Imágenes de páginas
PDF
EPUB

clamé des droits semblables; car il était notoire que les moines de Condat avaient défriché le sol de Lauconne et y avaient reçu les premiers colons.

Du Saix rapporte, nous l'avons vu, que l'archevêque de Besançon revendiquait non pas précisément la celle de Saint-Lupicin, mais les bâtiments construits ou restaurés par Carloman, sur l'emplacement de l'ancienne ville d'Antre, et dépendants de ce prieuré. Ces bâtiments, en effet, étaient loin du monastère de Saint-Oyend; ils n'avaient point été élevés, comme la celle de Lauconne, par les religieux; l'archevêque, lié avec Carloman, peut-être par des relations étroites, ou favorisé même par le jeune prince de donations importantes, prétendait que les bâtiments élevés près du lac d'Antre lui appartenaient 1.

[ocr errors]

Du Saix nous représente la controverse comme ayant été assez longue. Après la mort de Carloman, dit-il, l'archevêque de Besançon, nommé Gédéon, vint à quereller pour cette place, disant qu'elle lui appartenoit, dont le sieur abbé et son église furent en grand plaid et divorce. » Charlemagne « pour les mettre d'accord, ordonna » d'abord <«< certains commis qui ne furent justes et jugèrent ledict lieu à l'archevesque. »

(

Il fallut que saint Ribert se rendit lui-même à la cour du prince, avec « deux saincts religieux, qui estaient en son abbaïe de Saint-Claude, l'un nommé Vaudelin, l'autre Ermenfroid, qui estaient deux chevaliers, lesquels avaient prins l'ordre par dévocion, » et qui peut-être étaient d'anciens seigneurs de la cour de Carloman et ses compagnons de retraite au monastère de Condat et au lac d'Antre. Le roi Charles «<lui délégua autres commis desquels l'un fut le comte Allard, avec un autre et deux abbés pour faire inquisition et vacquèrent si bien et juridiquement qu'ils jugèrent à ladicte abbaïe ladicte place être à ce vrai domaine d'icelle et mirent lesdicts abbés et religieux en possession d'icelui lieu, auquel ledict abbé ordonna six religieux 2. »

Après ce jugement des commissaires, « ledict abbé Ribert avec lesdicts commis allérent à Rheims, où était ledict roi pour lui regracier et supplia le roi par autorité luidonner par confirmation les autorités et privilèges que ses prédécesseurs lui avoient donné et confirmé ; ce qu'il lui accorda ; et furent bien dépeschées et scellées lettres authentiquement.

« Et les ai vues et tenues, conclut Du Saix, comme aussi ai par beaux et authentiques tiltres qui sont ès chartes d'icelle vénérable église 3. »

Si l'avocat Christin avait lu ce récit, pouvait-il dire que Charlemagne avait tranché la contestation contre ses habitudes, à la légère, sans avoir entendu l'archevêque de Besançon, sur le seul exposé de l'une des parties ?

545. Remarquons que dans la charte de Charlemagne, le monastère de Saint-Lupicin est appelé une celle, cella. Quoique ce mot ait été employé quelquefois pour désigner un monastère assez considérable, néanmoins nous pouvons en conclure qu'il n'y a plus cent cinquante religieux comme au temps de saint Lupicin. Si l'on prend le mot celle dans son sens ordinaire, pour une grange ou un petit prieuré, il faudra même conclure qu'il ne s'y trouve plus qu'un petit nombre de moines, peut-être à peine une dizaine.

Mais, plus le nombre des religieux est réduit, plus doit être considérable celui des séculiers; car sous l'empire si prospère de Charlemagne, les anciennes terres défrichées par les moines ne sauraient être abandonnées. C'est pourquoi nous croyons volontiers qu'autour de la celle monastique il y a dès lors un village populeux.

charte: con

546. Mais Charlemagne ne se contente pas d'attribuer à l'abbé de Saint-Oyend le 2o Second prieuré de Saint-Lupicin avec toutes ses terres et ses dépendances : il lui donne tout le objet de la haut Jura, dont le territoire de ce prieuré était une portion, en sorte que la controverse firmation des soulevée contre l'abbaye pour la possession du prieuré a pour effet de lui faire confir- possessions mer la possession du vaste domaine qui l'entoure.

du haut Jura. a. Limites

La charte de Charlemagne est le plus ancien titre qui trace les limites de la terre de de la terre de

Histoire de la vénérable Abbaie et Couvent de S. Oyan de Joux et de S. Claude.

