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Il va sans dire que les autres lieux de frontière comme Icoranda ou Fines peuvent être, doivent même être des endroits de culte. Partout où une route franchissait la frontière, au moins un autel de frontière rappelait ces di finitimi. Plusieurs ont été trouvés; d'autres ont laissé leur souvenir dans les usages et rites du pays. C'est ainsi que le pays bordelais s'arrêtait à la Croix d'Hins (Ad Fines, à l'époque romaine), sur la route de Bordeaux aux Pyrénées (32). Une croix transmettait donc le culte christianisé de l'endroit (33).

Pour Icoranda, il y a même deux sources d'un culte: d'abord, comme nous avons vu, sa qualité de frontière; ensuite le petit ruisseau, ou mieux sa source, qui était, je dirais normalement, divisée chez nos ancêtres celtiques. Les Matronae ou Déesses-Mères étaient souvent (primitivement, je crois, principalement) considérées comme les nymphes bienfaisantes de la source. C'est l'avis de C. Jullian depuis longtemps, et les récentes découvertes faites en Lorraine le confirment nettement. Nous avons, ces dernières années, trouvé en effet dans la partie orientale du département de la Moselle, près de Lemberg (canton de Bitche), deux nouveaux rochers sculptés de l'époque galloromaine la « Bildmühle », avec une Matrona, décrite par M. R. Forrer (34), et le « Bilderfels » dans le « Dreibirrenthal » que j'ai tiré de l'oubli (35). « Dreibirrenthal >> signifie « Vallée de trois sources » et à la « Bildmühle >>> le rocher sculpté se trouve à deux mètres d'une source avec chute d'eau (36). Une relation étroite entre la source et le monument est indiscutable.

(32) JULLIAN, I. I., II. p. 11, n. 8 et Inscript. de Bordeaux, II,

P. 214.

(33) Sur la christianisation, v. en dernier lieu Stähelin, Die Schweiz in röm.. Zeit, 1927, p. 497.

(34) Annuaire Soc. hist. lorr., 1927, p. 223, avec dessin.

(35) Bulletin monumental, 1929, p. 139; cf. E. LINCKENHELD, Elsassland, t. IX, 1929, avril. Les deux monuments sont également représentés dans le XVII Bericht d. röm. germ. Kommission, 1929, p. 139.

(36) Dans le Palatinat, occupé également pour les Médiomatriques, nous avons le même état de choses. Je me contente de renvoyer à ma notice dans le Bullet, monumental.

Nous sommes là en présence d'un culte aryen. M. E. Maas a récemment répété que, dans la mythologie des Indes, mâtar est le nom des divinités de la nature et particulièrement des cours d'eau (37).

Alors on comprend que çà et là le culte des Matronae se soit confondu avec celui des divintés protectrices des frontières. Ce syncrétisme était le développement normal partout où la limite était formée par un courant d'eau.

Parmi tous les cultes de nos ancêtres celtiques, aucun n'était plus familier, plus général que celui de ces fées bienfaisantes; aucun n'a persisté avec plus d'opiniâtreté (38).

A l'époque de la christianisation, ces croyances furent combattues, ces rites détruits ou assimilés, christianisés dans l'espèce (38 bis). Il y a même des constatations archéologiques qui nous montrent que les plus anciennes églises et surtout des chapelles, ont été construites de préférence sur l'emplacement d'édifices cultuels du paganisme. Le procédé de saint Boniface est significatif.

En considérant ce mélange d'idées et de croyances religieuses dont beaucoup plongent leurs racines dans l'époque gallo-romaine, nous comprenons bien le syncrétisme qui s'est formé. Nous le résumons:

« Au début, il y eut la source, divinisée; ensuite, elle servit de point fixe pour la délimitation des territoires de la cité ou du pagus (pays) (40). Le nom officiel devint

(37) E. Mass, Germania, XII, 1928, p. 59. Ce travail avait déjà été publié en 1910, dans la Internationale Wochenschrift, sans trouver l'attention qu'il méritait.

