITRE VI.

La conspiration des la Marck et la mission du conseiller Boisot.

I

Le règne d'Erard de la Marck fut une époque de prospérité pour cette famille. Le puissant cardinal profita de son influence pour enrichir ses parents ou les revêtir des plus hautes dignités ecclésiastiques. Deux de ses neveux, Antoine et Philippe de la Marck, fils du seigneur de Sedan; son cousin, Guillaume de la Marck, seigneur de Lummen et de Seraing, entrèrent dans le chapitre cathédral et devinrent archidiacres.

Si le cardinal avait disposé de son évêché, il l'eût laissé à Philippe ou à Guillaume. Il en avait donné en quelque sorte l'expectative à Philippe, quand il conclut le traité secret de Saint-Trond, et il y a toute apparence que celui-ci eût succédé à son oncle, sans la défection de son père, le seigneur de Sedan. Nous savons comment Charles-Quint fit conférer la coadjutorerie de Liège à Corneille de Berghes. Erard songea un moment à lui imposer son cousin, Guillaume, mais l'énergie de Marie de Hongrie empêcha cette combinaison 1.

Philippe et Guillaume de la Marck ne pardonnèrent jamais à Charles-Quint la nomination du sire de Sevenberghe. Ambitieux comme tous leurs ancêtres, avides d'honneurs et de dignités, prêts à exciter des troubles pour satisfaire leur orgueil, ils minèrent l'autorité de cet étranger qui était venu à Liège comme pour les frustrer de la succession du cardinal. Ils mon

Voir nos chapitres III et V.

trèrent dans cette œuvre déloyale une ardeur croissante, parce qu'ils savaient que Corneille de Berghes s'impatientait sur le trône de Saint-Lambert et qu'ils espéraient tôt ou tard le remplacer. A cette fin, ils recrutaient des partisans parmi tous les ennemis de la maison d'Autriche et comptaient sur la France, qui épiait l'occasion de surprendre les Pays-Bas. Mais CharlesQuint ne voulait pas qu'un la Marck régnât à Liège; il entendait que la principauté dépendît entièrement des Pays-Bas. C'est pourquoi, après l'inauguration de Corneille de Berghes, il pourvut à la nomination de son successeur en présentant son oncle, Georges d'Autriche, comme coadjuteur.

Tant que la paix subsista entre la France et les Pays-Bas, les deux archidiacres, que les contemporains appellent, l'un, Philippe de la Marck-Sedan, archidiacre de la Marck, chanoine Marck ou Marck tout court, l'autre, Guillaume de la MarckSeraing, archidiacre de Seraing 1, ou même quelquefois, Seraing, évitèrent une révolte ouverte. Ils se bornèrent à favoriser les intrigues du seigneur de Sedan, qui convoitait la forteresse de Bouillon, forteresse qu'il ne pouvait reprendre aux Liégeois qu'à la faveur d'une révolution.

La cour de Bruxelles surveillait de loin ces machinations ténébreuses. Quand l'archidiacre Guillaume, vers le commencement de l'année 1541 2, se rendit en France, Philippe Nigri, qui savait tout par ses correspondants liégeois, en avisa aussitôt Louis de Schorre, président du Conseil privé des Pays-Bas.

Le chancelier n'augurait rien de bon de ce voyage, d'autant moins que Corneille de Berghes était très souvent absent et que ses absences favorisaient les pratiques des ennemis. Le pays de Liège, écrivait-il, dans son style pittoresque, est entre l'enclume et le marteau, inter sacrum et saxum « et les malvaix garnements mal contents presteroyent bientôt l'oreille à quelque indeue pratique ». Si l'on ne pourvoyait au désordre, la présentation du

Voir notre tableau généalogique des la Marck.

2 Archives du royaume, carton I des Documents concernant le pays de Liège, lettre de Nigri au président de Schore, du 9 mars 1540 (vieux style).

coadjuteur (Georges d'Autriche) souffrirait des difficultés. Il serait bon que la reine envoyât un espion à Sedan pour apprendre ce qui s'y préparait. L'archidiacre Guillaume était arrivé dans cette ville et y avait mandé un grand nombre de ses partisans. A quelle fin? Le correspondant de Nigri l'ignorait; mais le chancelier se méfiait du personnage et recommandait d'avertir le bailli de Namur d'être sur ses gardes.

L'avenir justifia les prévisions du chancelier. La guerre n'avait pas encore été déclarée par la France aux Pays-Bas, qu'une conspiration se tramait Liège. Quelques notables, dit Chapeaville, des prêtres et des laïques, projetèrent de livrer la Cité aux Français et aux Gueldrois. Ils parvinrent à s'enfuir; mais leurs serviteurs furent pris et écartelés 1.