2 Ibid.

3 Ibid.

St-Oyend.

b. Charlemagne confirme à l'abbaye :

Saint-Oyend ou de Saint-Claude. Les limites assignées sont à l'orient, la Serine, appelée aujourd'hui communément la Valserine, et l'arête du Noirmont ; au nord, l'extrémité de la Vallée de Joux, où l'Orbe s'engouffre sous la montagne, ubi aqua in foveam intrat, la Ferrière-sous-Jougnes, les Alpes, c'est-à-dire le Mont d'Or, les Chaux nommées Merrenses, dont nous ignorons la situation exacte, mais qui étaient du même côté 1; au midi, le Bief-Brun et la Semine, qui sont connus de tout le monde, le Bief-Nuisible, moins connu du monde savant, mais aussi bien connu des paysans d'Échallon et de Belleydoux ; à l'occident, Condes et la ligne tirée de Condes aux Chaux Merrenses et aux Alpes, c'est-à-dire la rivière du Daim ou de l'Ain et le Mont de l'Échine. L'abbaye de Saint-Oyend possède ainsi toute la contrée comprise entre Échallon au midi et les sources du Doubs au nord; entre l'arête du Noirmont et la Valserine à l'orient, l'Ain et le Mont de l'Échine à l'occident. La plus grande partie de la forêt au sein de laquelle ses fondateurs saint Romain et saint Lupicin se sont établis, lui appartient; il ne faut excepter que la dernière chaine du haut Jura ou seulement même le versant oriental de cette chaine, propriété des habitants de la vallée du Léman. L'abbaye possède en outre une contrée déjà peuplée sous les Romains, la ville d'Antre et tout le territoire qui le borde, jusqu'à la rivière de l'Ain, ce que l'on appellera plus tard la baronnie ou le bâty de Moirans.

547. Or, quels sont les droits que la charte donne ou confirme à l'abbé et aux moines sur la terre de Saint-Oyend?

Elle leur confirme d'abord et principalement le droit de propriété; elle leur confirme 1. Son droit aussi, jusqu'à un certain point du moins, le droit de souveraineté.

de propriété

rêts du haut

Jura;

A l'égard de l'antique forêt, ce n'est pas Charlemagne qui accorde proprement aux sur la portion déjà défri- moines le droit de propriété; ce droit leur appartient comme aux premiers occupants chée des fo- du sol. Charlemagne leur reconnait ce droit antérieur; il se contente de le confirmer : « Les anciens pères ou saints, dit-il, ont été unis et associés pour défricher les bois et labourer les terres ; que leurs descendants le soient de même à jamais dans la prospérité et l'adversité: » c'est-à-dire les fondateurs de l'abbaye se sont légitimement établis dans la forêt; que les moines leurs successeurs gardent inviolablement l'héritage que leur ont légué les saints.

2. Il lui ac

droit de pro

encore défrichée.

548. Cependant la charte a jusqu'à un certain point le caractère d'une première corde le plein concession, non, il est vrai, quant à la portion du haut Jura déjà défrichée, mais quant priété sur la aux vastes terrains encore en friche. Ce n'est, en effet, qu'au XIe siècle, ainsi que portion non nous le verrons, que le territoire de Mouthe recevra ses premiers habitants dans la personne de saint Simon de Valois et de ses compagnons; ce n'est que plus tard encore que la vallée actuelle de Bois-d'Amont et des Rousses sera peuplée pour la première fois. Ces terrains encore en friche demeuraient jusqu'alors au premier occupant; tout homme pouvait s'y établir et en devenir propriétaire, comme les moines s'étaient établis à Condat et en avaient acquis la propriété.

Or, par la charte de Charlemagne, ce droit de première occupation disparaît, ou plu

1 Divers auteurs ont proposé la Chaux-Mourand au territoire de Bellefontaine; le moulin Chaumeran, dans la commune de Fort-du-Plasne, le Maréchet dans la commune du Lac des RougesTruites; mais la limite de la terre de S. Oyend était plus éloignée. M. Finot voit dans les Calmes Merrenses la Moura, près de Septmoncel; l'erreur est manifeste. Les auteurs de la Vie des Saints de Franche-Comté traduisent ce nom par Chaux-des-Murets. On pourrait peut-être y voir la vallée de Mouthe et de Rochejean, où se trouvent plusieurs lieux qui portent encore maintenant le nom de Chaux, Chaux-Neuve, Petite-Chaux, etc.

2 Le Bief-Nuisible n'est pas indiqué dans la carte de l'Etat-Major. C'est M. le curé de Belleydoux
qui a bien voulu nous le faire connaître. (Voir notre carte de la Terre de Saint-Claude).

Le Bief-Nuisible est un torrent, ordinairement à sec, descendant du nord et se réunissant à la
Semine au-dessous de Belleydoux.