(38) Cf. E. LINCKENHELD, Sucellus et Nantosuelta, qui paraît en ce moment dans la Rev. de l'histoire d. religions.

(38 bis) Cf. C. JULLIAN, Hist, d. 1. Gaule, t. VIII, p. 329. (39) Il faut cependant se garder de généraliser. V. ce que nous avons dit à ce sujet dans Heidnische Götterbilder in christl. Kirchen, in Elsassland, VIII, 1928, janvier. Jolis exemples chez DEONNA, Bull. Instit, nat. genevois, 42, 1917, p. 446.

(40) Les sources ont été prises comme points fixes par les géomètres romains. JACOBI, Westd. Zeitschr., 1895, p. 156, indique les références des gromatici. Tout récemment, M. A. PHILIPPE a publié une borne-fontaine, de Plombières (Vosges) dans la Rev. d. Musées, 1928, p. 167. Au mois de septembre 1929, j'ai découvert deux bas reliefs de nymphes, provenant probablemnet

alors Icoranda (ou Ewiranda), mais le caractère de sanctuaire n'en fut qu'accentué. A l'époque chrétienne se sont conservés et le nom officiel de l'endroit et le caractère de sanctuaire. Une substitution bien connue remplaça le culte païen par celui de la Vierge, et l'étymologie populaire combina l'ancien nom (qui n'était pas compris) avec la nouvelle fonction: cet amalgame aboutissait nécessairement à N.-D. de la Délivrance » (41).

III. LA ROUTE

Le nom de notre chapelle, païen et chrétien, ainsi expliqué, il nous reste encore une question à examiner. C'est la route. Car normalement les autels et sanctuaires de frontière ne s'élevaient que là où la route franchissait la frontière.

Ferratus mons (42) est le nom du Donon dans des chartes des XIIe et XIIIe siècles et ce nom lui vient des voies romaines qui, au nombre de quatre, rayonnent de son sommet dans toutes les directions.

D'abord celle de Vicus Saravus (Sarrebourg), mieux connue sous le nom de « route des processions » (43); ensuite la route Donon - Vallée de la Bruche (Strasbourg),

de Sainte-Fontaine (Moselle). Ils seront publiés dans la même

revue.

(41) Qu'on me permette de me citer moi-même (Etud. d. mythol. celt. en Lorr., in fine). Ailleurs, le nom incompris de Délivrance a donné lieu à un mythe. C'est le cas à Rauville-la-Place (Normandie), où une chapelle est dédiée à N.-D. de Délivrance, « en souvenir, paraît-il, de l'expulsion des Anglais après la Guerre de Cent Ans » (SÉGUIN, l. 1., p. 151).

(42) Cf. sur cette route E. LINCKENHELD, Sarrebourg, 1924. p. 8, et Pons Saravi, dans La Sarre Française, 1928, p. 5. Sur le Donon cf. O. BECHSTEIN, Der Donon, seine Denkmäler, dans Jahrb. d. Vog. Clubs, VII, 1891, p. 1-78 (Trad. franç. par F. BALDENSPERGER dans Bull. Soc. philomath. vosgienne, XVIII, 1892, p. 93 et à part, Saint-Dié, 1894).

(42) Cf. Le ferré romain, nom d'une ancienne voie de la commune d'Atton (Mthe-et-Mlle), d'après BEAUPRÉ, Répert, archéol., 1897, p. 18. De même une voie romaine qui s'appelle aujourd'hui Chemin ferré, à Bouxières-sous-Froidemont (c. de Pont-àMousson), ibid., p. 34.

celle du Donon dans la Vallée de la Plaine (vers Langres) et la route du Donon vers Tarquimpol (Decempagi), connue dans la région vosgienne sous le nom de Chemin d'Allemagne.

L'ancienne voie qui porte le nom de Chemin d'Allemagne est pavée de gros moellons; elle est bien indiquée sur le Messtischblatt, feuille Lafrimbole. A l'ouest de ce village il y a également les traces d'une ancienne voie (43 bis). On connaît donc suffisamment le tracé de cette voie qui aujourd'hui encore forme, sur une étendue de plusieurs kilomètres, la frontière du département de la Moselle. Elle n'entre pas en ligne de compte pour les recherches que nous faisons aujourd'hui (44).