Le chroniqueur n'en dit pas davantage. Apparemment, il n'osait, par respect pour le chapitre de Saint-Lambert dont il était membre, citer les noms de ces ecclésiastiques qui s'étaient souillés d'un crime de haute trahison. Une missive de Marie de Hongrie, du 28 novembre 1541, et les déclarations ultérieures de Van Rossum nous apprennent le reste. François Ier, écrivait la princesse, avait fait arrêter le coadjuteur, Georges d'Autriche, non seulement pour venger la mort de ses agents, Frégouze et Rinçon, mais parce qu'il comptait ainsi surprendre plus facilement la ville de Liège avec le concours du duc de Clèves et de Guillaume de Seraing. Marie de Hongrie savait par le comte de Buren que cinq cents bourgeois étaient du complot et avaient promis d'ouvrir aux envahisseurs une porte de la ville, quand ils en seraient requis. Ces envahisseurs devaient être conduits par le fameux capitaine gueldrois, Meynaert van Ham, l'émule de Van Rossum, qui se chargeait volontiers de pareilles entreprises 2. Une fois la ville prise, Corneille de Berghes était renversé et remplacé par Guillaume de la Marck, le seigneur de Seraing, qui aurait livré les forteresses liégeoises

1 CHAPEAVILLE, loc. cit., p. 343.

* Archives du royaume: Correspondance de Marie de Hongrie, registre 51, pp 95 et suiv.; lettre de Marie à Charles-Quint, du 28 novembre 1541.

aux Français et facilité l'invasion du Brabant, attaqué en ce moment par Van Rossum 1, le maréchal gueldrois allié de François Ier.

Les rapports du chancelier Nigri et du comte de Buren, les avertissements des nombreux espions qui parcouraient le pays de Liège, éclairèrent la gouvernante sur les projets des la Marck et les dangers qui menaçaient la principauté. Marie de Hongrie redoubla d'activité et d'énergie, et pendant les années 1542 et 1543, au plus fort de la guerre entre la France et les Pays-Bas, elle contrôla tous les actes du gouvernement épiscopal. Nous avons expliqué, dans le chapitre précédent, comment elle empêcha les Liégeois d'accepter les propositions insidieuses des Français et des Clévois, et comment elle leur fit respecter le traité de 1518.

II

Pendant le mois de mai de 1543, le Gouvernement belge -réussit à saisir trois conspirateurs: Thomas Faudeur, Josselet, Godefroid d'Ardenne 2. Conduits au château de Vilvorde, ces prisonniers dénoncèrent leurs complices liégeois, accusèrent les la Marck et révélèrent tout le complot.

Marie de Hongrie députa aussitôt à Liège Philippe Nigri, le diplomate qui connaissait le mieux la principauté, et Charles de Bernenicourt, seigneur de la Thieuloye, son maître d'hôtel. Le 26 juillet 3, les autorités liégeoises furent prévenues

1 Van Rossum révéla plus tard ce projet à Marie de Hongrie, quand il fut passé au service de Charles-Quint. Voir à ce sujet : le Mémoire du sire de Glayon, dans le tome III (p. 312) des Lettres des seigneurs. (Archives du Royaume). M. Henne (loc. cit., tome VII, p. 364) reproduit des extraits de ce mémoire, mais remplace par un trait pointillé le nom du sire de Seraing, chaque fois que ce nom est mentionné dans l'original.

2

CHAPEAVILLE, loc. cit., p. 347, et lettres de Boisot, publiées dans nos pièces justificatives, passim.

3 Voir notre huitième pièce justificative lettre de Marie de Hongrie au vice-doyen et chancelier de l'église de Liège, du 26 juillet 1545.

de l'arrivée de ces ambassadeurs qui devaient leur exposer <«<aulcunes choses très-importantes à sa majesté impériale et au >> saint empire et signamment au pays de Liège », et invitées à s'acquitter de leurs obligations envers Charles-Quint. Le 27, les deux commissaires déclarèrent devant le conseil communal que la reine avait fait avancer ses troupes du côté de la principauté pour empêcher les machinations du roi de France et du duc de Clèves, et demandèrent que les villes et forteresses liégeoises fussent occupées par des soldats des Pays-Bas, et que deux échevins s'entendissent avec eux pour prendre les mesures les plus utiles au pays 1.

De son côté, Charles-Quint envoya de Spire son fidèle agent, le conseiller et maître des requêtes, Charles Boisot, pour prévenir les Liégeois de son arrivée, pourvoir aux troubles qui désolaient la principauté et poursuivre l'archidiacre Philippe de la Marck.

Aux termes de ses instructions 2, Charles Boisot devait avertir confidentiellement le prince-évêque de sa mission; solliciter une audience du chapitre, des bourgmestres et des échevins; leur recommander d'user de la plus grande discrétion dans la poursuite des coupables; insister sur l'affection que l'empereur avait toujours témoignée à la principauté comme suzerain et comme souverain des Pays-Bas; expliquer les circonstances qui le mouvaient à révéler la conjuration ourdie pour ruiner le pays de Liège et le détacher du saint-empire; déclarer les menées criminelles du chanoine Philippe de la Marck, qui avait projeté de s'emparer de la principauté et des Pays-Bas avec l'assistance de la France; produire les preuves de cette conspiration; prier les états liégeois d'agir avec la plus grande célérité pour se saisir des coupables; faire arrêter le chanoine de la Marck et ses complices, en veillant à ce qu'ils ne

1 Conclusions capitulaires du chapitre de Saint-Lambert, registre cxiv. Archives de l'Etat à Liège.)

2 Voir notre dixième pièce justificative lettre de Charles-Quint à Boisot, du 27 juillet 1545.

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