Par suite d'une erreur dont nous ignorons la première origine, la plupart des archéologues lu Jura, entre autres D. Monnier et Rousset, traduisent Betus Nocivum par Bief-Noir; mais il n'y a pas de Bief-Noir dans toute la région, entre la Semine et Condes. M. Finot traduit Betus Nocivum par Nerbief; mais Nerbief ou plutôt Nerbier n'est pas un ruisseau, mais l'arète d'une montagne ; puis Nerbier n'est pas situé entre la Semine et l'Ain, mais entre le Bief-Brun et Mijoux.

tôt se trouve restreint. Car l'État, usant du haut domaine qu'il peut revendiquer sur tout le sol compris dans ses limites, vient d'attribuer la portion du haut Jura encore en friche au monastère de Condat, déjà propriétaire de tous les terrains défrichés. Nul ne pourra donc plus s'y établir sans la permission au moins tacite des moines et en dehors des conditions qu'il leur plaira de déterminer. Ordinairement, il y aura une convention expresse entre l'abbaye et les nouveaux colons: l'abbaye leur acensera ou abergera1 des terres, à la charge pour eux de les tenir en usufruitiers et de lui payer de modiques redevances. Nous possédons encore une multitude de ces actes d'acensement ou d'abergeage.

droit de pre

le haut Jura

549. En dehors de la terre monastique de Saint-Oyend, le haut Jura présente encore 3. Remardes terres qui sont au premier occupant; et au XIIe siècle, quand les religieux de Ro- que sur le mainmôtier s'établiront sur le mont du Four, une charte souvent citée de Humbert de mière occuSalins reconnaitra qu'ils ont pu le faire légitimement « en vertu de la coutume du haut pation dans Jura, sicut se habet Jurensis consuetudo: » car nul propriétaire, nul colon ne se sera en- après la charcore établi dans ces terrains en friche; nul seigneur ne se les sera encore attribués: te de Charlel'empereur seul pourrait y revendiquer un droit de haut domaine, mais ce haut domai- magn. ne laisse subsister le droit de première occupation.

Dans la terre monastique de Saint-Oyend, le droit de première occupation n'existe plus dans sa rigueur depuis la concession de Charlemagne; car l'abbaye est propriétaire du sol, dans les terres en friche comme dans les lieux cultivés. Cependant, pendant de longs siècles, le monastère reçoit sur les terres en friche tous ceux qui consentent à s'y établir; si en effet, les terrains en friche ont un propriétaire, ils n'ont pas de cultiva teur : on ne peut les occuper pour les posséder en propre, mais on peut s'y établir pour les tenir en ferme; le droit de première occupation ne peut plus aller jusqu'à l'acquisition de la propriété, mais il s'étend encore à l'acquisition de l'usufruit; le premier occupant devient le fermier perpétuel du monastère de Saint-Oyend, ou, pour employer l'antique expression, il en devient le mainmortable. En ce sens, le sol monastique encore en friche demeure lui-même au premier occupant, sicut se habet Jurensis consuetudo.

4. Charle

firme à l'ab

550. Nous avons dit que la terre de Saint-Oyend, telle quelle est circonscrite par la charte de Charlemagne, comprend, avec la plus grande partie de la forêt du haut Ju- magne conra, un territoire déjà cultivé et habité au temps des Romains, nous voulons parler du baye son territoire de Moirans. Évidemment, les moines ne peuvent revendiquer le droit de pre- droit de promière occupation que sur le territoire de l'ancienne forêt.

priété sur le

territoire de

Quant aux terres déjà habitées au Ve siècle, est-ce la charte de Charlemagne qui Moirans, culleur en a donné la propriété ? tivé et peuplé avant les Il faut bien remarquer, en effet, que l'abbaye de Saint-Oyend a eu le même mines. droit de propriété sur cette région que sur les terres défrichées par les moines. Car, ainsi que nous le verrons, la terre de Saint-Oyend tout entière, la portion cultivée avant l'arrivée des moines aussi bien que celle qui était en friche avant leur venue, a été généralement de condition mainmortable jusqu'au XVIII• siècle. Si haut en effet, que l'on remonte dans le passé, on voit l'abbaye exercer tous les droits de propriétaire, spécialement acenser les terres, aussi bien dans le territoire de Moirans que dans les vallées supérieures du Jura.

Évidemment, ce droit de propriété sur des terres défrichées avant la retraite de saint

1 naire.

a Acenser, donner à cens, c'est-à-dire sous la redevance d'une rente. >> LITTRÉ Diction

Abbergare, dare ad abbergagium seu ad censum et statutam præstationem. » DU CANGE, Glos.

saire.