Il ne reste que la « route des processions », bien connue par une pierre milliaire, trouvée « sur le col qui sépare les deux cimes du Donon, à l'emplacement d'une voie antique» (45). C'est le n° 4549 du T. XIIIe du C. I. L. (46).

Tout le monde est aujourd'hui d'accord que cette route passait par Saint-Quirin (le tronçon au nord de cet endroit ne nous occupe pas ici).

Trois tracés sont possibles:

I' Donon N.-D. de Délivrance Vallée du Blanc

Rupt Lorquin.

2o Donon N.-D. de Délivrance Borne Brignon Haut du Bon-Dieu - Saint-Quirin.

3o Donon N.-D. de Délivrance Borne Brignon Chemin de Pierre-Saint-Quirin - Lettenbach.

Les deux derniers seulement ont été proposés (47); nous attachons beaucoup d'importance au premier. Mais notre chapelle de N.-D. de Délivrance se trouve sur le

(43 bis) D'après le Reichsland sub voce Lascenborn.

(44) Cf. BECHSTEIN, . ., p. 69, qui donne des détails sur cette

route.

(45) Voulot, Rev. archéol., XXXII, 1876, p. 46.

(46) KEUNE, Jahrb. für lothr. Gesch., t. VII, p. 194. ZANGEMEISTER, Westd. Zeitschr., XX, 1901, p. 115.. S. REINACH, Cat. ill. du Musée de Saint-Germain, t. I, 1917, p. 187. E. LINCKENHELD, Sarrebourg, 1924, p. 12.

(47) Par exemple par BENOIT, l. l., p. 66 et Jahrb. für lothring. Gesch., t. V, 1893, p. 209.

tracé des trois voies. Inutile de dire qu'aucun des auteurs qui se sont occupés du Donon ou des voies romaines qui y aboutissent n'a jamais nommé notre chapelle. Et cette route est encore révélée, aux environs de la petite chapelle, par deux autres pierres milliaires anépigraphes: le Sac de Pierre, sur la Malcôte, à 2 km. 9 du sommet du Donon et à trois quarts d'heure de marche de la chapelle de N.-D. de Délivrance (48); ensuite une deuxième, sans nom, mais exactement de la même forme et grandeur qui se trouve en bas de la Tête Saint-Simon (49). (Les deux pierres ne se trouvent plus à leur place primitive.)

Donc nous tenons la route romaine et, à coup sûr, préromaine, dans son tracé général.

Et sur cette route, nous connaissons maintenant un point, où s'élevait, à l'époque romaine, au moins un autel, peut-être un petit sanctuaire de frontière qui, christianisé, est devenu la chapelle de N.-D. de Délivrance.

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Cette frontière est celle qui séparait les territoires des Médiomatriques et des Leuques. Et elle est conservée, jusqu'à notre époque, dans la limite des départements de la Moselle et du Bas-Rhin qui franchit cette route, un peu plus au sud (40). Cette frontière passe entre le Donon et le Fallenberg, emprunte la premièr vallée au nord du Donon pour franchir la voie romaine, traverse la vallée du Petit-Blanc-Rupt, coupe le Koenigsberg et descend la pente, vers une petite rivière, dont la source marque la limite des deux territoires; enfin elle le suit jusqu'en Meurthe-et-Moselle. C'est le ruisseau Chatillon, qui s'appelle aussi Goutte-Verdenal.

Cette ligne est l'ancienne frontière des Médiomatriques

(48) DUGAS DE BEAULIEU, Le Comté de Dagsbourg, 2o éd., p. 305 et pl., 1 éd., pl. V, 2. BECHSTEIN, . ., p. 67. MÜNDEL, Les Vosges. I, p. 337.

(49) BECHSTEIN, Iahrb. für lothring, Gesch., t. V, 1893, p. 207. (50) Le Messtischblatt (feuille Lascenborn, no 3620) l'indique très nettement. .

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