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LES PARTIS EN TURQUIE

[Confidences sur la Turquie, par M. DESTRILHES. Paris, 1855, in-8°.]

S'il était permis à la Revue de l'Orient d'aborder les questions politiques et de disserter sur les événements qui se passent sur la presqu'île de Crimée, nous pourrions faire plus d'une réflexion sur les Confidences de M. Destrilhes; mais il n'en est pas ainsi, et on ne s'étonnera pas de nous voir garder le silence sur les points de cet ouvrage relatifs à la lutte, à jamais mémorable, engagée entre des puissances européennes, l'une pour envahir, les autres pour s'opposer à l'envahissement qui menace à la fois les libertés de l'Europe et la civilisation de l'occident. Nous dirons seulement que l'auteur traite cette grande question avec un luxe de détails qui nous porte à penser qu'il connaît bien son Orient, et est exactement informé de ce qui s'y passe; par quels moyens? M. Destrilhes ne le dit pas, et nous le regrettons; cette confidence n'eût pas été la moins curieuse.

Le but principal que s'est proposé M. Destrilhes, au moins nous le croyons, est de divulguer les secrets intimes de l'empire ottoman, les intrigues dont la capitale des sultans est le foyer, les imperfections de l'administration, les malversations, concussions, exactions et autres faits ou méfaits de l'espèce qui, en Turquie, paraissent avoir reçu du temps une sorte de consécration ou de légitimité; mais qui ailleurs, en France, par exemple, pourraient donner lieu à une de ces fâcheuses applications de nos lois pénales, qui en éviteraient le retour.

Ce n'est pas à une association d'agents secondaires que sont imputés ces graves abus, mais bien à de hauts dignitaires de l'empire, au nombre desquels figure l'homme qui, plusieurs fois, a occupé le poste de grand-vizir avec disIII. Janvier 1856.

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tinction, Réchid-Pacha, dont M. Destrilhes rêve le complet effacement.

Ce dont nous nous étonnons, à juste titre, c'est que l'auteur des Confidences, pour nous mettre à même de juger de la valeur politique de certains hommes d'Etat de l'empire, et des moyens dont ils usent pour former ou grossir leur fortune, nous introduit dans les palais des pachas, et jusque dans le serai du Grand-Seigneur où il nous fait assister aux scènes qui se jouent, aux trames qui s'ourdissent dans ces mystérieux sanctuaires; honteux spectacle où se décellent des vices plus honteux encore, et l'incapacité la plus pitoyable des grands de l'Etat, causes premières des misères de tout un peuple!

Si l'ouvrage de M. Destrilhes eût été dicté dans la seule pensée de critiquer le gouvernement du Sultan, nous n'aurions pu qu'y applaudir; mais nous y avons vu, non pas seulement des avis utiles, de sages conseils pour ce qui concerne les réformes administratives, mais encore une. attaque systématique contre Réchid-Pacha, l'ex-grandvizir, qui, à part ce désir immodéré de richesses commun à la plupart des dignitaires de l'Etat, serait, suivant l'auteur, opposé à la France, aux réformes projetées, et imbu de vieilles idées qu'il dissimulerait avec art, afin de conserver dans l'empire une haute position qui lui permît de faire échouer tout essai de progrès. Les accusations que M. Destrilhes fait peser sur Réchid-Pacha font un tel contraste avec l'opinion généralement accréditée en Europe sur le compte de cet homme d'Etat, que, tant que les faits qui lui sont reprochés n'auront pas été élucidés, nous ne verrons, dans les Confidences de M. Destrilhes, qu'une de ces longues diatribes qu'inspire l'esprit de parti.

A Réchid-Pacha, M. Destrilhes oppose Méhemet-Ali, beaufrère de Sa Hautesse le Sultan, et aujourd'hui Capitan-Pacha, qu'il présente comme le réformateur par excellence, appelé à changer la face de l'empire. Mettre ces deux noms en présence, c'est indiquer que deux partis divisent l'empire

turc, et bientôt l'auteur nous dira de quels éléments ils se composent, et quelle est la devise de chacun. Nous ne répétons ni les inculpations accumulées sur le premier, ni les éminentes qualités qui feraient de Mehemet-Ali l'homme de la situation, seulement nous ferons connaître les impressions que nous en avons reçues.