2 Concedo etiam investituras suas quas... in heremo in monte de Furno videntur habere, quæ modo apparent in ædificiis, vel quæ in antea ibi habitantes potuerint ædificare seu amplificare: quæ quoniam mea permissione vel concessione non obtinuerant, et sibi quasi de franco jure occupasse et vindicasse, sicut se habet Jurensis consuetudo, confidebant mala eis, licet injuste inferebam. GUILLAUME, Histoire des Sires de Salins, T. 1, aux Preuves, p. 36. DROZ, Histoire de Pontarlier, p. 120.

c. Confirmation du

droit de souveraineté.

1. Les droits régaliens des grands pro

Romain et de saint Lupicin, n'a pu avoir son origine dans une première occupation des moines. A-t-il eu pour première cause la charte qui nous occupe?

Non; la charte de Charlemagne n'a pas proprement donné, mais seulement confirmé au monastère la propriété de ce territoire anciennement cultivé? Le diplôme a pour fin de trancher la contestation survenue entre l'archevêque de Besançon et l'abbé de SaintOyend sur le prieuré de Saint-Lupicin; la donation du haut Jura y paraît indirectement et comme accessoirement. Donc, la conclusion est manifeste, ces terres avaient été déjà auparavant données à l'abbaye.

A quelle époque? Nous l'avons insinué, au temps des anciens rois burgondes ou francs. On peut supposer que le territoire de la ville d'Antre appartenait au fisc lors de la domination romaine, ou qu'il était devenu, comme tant d'autres lieux, une terre fiscale à la suite des invasions des barbares et par l'effet de l'état de solitude où la dévastation le réduisit. Mais il faut nécessairement admettre qu'il appartenait à l'abbaye avant Charlemagne; car rien, dans la charte de ce prince ne nous permet de croire à une première concession de ce territoire; tout nous force d'admettre une simple confirmation. D'où nous devons conclure que les moines avaient reçu auparavant le droit de propriété sur ces lieux.

551. Mais la charte de Charlemagne ne confirme pas seulement au monastère son droit de propriété sur le haut Jura, mais encore son droit de souveraineté, dans la mesure déjà fort étendue où ce droit lui appartient.

Depuis les invasions, les grands propriétaires sont peu à peu devenus des administrateurs civils. Ils ont des charges à l'égard du roi; mais, dans les limites des droits supépriétaires. rieurs réservés au prince, ils ont un complet gouvernement de leurs colons et de leurs Ceux de terres. Ils se font même attribuer par le prince le droit de percevoir à sa place et à leur l'abbaye sur 1: haut Jura. profit une partie des impôts, celui de rendre la justice, l'exercice de tous les droits régaliens. « Déjà sous la domination romaine, dit M. Vuitry, les militaires, les anciens magistrats, les grands personnages, potentes, étaient affranchis de certaines obligations publiques, sinon de toutes. Il serait superflu d'insister sur l'abus qui fut fait de ces exemptions d'impôts au préjudice du trésor impérial. Cet abus se perpétua et s'accrut sous les rois barbares. Le nombre des exemptions devint de plus en plus considérable... A cette première cause d'appauvrissement du trésor public, vint s'en joindre une seconde, à laquelle M. de Championnière ne suppose pas une moindre efficacité. Les empereurs romains, dans leurs libéralités ruineuses pour l'État, ne se bornaient pas à donner des terres fiscales, ils déléguaient des impôts. Ainsi, sous l'Empire, on attribuait, le plus souvent viagèrement, à des fonctionnaires en activité ou sortant de charge, ou même à de simples particuliers qu'on voulait récompenser ou favoriser, une portion déterminée du revenu public: les cens de telle localité, le péage d'un pont, les redevances, en denrées ou en travaux, dues par un village. Les personnes ainsi dotées étaient désignées sous le nom d'honorati; la dotation ou délégation d'impôt qu'elles avaient reçue s'appelait honor. Les rois francs suivirent cet exemple et continuèrent à attribuer à des particuliers le produit d'une partie des contributions... Et même ces délégations d'impôts se firent non plus à titre viager, mais à titre perpétuel. On en trouve à chaque instant la trace dans les documents de l'époque sous les noms de munus, de fiscus et d'honor1. »

Déchargés peu à peu de l'obligation de payer les impôts, investis même du droit de les percevoir à la place du souverain, les grands s'attribuent insensiblement tous les pouvoirs administratifs dans leurs vastes domaines. Cet accroissement de leur puissance est singulièrement favorisé encore par l'affaiblissement de la royauté sous le règne des rois fainéants. Aussi au VII et au VIIIe siècle, les grands propriétaires sont déjà de véritables seigneurs féodaux.

Or, l'abbaye de Saint-Oyend a la propriété d'un vaste territoire. Elle y exerce tous les droits que les grands propriétaires exercent dans leurs domaines. Jamais les prin

Études sur le régime financier de la France avant la révolution de 1789, t. 1, p. 47.

« AnteriorContinuar »