ESQUISSE D'UN TABLEAU HISTORIQUE DE LA LITTERATURE ESPAGNOLE. ROME n'était plus : les Goths et les Vandales s'étaient précipités sur l'Espagne, et, en moins d'un siècle, ils avaient anéanti cette longue civilisation léguée par Scipion l'Africain. Déja ce n'était plus ce peuple espagnol si fier, si valeureux, contre lequel les légions romaines s'étaient brisées tant de fois; devenu tour-à-tour la proie des peuples du Nord, les guerres continuelles dans lesquelles il se trouvait engagé, avaient achevé de détruire son antique illustration, qu'il ne devait retrouver que bien long-temps après. Une seule bataille suffit pour renverser la monarchie des Goths; la défaite de Xérès soumit l'Espagne aux Musulmans. Soit indifférence de la part des vainqueurs, soit qu'ils comprissent qu'avant tout ils devaient s'attacher à gagner les cœurs, leur premier acte fut d'accorder liberté de conscience aux vaincus, et d'échanger généreusement leurs lumières contre celles des peuples soumis. Cette sage mesure aurait peut-être réussi à étouffer chez les Espagnols le ressentiment de la domination sous laquelle ils gémissaient, si les Maures, par une politique toute musulmane, n'avaient établi une différence trop sensible entre les Chrétiens et les Mahométans. Cette distinction leur fut fatale. Incapables de fléchir sous le joug de l'étranger, une poignée d'aventuriers s'étaient jetés dans les montagnes: ils avaient à leur tête Pélage, l'un des princes visigoths naguère sur le trône. Bientôt leur exemple est suivi sur toute la ligne des Asturies. L'on refuse un gouverneur envoyé par les Maures; chaque vallée ne veut plus obéir qu'à ses comtes; les montagnards s'excitent mutuellement à l'indépendance; quelques mécontents viennent se rallier à leurs compatriotes; la religion, le souvenir du passé, l'amour de la patrie, ajoutent encore à l'enthousiasme; l'insurrection devient générale, et se termine par l'expulsion des Maures. Cependant ceux-ci ne pouvaient oublier le beau ciel de l'Andalousie : leurs regards étaient sans cesse tournés vers ses riches provinces ; les cendres de leurs ancêtres reposaient sous le pavé de l'Alhambra ; il n'en fallut pas davantage pour rallumer entre les deux peuples une guerre aussi longue que terrible; on reprit les armes. Après divers succès long-temps balancés de part et d'autre, la lutte était sur le point de se terminer en faveur des infidèles, lorsque don Sanche III monta sur le trône. Ce prince, par son mariage, réunissait presque tous les états chrétiens de l'Espagne : il résolut d'assurer la couronne à sa famille, et, à cet effet, il partagea ses divers royaumes entre ses enfants. Don Garcie fut nommé roi de Navarre, don Ramire, roi d'Aragon, et don Fernando, roi de Castille. Ce fut sous ce dernier que le Cid fit ses premières armes, et qu'il acquit la réputation du plus grand guerrier de l'Europe. Sous un tel général, la fortune ne fut plus douteuse. Les Maures, battus dans toutes les rencontres, réduits à un petit nombre de soldats, sans chefs, sans discipline, et découragés par tant de revers successifs, se virent forcés de renoncer une seconde fois à leur projet de conquête; et dès-lors, l'Espagne régénérée put jouir en paix de ses nombreuses victoires. Telle était la situation politique de la Péninsule, sur laquelle il était nécessaire de jeter un coup-d'œil, lorsque la naissance des lettres vint tempérer l'humeur guerroyante de ses habitants. C'est vers le XIIe siècle, au milieu des temps chevaleresques, alors que le peuple, fier de sa liberté, se levait en masse pour défendre ses droits, que les littérateurs espagnols font remonter leur premier poème. A cette époque, la langue espagnole était loin d'offrir cette noblesse d'expressions, je dirais presque, ce grandiose que lui imprimèrent les écrivains du XVIe siècle; cependant, on commençait à entrevoir cette couleur orientale qu'elle avait puisée dans l'arabe, et qui semble encore aujourd'hui l'un de ses principaux caractères distinctifs. Le Cid est le premier guerrier de l'Espagne, comme il est aussi son premier poème. L'on y raconte les brillantes victoires du Campeador, ses conquêtes sur les Maures, et la manière dont il sut venger l'honneur de ses filles. Au reste, cette épopée, d'ailleurs très-remarquable par la peinture vive et animée de la chevalerie sous le règne d'Alphonse VI, n'est, à proprement parler, qu'un fragment de l'histoire du Cid, écrit dans un style vieilli, et devenu presque inintelligible. Franchissant une période de cinquante ans, pendant laquelle aucun événement important ne peut amener de révolution dans une littérature jeune encore, le premier poète connu qui se présente dans le XIIIe siècle, est le moine Gonzalèz de Berceo, attaché au monastère de St-Millan. Les neuf poèmes qu'il composa sur des sujets sacrés, indiquent assez, par leur versification, que la langue était devenue moins barbare, mais il s'en faut de beaucoup qu'on puisse les comparer à l'histoire du Cid pour l'intérêt ou la naïveté. Ces ouvrages, aujourd'hui, sont tombés dans un juste oubli. A peu près vers le même temps, c'est-à-dire en 1215, parut le poème d'Alexandre par Juan Lorenzo Segura de Astorga, qui n'offre de remarquable que l'ignorance complète de l'antiquité dans laquelle vivait son auteur. Il fait armer Alexandre chevalier, le jour du pape StAnthère, et il assure avec sang-froid « Que ce jeune prince, impatient de combattre les Juifs et les Maures, « se croyait déja maître de l'Inde, de l'Afrique, de Maroc, « et de tous les autres pays sur lesquels Charlemagne a régné. » Du reste, même médiocrité de style et d'imagination que dans les poèmes du moine Berceo. Cependant Alphonse X, surnommé le Sage, montait sur le trône de Castille. Ce prince était né en 1221, il mourut en 1284, déposé par son fils. Le premier de tous les rois espagnols, il se déclara le protecteur des lettres, et contribua puissamment à l'introduction des sciences en Europe, en appelant à sa cour les savants et les philosophes de l'Orient. Pendant le cours d'un long règne, il composa plusieurs ouvrages, parmi lesquels on distingue el Libro del Tesoro, ou recherches sur la pierre philosophale, dont il prétendait avoir trouvé le secret. C'est à lui que l'Espagne doit son premier code écrit en castillan, intitulé Las partidas, auquel Montesquieu a emprunté cette sen |