L'auteur des Confidences expose d'abord, dans une introduction faite avec habileté, nous nous hâtons de le dire, l'état actuel de la Turquie; puis il entre en matière et nous présente les populations de l'empire ottoman sous leurs divers aspects, ce qui le conduit tout naturellement à nous entretenir du Sultan, dont il fait un portrait bien étudié, et dans lequel il nous montre ce haut personnage aspirant à une rénovation sociale dont il sent vivement le besoin, mais que des influences contraires, et le fanatisme religieux, hérissent de difficultés sans nombre.

sur l'autre

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Du Sultan, M. Destrilhes passe aux pachas qu'il divise en deux catégories. C'est alors qu'il déploie les bannières des deux partis qui se partagent l'empire et reconnaissent pour chefs, Réchid-Pacha et Méhemet-Ali. Sur l'une il écrit RÉACTION, Vient ensuite RÉFORME. une longue revue biographique de ces personnages, dont il scrute la vie avec bénignité pour ceux qui forment le parti de Méhemet-Ali; quant aux autres, qu'il désigne sous le nom de réchidiens, ils ont fort peu à se louer des épithètes assez peu courtoises, quand elles ne sont pas injurieuses, que M. Destrilhes se permet sur leur compte. Il donne par exemple, à Réchid-Pacha l'air d'un vieux juif; à KiamilPacha la figure que les lithographies populaires prêtent au diable; à d'autres enfin les vices des temps bibliques et de l'antiquité grecque et romaine.

A la suite de quelques pages pleines d'éloges sur la vie et à l'adresse de Méhemet-Ali, l'auteur arrive au trop fameux procès du sarraf Djezaïrly, dont il décrit toutes les phases, en y mêlant certaines anecdotes fort piquantes sans doute, mais déplacées dans un sujet aussi grave. Il nous

semble qu'après avoir présenté le Grand-Seigneur avec toutes les qualités qui le distinguent, il eût été de bon goût de n'en donner qu'un simple aperçu, en s'abstenant de mentionner une haute intervention dans ce procès plein de scandales qui eût compromis, aux yeux de l'Europe, le nom et la dignité du Sultan, si la noblesse de son caractère n'eût été bien connue.

Après nous avoir initiés aux grandes questions qui occu pent et divisent la Turquie, aux misères qui affligent les populations, aux mystères des harem, aux intrigues des pachas, aux dilapidations des agents du fisc, etc., etc., l'auteur passe à un autre ordre d'idées et de faits. Le chapitre vii de son ouvrage est consacré aux principaux éléments qui entrent dans la composition de la population de l'empire; Turcs, Boulgares, Serbes, Grecs, Arméniens et Juifs sont tour à tour comptés, étudiés et jugés sommairement, les uns avec mansuétude, d'autres avec justice, une troisième classe enfin, avec sévérité, et dans cette catégorie sont les Grecs et plus particulièrement les Phanariotes, qui sont d'autant plus maltraités que, dans le cours de son livre, M. Destrilhes les désigne comme partisans de Réchid-Pacha. Les Arméniens avaient droit à plus de ménagements dans les appréciations qui les concernent; mais, comme ils sont, malheureusement pour eux, compatriotes de Djezaïrly, l'auteur en fait des êtres positifs, dissimulés et d'une probité équivoque. Le jugement de M. Destrilhes sur les Arméniens n'est pas sans appel, et l'opinion publique fera bonne justice de ses appréciations. Quant aux races arabe, syrienne, druze et kurde, l'auteur ne les mentionne que pour nous dire que le cadre de son ouvrage ne lui permet pas d'en parler; c'est une lacune regrettable, et pourtant ces races, encore peu connues, pouvaient faire le sujet d'une relation beaucoup plus digne d'intérêt que celle de la déplorable affaire Djezaïrly. Cette lacune, que rien ne justifie, serait pour nous une preuve, s'il en était besoin, que, servir la cause de Méhemet-Ali au détriment de son anta

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